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[CONVERSATION] Mathieu Andro : « Grâce à l’évolution des outils de veille, l’humain va passer beaucoup plus de temps à développer l’analyse »

Mathieu Andro anime le réseau de veille documentaire au sein de la Direction des services administratifs et financiers (DSAF) de la Première ministre. Dans la foulée de son intervention à l’École de Guerre Économique, jeudi 12 janvier 2023, où il a présenté le rôle de la veille au sein des services du gouvernement, il revient aujourd’hui sur son parcours et l’importance de la veille pour tous les acteurs, privés comme publics.

Portail de l’intelligence économique (PIE) : Bonjour Mathieu Andro. Pouvez-vous présenter votre parcours et ce qui vous a mené à animer les services de veille du cabinet de la Première ministre ?

Mathieu Andro (MA) : J'ai commencé à travailler dans le monde de la documentation, plus précisément à la bibliothèque du Muséum national d’Histoire naturelle, d'abord dans la section botanique puis dans l’ichtyologie, soit l’étude des poissons. Assez rapidement, je me suis intéressé à la numérisation, ce qui m’a conduit à la bibliothèque Sainte-Geneviève, une des plus anciennes bibliothèques de France. Les collections présentes remontent jusqu’à Clovis ! Il y a donc beaucoup d'incunables – soit des livres imprimés avant 1501 – que j’étais chargé de numériser.

Ces derniers sont océrisés ((terme issu d’OCR, optical character recognition), c’est-à-dire que l’on y applique une reconnaissance optique des caractères, comme un scanner, qui identifie le contenu du document et rend ses données exploitables. Ceci m'a conduit directement à l'Institut national de la recherche agronomique (INRA), où j'ai été chargé d'offrir des services d'extraction de données au sein des textes. Grâce aux technologies de type text mining, qui permettent d’extraire de la donnée, j’ai pu faire de l'analyse de la littérature, afin de savoir qui travaille avec qui, depuis quand, quelles sont les tendances, les concepts et les lieux géographiques concernés, soit de la dataviz. 

Cette activité se rapproche un peu plus de la veille, métier auquel je m’intéressais de longue date du fait d’un master veille technologique et innovation de Marseille.

 

PIE : Justement, comment avez-vous commencé à travailler dans la veille ?

MA : Tout ceci m'a amené à la Cour des comptes en tant que chef de la division « Services au public, veilles et documentation externe », notamment chargée de collecter et trier l’ensemble des sources qui nous arrivaient en mains propres. Il a donc été nécessaire de numériser ces processus en déployant des technologies RSS et de web crawling.

Aujourd’hui, je travaille depuis février 2020 dans les services du Premier ministre et maintenant de la Première ministre. J'y anime le réseau de veille documentaire, qui rassemble une cinquantaine d’institutions – de la CNIL au Défenseur des droits en passant par le SGDSN, France Stratégie et le Service d'information du Gouvernement (SIG).

 

PIE : En quoi consiste votre travail ?

MA : Il existe deux sortes de veille menées au sein du gouvernement : celles se concentrant sur les menaces et opportunités (et ce dans tous les domaines), et celles dont l’objectif est de maintenir un état de l'art général. Ma mission relève des services qui constituent le second type de veille et se concentrent sur la documentation, avec une dimension d’animation et de « support métier » envers l’ensemble des services de veille. 

Le but premier de ce poste – relativement nouveau – consiste à  casser les silos de veille et faire en sorte que les domaines militaire, juridique et scientifique se côtoient. Autour d’ateliers et de réunions faisant intervenir des spécialistes, je fais découvrir des technologies et crée du lien entre les différents services. Mon prédécesseur avait déjà commencé, avec Inoreader, à former une quinzaine de veilleurs : aujourd'hui, ils sont une cinquantaine. À ce logiciel a été ajouté l’utilisation de KBcrawl, un site réunissant les résultats de veille grâce à WordPress et de l’analyse via CorTexT.

 

PIE : Pourquoi utilisez-vous ces plateformes et outils ?

MA : Afin de déterminer les meilleurs outils de veille, j’ai mené un état de l’art des plateformes de veille, que l’on peut notamment retrouver dans la revue I2D.

De ces recherches est ressorti qu’Inoreader était un parfait outil :  il est puissant, low cost et particulièrement adapté aux individus qui ne sont pas à la pointe sur le plan du numérique. Sa prise en main ne nécessite pas de formation, c'est un outil grand public qui fonctionne très bien sur smartphone – fait assez rare pour être notifié – qui se démocratise de plus en plus.

Néanmoins, cet agrégateur nous rend largement tributaires du flux RSS. Pour accéder à certaines sources, il faut se connecter avec un login et un mot de passe quand d’autres ne disposent pas de flux RSS, comme les réseaux sociaux.

Pour toutes ces raisons, j’estime qu’environ 15 à 20 % de sources passent sous nos radars. L’utilisation de KBcrawl est alors d’autant plus justifiée puisqu’il nous permet de surveiller ces autres sources grâce à un robot. Ce dernier peut se connecter régulièrement sur un site (entrant l’identifiant et le mot de passe), chercher un article ou un document PDF, océriser et même transcrire une vidéo si besoin (speech to text). Enfin, en lui indiquant un processus à réitérer, il crée un flux RSS que l’on peut transmettre à Inoreader.

Au niveau technologique, je leur ai créé un WordPress collaboratif sur lequel tous peuvent envoyer des contenus. Il suffit pour cela que l’individu mette un mot clé dans Inoreader générant un flux RSS, envoyé au site qui crawle et convertit en article ce qui fut envoyé, notamment grâce au plug-in Feedly. Au lieu d'avoir des newsletters qui sont des silos informationnels, on obtient une plateforme web dans laquelle nous avons en page d'accueil les différents contenus pour ensuite avoir des catégories plus précises. Une trentaine de veilleurs et une quinzaine de services y contribuent actuellement.

 

PIE : Observez-vous une évolution de la culture de veille au sein des services du gouvernement ?

MA : Encore récemment, tout était assez peu automatisé, notamment dans les services publics. Cependant, quand je discute avec des personnes travaillant dans le secteur privé, des grandes entreprises aux cabinets d'avocats, je me rends compte que dans la recherche d’informations, on n'est encore pas loin de la logique d’acheter les journaux papiers et de surligner ce qui est important. Le côté technologique fait certainement très peur, mais dans les faits, les gens s'y font très bien car la veille leur fait gagner énormément de temps et que son utilisation est facile. C’est pour cela qu’à mon sens, il n’est plus excusable aujourd’hui de faire de la veille  « à l'ancienne », voire de ne pas en faire du tout.

Et effectivement, je vois que ça marche. De plus en plus d’individus s’intéressent à ce que je propose, et la curation n'est plus très loin d’être automatisée, tout comme la publication automatique, grâce à un bon paramétrage des sources et des mots clés. 

Je dénombre ainsi, dans les différents services, environ 150 veilleurs. Le service le mieux fourni et équipé pour la veille reste, à ce niveau, le SIG, très axé sur les réseaux sociaux. Ce service utilise notamment TalkwalkerVisibrain pour Twitter et Meltwater, et possède des moyens considérables pour leurs outils de veille.

 

PIE : De même, observez-vous une évolution des technologies employées dans la veille ?

MA : Bien évidemment ! Actuellement, nous réfléchissons à essayer le résumé automatique de texte. Nous expérimentons ceci car il existe des plugins qui sont capables, avec de l'intelligence artificielle, de lire l'intégralité de l'article et d'en faire un résumé. Chat GPT-3 en est le parfait exemple. De plus, les technologies le permettant ne coûtent pas excessivement cher.

De plus, la veille portant sur l’innovation technologique a pu repérer la technologie Robotic Process Automation (RPA) comme intéressante pour la veille. Cette dernière a un fonctionnement similaire au robot de KBcrawl, mais appliqué à de l’automatisation dans des processus financiers et administratifs. Cette technologie pourrait être utilisée pour les services s’intéressant aux marchés financiers. Son développement est aussi une menace pour les sociétés comme KBcrawl puisque les technologies employées sont semblables.

 

PIE : Enfin, observez-vous une évolution du métier de veilleur ?

MA : Ceux qui menaient encore une veille à l’ancienne sont menacés dans leur métier. Le robot ne se fatigue pas, travaille sans s’arrêter et n’oublie aucune source. L’époque où une personne recherchait des mots clés dans le Journal Officiel en ligne est désormais révolue. De plus, le machine learning permet à la curation automatique de s’améliorer de jour en jour. Ainsi, dans un corpus d’articles sélectionnés, ceux rejetés peuvent être identifiés par le robot qui est ensuite capable de « calculer » une empreinte sémantique de ces derniers et donc faire le tri dans les sources reçues par la suite. Grâce à l’évolution des outils de veille, l’humain va passer beaucoup plus de temps à développer l'analyse, ce qui est plus intéressant. 

Dans cette étape, l’intelligence artificielle elle-même nous aide. Ainsi, lors d’une expérimentation de la technologie Generative Pre-trained Transformer (GPT) pour du résumé automatique de texte, il ressort que cette dernière rédige bien mieux que la plupart des humains. Certains outils – comme ChatGPT – peuvent même être formatés pour rédiger selon un modèle prédéfini. Il devient donc beaucoup plus facile de dresser une revue de littérature, comme il nous a déjà été demandé. La littérature professionnelle, et dans la presse, sur le sujet est massive et bien difficile à collecter et analyser avec nos cerveaux humains limités. Plusieurs outils tels que CorTexT – fait pour la recherche  et auquel participe l’INRAE -, Istex – contenant des archives scientifiques de l'Enseignement supérieur -, Harzing, Google Scholar, Microsoft Academic ou encore ScienceDirect nous assistent dans ce travail. Le corpus de textes obtenu, bien souvent composé de résumés, nous permet d’obtenir des analyses. Il devient alors possible de créer des cartographies, un peu à la manière de Geotrend, grâce aux noms des personnes et des organisations citées, des auteurs, des lieux, de la  date de publication et surtout grâce aux noms de concepts repérés par les robots. La data visualization de la littérature obtenue ne nous empêche pas d’aller lire les textes, mais elle nous établit un plan de lecture, notamment en repérant des concepts sur lesquels nous ne nous serions pas penchés. Il est alors possible de voir qui travaille dessus et depuis quand, ce qui facilite l'analyse.

S’opère ainsi un déplacement du centre de gravité du métier de veilleur, puisque la technologie nous permet de surveiller presque 95 % des sources automatiquement. Ainsi, le métier se recentre clairement vers l'analyse. Aujourd’hui, le jeune veilleur en formation doit fouiller et être compétent dans ces domaines que sont l'analyse, l’IA et la data visualization. Le bon veilleur n’envoie pas une multitude de contenus mais publie peu. Il épargne, dès lors, une gigantesque lecture et accompagne la ressource d’une synthèse, parfois composée de citations. Le mauvais veilleur est, en réalité, une personne qui fait un travail de robot ; or, ils nous font gagner un temps précieux, à utiliser dans l’analyse afin d’en améliorer la qualité, permettant de publier du contenu original.

 

PIE : De votre expérience dans le monde de la veille, comment la définiriez-vous ?

MA :  Pour le côté technologique, je dirais que la veille est une recherche documentaire que l’on automatise dans le temps. Cependant, la veille est une culture avant tout. Il faut avoir un esprit de chasseur, car nous sommes très attentifs à notre environnement. Faire de la veille, c’est avoir un vrai sens de l'observation – que l’on a perdu – et qui, à mon avis, nous manque dans la guerre économique que nous menons et subissons, puisque nous n’avons plus l'habitude d’être attentifs aux opportunités et menaces dans la vie de tous les jours.

Il faut essayer de développer ce sens, qui ne doit absolument pas être seulement technologique, bien que les robots nous aident. Ces technologies nous aident à détecter des opportunités et des menaces. Cependant, lorsque l’on sort de ses études, même si l’on est à l’état de l’art dans notre domaine, il faut continuer à se tenir au courant des évolutions et se former. Maintenir une veille pour ne pas être mis à l’écart est donc primordial, et ce, pour n’importe quel individu. Faire une veille sur son métier, c’est s’assurer une forme de formation continue. C’est pour cela qu’il s’agit d’une vraie culture qui se rapproche de la curiosité scientifique, qui regarde le monde autour de soi, l’analyse, et en fait profiter le monde entier. Je pense sincèrement qu'il faut, aujourd’hui, réapprendre à connaître son environnement et que la veille en est l’un des meilleurs moyens.

 

PIE : Les services de veille de la Première ministre sondent la population, notamment via les réseaux sociaux. Quels en sont les intérêts et les objectifs selon vous ?

MA : Il est désormais possible technologiquement d’obtenir l’avis des citoyens sur un sujet ; et dans la population se trouvent de nombreux spécialistes ou vulgarisateurs aux points de vue et arguments pertinents. Ainsi, l’individu qui paie pour la numérisation d’un incunable est bien souvent spécialiste du sujet. Il connaît donc bien mieux le sujet que le conservateur, ce qui en fait le choix le plus judicieux pour obtenir la rédaction d’une notice détaillée sur l’ouvrage.

Les citoyens sur les réseaux sociaux relatent aussi des informations pertinentes, et sur certaines décisions politiques, ils sont bien plus compétents que certains élus, et notre pays gagnerait à ce que ces personnes, communautés, soient entendues et consultées pour un thème, un sujet précis. La foule est sondée sur les réseaux sociaux par les pouvoirs publics afin d'anticiper de potentiels mouvements sociaux, actes violents, mais pas assez pour l’opportunité qu’elle représente. Pourtant, la population dit des choses intéressantes, et j’essaie de travailler à ce que nous prenions aussi cela en compte.

Ainsi, pour la Cour des comptes, en plus de la littérature habituelle, nous nous sommes intéressés à tout ce qui parlait de gaspillage d’argent public sur les réseaux sociaux. Ensuite, grâce à de l'intelligence artificielle, nous avons pu détecter toutes les administrations publiques ciblées inspirant la Cour des comptes pour les contrôler. De plus, nombreux sont les individus au profil technique et spécialiste dans le domaine de la fraude fiscale ; via leurs sources et leurs recherches, une partie du travail est facilité. 

 

PIE : Il existe donc d’autres sources d’informations pertinentes autre que les médias et blogs en ligne ?

MA : Les citoyennes et citoyens français sont de vraies mines d’or d’informations, d’autant plus que l’on peut facilement obtenir, par les réseaux sociaux, le témoignage de salariés en bas de l’échelle hiérarchique, bien plus intéressant que celui de personnes haut placées d’une institution ou d’une entreprise, telles que le directeur des ressources humaines ou le secrétaire général, que la Cour des compte interroge. Les salariés en interne sont les plus à même d’être au courant de certaines pratiques.

Je pense aussi honnêtement que nous pouvons apprendre beaucoup plus en regardant des vidéos YouTube, en étant abonné à de bonnes chaînes de vulgarisation, qu'en lisant des livres à visée professionnelle. Notre monde subit un changement de support, et ce n’est pas dramatique. Le format vidéo est un moyen ainsi très efficace pour s’autoformer.

 

PIE : Pour finir, quelle personnalité liée au monde de la veille, ou quel ouvrage sur la veille, recommanderiez-vous de suivre / lire ?

MA : Pour être au courant de tout ce qu’il se passe dans le monde de la veille, Jérôme Bondu, Corinne Dupin ou Christophe Deschamps sur LinkedIn sont à suivre. Toujours aux faits des changements que subit le métier de veilleur, ce dernier produit de la connaissance sur le sujet, qu’il publie sur son site Outils Froids. Ce dernier est toujours aux faits des changements que subit le métier de veilleur, tout en produisant de la connaissance sur le sujet. De plus, à partir de ses interactions sur les réseaux sociaux, vous êtes sûrs de rebondir sur des comptes et personnalités importantes, actives et innovantes au sein de la veille française.

 

Propos recueillis par Ronan Le Goascogne pour le club OSINT & Veille de l’AEGE

 

Pour aller plus loin :