Les Émirats arabes unis déploient en Afrique une stratégie d’influence tous azimuts, mêlant investissements logistiques colossaux, présence sécuritaire discrète mais croissante et activisme diplomatique. Ports, corridors commerciaux, bases militaires, partenariats économiques : d’Est en Ouest africain, Abou Dhabi tisse patiemment son réseau de puissance.
Ports et logistique : le levier de la puissance économique émiratie
DP World et AD Ports au service la vision géoéconomique du président émirati
Au cours de la dernière décennie, les Émirats arabes unis (EAU) unis se sont hissés parmi les tout premiers investisseurs en Afrique, misant prioritairement sur les infrastructures stratégiques. Entre 2012 et 2022, Abu Dhabi a engagé 60 milliards de dollars sur le continent, faisant des EAU le 4e investisseur mondial en Afrique sur la période, après la Chine, l’Europe et les États-Unis. Une part importante de ces capitaux a été dirigée vers le secteur portuaire et logistique. Le géant émirati DP World, basé à Dubaï, est devenu la vitrine du « soft power » économique émirati en Afrique : il exploite aujourd’hui des ports et terminaux logistiques dans neuf pays africains (dont l’Algérie, l’Angola, l’Égypte, le Rwanda, le Sénégal ou l’Afrique du Sud). Son rival d’Abou Dhabi, AD Ports, s’implante également via des coentreprises et de nouveaux projets, à l’image du futur port d’Abu Amama au Soudan (un temps envisagé, nous y reviendrons).
Cette stratégie s’inscrit dans la vision géo-économique de Mohammed ben Zayed (MBZ) : assurer aux Émirats une maîtrise des grandes voies maritimes de la région indo-pacifique et de la mer Rouge. L’objectif d’Abou Dhabi est d’atteindre une « domination géo-économique de l’océan Indien occidental », zone cruciale pour la prospérité des EAU qui dépendent fortement du commerce maritime et du rôle de Dubaï comme hub entre l’Asie, l’Afrique de l’Est et l’Europe. Concrètement, DP World et d’autres entités émiraties investissent dans des ports en eaux profondes, des zones franches et des corridors de transport africains, créant un réseau de plateformes reliées au modèle de Jebel Ali (le grand port zone-franche de Dubaï). Par exemple, au Sénégal, DP World a lancé en 2022 la construction d’un nouveau port en eau profonde à Ndayane, au sud de Dakar, un projet de 1,1 milliard de dollars – le plus gros investissement privé de l’histoire du Sénégal – assorti d’une future zone économique spéciale. De même, en République démocratique du Congo, un accord a été signé pour développer le port en eaux profondes de Banana sur l’Atlantique, ouvrant une nouvelle porte d’entrée maritime pour l’Afrique centrale.
Les revers de DP World en Afrique orientale
Toutefois, cette expansion commerciale n’est pas sans heurts. En 2018, Djibouti a unilatéralement mis fin au contrat concédé à DP World pour le terminal à conteneurs de Doraleh, invoquant un différend de longue date et la défense de sa souveraineté économique. Le gouvernement djiboutien a saisi le contrôle du port, qualifiant le partenariat de désavantageux, tandis que DP World dénonçait une saisie illégale et a engagé des procédures arbitrales internationales. Cet épisode a marqué un revers majeur pour Dubaï dans la Corne de l’Afrique, au bénéfice indirect d’autres acteurs comme la Chine – Pékin ayant depuis renforcé sa présence à Djibouti via le financement d’un nouveau port polyvalent et l’établissement de sa première base navale étrangère à proximité. Éconduits de Djibouti, les Émiratis ont reporté leur attention sur la Somalie voisine, notamment ses régions autonomes.
Dès 2016-2017, DP World a signé avec le Somaliland (république autoproclamée) un partenariat pour développer le port de Berbera sur le golfe d’Aden – un investissement de 440 millions de dollars assorti d’une participation minoritaire de l’Éthiopie voisine. En parallèle, Abou Dhabi y voit l’opportunité d’implanter une base militaire : le Parlement du Somaliland a approuvé la cession aux Émirats d’une emprise portuaire et aéroportuaire à Berbera pour une base navale et aérienne émiratie. Cette démarche a provoqué la fureur du gouvernement fédéral somalien à Mogadiscio, qui refuse de reconnaître l’indépendance du Somaliland. En 2018, le Parlement somalien est allé jusqu’à voter l’expulsion de DP World, déclarant illégaux les accords passés sans l’aval de l’État fédéral. L’épisode a accentué les tensions entre Mogadiscio et les provinces du nord appuyées par les Émirats. De même, à Bosaso au Puntland (autre région autonome somalienne), l’implantation d’une filiale de DP World a suscité des rivalités entre mécènes du Golfe : en 2019, un homme d’affaires qatari aurait financé une tentative d’assassinat visant un responsable local, dans le but d’évincer les intérêts de Dubaï à Bosasomei. Ces ingérences liées à la rivalité Qatar–Émirats montrent comment la politique d’influence économique émiratie peut se heurter aux fragilités locales et attiser des conflits internes.
Malgré ces écueils, Abu Dhabi continue de déployer son « offensive portuaire » en Afrique, perçue comme un socle de sa puissance d’influence. Ports, hubs logistiques, investissements agricoles ou miniers liés (les EAU cherchent aussi des terres arables pour leur sécurité alimentaire dans des pays comme le Soudan ou l’Éthiopie) forment un réseau de ’“routes” émiraties qui renforcent l’intégration d’une partie du continent aux chaînes de commerce du Golfe. Cette présence économique s’accompagne toutefois d’une autre dimension, plus sécuritaire, qui vise autant à protéger ces investissements qu’à accroître le poids géopolitique des Émirats en Afrique.
Bases, mercenaires et diplomatie : la face sécuritaire de l’influence d’Abou Dhabi
Parallèlement à son expansion économique, les Émirats arabes unis mènent en Afrique une projection de puissance sécuritaire bien réelle quoique moins visible. Depuis le milieu des années 2010, Abu Dhabi a tissé de nombreux partenariats militaires en Afrique, avec une prédilection pour la Corne de l’Afrique et le Sahel. Cette implication suit trois axes principaux : le contre-terrorisme, la coopération militaire officielle avec des États, et des interventions plus officieuses dans certains conflits locaux.
L’implication émiratie dans la lutte contre le terrorisme et la piraterie en Afrique
Le premier axe consiste à aider ses alliés africains à lutter contre le terrorisme jihadiste (AQMI, Al-Shabaab…) et l’extrémisme islamiste – objectif aligné avec la doctrine d’Abou Dhabi pour qui les Frères musulmans et affiliés représentent une menace existentielle. Les Émirats ont ainsi multiplié les programmes de formation et d’équipement des forces locales. En Somalie, ils ont financé et formé des unités de l’armée nationale de 2014 à 2018, jusqu’à ce que la crise diplomatique avec le Qatar ne vienne interrompre cette coopération. Après une période de tensions, un accord de reprise de l’aide militaire émiratie a été signé début 2023 avec Mogadiscio pour soutenir la lutte contre les islamistes Shebab. De plus, Abou Dhabi entraîne directement des troupes somaliennes à l’étranger : une partie des recrues de l’armée somalienne suivent un cursus encadré par les Émiratis en Ouganda et en Éthiopie. Les Émirats financent également la police militaire somalienne et ont déployé en 2023 des véhicules militaires dans la région somalienne du Jubaland, dans le sud du pays, pour appuyer les forces locales contre Al-Shabaab. Cette assistance n’est pas sans risque : en juin 2023, les Émirats ont mené leur première frappe aérienne officiellement rapportée en Somalie – un drone Bayraktar TB2 opéré par leurs soins a visé un fief d’Al-Shabaab dans le centre du pays. Quelques mois plus tard, en février 2024, une attaque suicide des Shebabs contre un centre d’instruction géré par des formateurs émiratis à Mogadiscio a coûté la vie à trois militaires émiratis (aux côtés de soldats somaliens et bahreïni). Le mouvement Shebab a explicitement désigné les EAU comme « ennemis » en raison de leur soutien au gouvernement somalien. Cet incident meurtrier illustre les risques d’un engagement de plus en plus direct des Émirats sur le terrain africain.
Les Émirats ont également concentré leurs efforts sur la lutte contre la piraterie maritime autour de la mer Rouge et de l’océan Indien, menace pour les routes commerciales vitales du Golfe. Dès 2012, Abu Dhabi a pris sous son aile la Puntland Maritime Police Force (PMPF), une force côtière de l’État du Puntland (Somalie) créée pour traquer les pirates somaliens. Les Émiratis financent, équipent et entraînent ces gardes-côtes, payant les soldes de ses 2 000 hommes et modernisant leurs bases le long du littoral somalien. Cette présence anti-piraterie à l’entrée du détroit de Bab-el-Mandeb sert autant les intérêts sécuritaires des EAU que ceux des États riverains et de la communauté internationale, la sécurisation de cette voie où transitent chaque jour près de 4 millions de barils de pétrole étant cruciale.
Les coopérations militaires formelles entre les Émirats et des pays africains
Le deuxième axe de l’engagement émirati est la coopération militaire institutionnelle avec les États africains, comprenant ventes d’armes, exercices conjoints et ouverture de bases. Les Émirats cherchent à consolider des régimes amis et à protéger leurs investissements par des accords de défense. Ainsi, sept pays africains ayant accordé des concessions portuaires à DP World ou AD Ports ont par la suite noué des partenariats militaires ou industriels de défense avec Abu Dhabi (c’est le cas par exemple de l’Égypte, du Sénégal, du Mozambique ou de la Tanzanie). En Mauritanie, les Émirats ont financé en 2016 la création du Collège de défense Mohammed ben Zayed à Nouakchott, une académie militaire destinée à former les officiers supérieurs des armées du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Niger, Tchad, Burkina). Cet appui renforce l’alliance avec des pays engagés contre le terrorisme au Sahel, tout en incarnant le modèle de « stabilisation » prôné par MBZ – à savoir soutenir les armées nationales pour contenir les insurrections islamistes, plutôt que de s’engager dans des opérations extérieures de grande envergure.
De plus, Abu Dhabi n’hésite pas à fournir du matériel militaire et du soutien logistique à ses partenaires africains. En août 2023, par exemple, les Émirats ont expédié un lot de véhicules blindés et d’équipements de sécurité au Tchad, afin d’aider N’Djamena à sécuriser sa frontière dans le contexte troublé du coup d’État au Niger voisin. Des conseillers émiratis auraient même été déployés discrètement au Tchad début 2024 pour appuyer l’entraînement de l’armée nationale. Ces gestes visent à gagner la confiance de régimes stratégiques et à resserrer des partenariats sécuritaires durables.
L’implication indirecte des Émirats arabe unis dans des conflits en Afrique
Le troisième axe, plus controversé, réside dans l’implication indirecte des Émirats dans certains conflits africains, via le soutien à des acteurs armés non étatiques ou à des factions locales – souvent en coordination tacite avec l’allié saoudien, et toujours officiellement nié par Abu Dhabi. La Libye est un cas emblématique : les Émirats ont apporté un appui militaire substantiel au maréchal Khalifa Haftar dans l’est libyen (fourniture de drones armés Wing Loong de fabrication chinoise, livraisons d’armes, financement de mercenaires), en violation de l’embargo onusien, afin de contrer les milices islamistes et l’influence turco-qatarie à Tripoli. De même, au Soudan, les EAU ont joué un jeu complexe. Initialement, Abu Dhabi a soutenu le régime d’Omar el-Béchir puis, après sa chute en 2019, la junte militaire de transition dirigée par le général Abdel Fattah al-Burhan, par crainte de voir les civils issus de la révolte populaire s’allier aux islamistes. Les Émirats, aux côtés de l’Arabie saoudite et de l’Égypte, ont injecté des fonds pour stabiliser l’armée soudanaise et soutenu de facto la prééminence des militaires à Khartoum. Cependant, ce pari s’est retourné contre Abu Dhabi lors de la guerre fratricide éclatée en avril 2023 entre l’armée régulière de Burhan et les Forces de soutien rapide (FSR) du général Hemetti. Les Émirats, réputés proches de Hemetti qu’ils avaient recrutés par le passé pour envoyer ses combattants soudanais comme mercenaires au Yémen et en Libye, sont accusés par Khartoum de soutenir les FSR en sous-main. En novembre 2024, en pleine guerre civile soudanaise, le gouvernement soudanais a annulé l’accord portuaire d’Abu Amama avec les Émirats et déclaré qu’il ne céderait plus « un seul centimètre de terre aux EAU », évoquant explicitement l’ingérence émiratie aux côtés des rebelles. La brouille a culminé avec la rupture diplomatique annoncée par Khartoum envers Abu Dhabi. Ce scénario soudanais démontre les limites et les contradictions de la stratégie émiratie : à force de miser sur des hommes forts locaux pour asseoir son influence, Abu Dhabi s’expose à des retournements de situation et à des accusations de néocolonialisme lorsque éclatent des conflits.
Plus généralement, l’exportation des rivalités du Moyen-Orient en Afrique a eu des effets déstabilisateurs dans plusieurs pays fragiles. En Somalie, la concurrence acharnée entre le camp turco-qatari et le camp saoudo-émirati a alimenté les divisions internes : tandis que le gouvernement central de Mogadiscio était soutenu financièrement par Doha et militairement par Ankara (qui y a implanté sa plus grande base étrangère de formation en 2017), Abu Dhabi courtisait les leaders des régions dissidentes (Somaliland, Puntland), exacerbant les tensions fédérales. Au Soudan, le duel à distance entre Qatar (proche des islamistes d’el-Béchir) et Émirats (partisans du pouvoir militaire) a également contribué à polariser la transition post-Béchir. En Libye enfin, l’implication simultanée de la Turquie (aux côtés du gouvernement de Tripoli) et des Émirats (derrière Haftar) a internationalisé la guerre civile en 2019-2020, prolongeant les violences. L’activisme militaire émirati en Afrique, s’il a renforcé l’influence d’Abou Dhabi, a donc aussi engendré des contrecoups imprévus – du ressentiment au sein des populations locales jusqu’à des menaces sécuritaires directes contre les intérêts émiratis.
Sur le plan diplomatique, les Émirats cherchent néanmoins à se poser en acteur de stabilité et de médiation en Afrique. Abu Dhabi a récolté un certain succès en facilitant la paix historique entre l’Éthiopie et l’Érythrée en 2018, aux côtés des États-Unis et de l’Arabie saoudite. MBZ a reçu avec faste à Abu Dhabi les dirigeants éthiopien et érythréen après leur rapprochement, se posant en artisan de la concorde régionale. Cette diplomatie du « faiseur de paix » sert l’image internationale des Émirats, désormais candidat régulier aux grands forums (le pays a siégé au Conseil de sécurité de l’ONU en 2022-2023). Les EAU interviennent dans des dossiers comme le Sud-Soudan ou le Tchad, où Abu Dhabi a proposé ses bons offices pour résoudre des crises locales. Néanmoins, cette posture se heurte à la réalité des intérêts stratégiques poursuivis en parallèle : beaucoup perçoivent l’Émirat avant tout comme un puissance opportuniste cherchant à étendre sa sphère d’influence sous couvert de stabilité. Les ambitions émiraties en Afrique, parfois contrariées comme l’a noté l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI), peuvent être mal acceptées dès lors qu’elles interfèrent avec les souverainetés nationales ou qu’elles alimentent des rivalités régionales.
Perspectives et limites d’une ambition africaine
La pénétration africaine des Émirats arabes unis révèle un acteur désormais clé dans la géopolitique du continent. En quinze ans, Abu Dhabi et Dubaï ont tissé des liens solides avec de nombreux pays africains, apportant capitaux, infrastructures et soutien sécuritaire en échange d’alliances stratégiques. Ports, corridors logistiques et bases militaires redessinent le paysage économique africain, notamment autour de la mer Rouge et de l’océan Indien. Les Émirats projettent ainsi une image de puissance montante, à la fois partenaire de développement et garant de stabilité, renforçant leur influence globale.
Cependant, cette stratégie ambitieuse reste fragile. Les populations africaines attendent des retombées concrètes et craignent des accords déséquilibrés ou un endettement excessif. Des incidents, comme l’attaque d’Al-Shabaab contre des instructeurs émiratis en Somalie, ternissent également cette image et exposent Abou Dhabi à des représailles. Pour pérenniser leur position, les Émirats devront privilégier une approche plus multilatérale et diplomatique, comme le suggère leur retrait partiel du Yémen et l’adaptation de leur posture militaire en Afrique de l’Est.
Les « nouvelles routes africaines » illustrent ainsi l’émergence d’un Moyen-Orient africain, où les Émirats, grâce à leur puissance financière et à un savant dosage de “hard” et “soft power”, rivalisent avec les acteurs traditionnels. Leurs succès à Djibouti, au Somaliland ou au Sénégal prouvent leur capacité à s’imposer loin de leur base, mais les revers – nationalisation de Doraleh, tensions soudanaises ou rivalités somaliennes – rappellent que l’Afrique reste un terrain disputé. Pour MBZ et ses stratèges, transformer l’essai suppose de privilégier des partenariats équilibrés et durables, seuls garants d’une présence émiratie stable et acceptée sur le continent.
Oscar Lafay
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