Le Cabo Delgado constitue aujourd’hui l’un des fronts majeurs de l’État Islamique, où l’insurrection djihadiste, née en 2017, s’entremêle aux enjeux énergétiques, sociaux et migratoires. Les offensives conjointes des FADM (Forces Armées de Défense du Mozambique) et des RDF (Forces Rwandaises de Défense) peinent à rétablir la stabilité et continuent de compromettre les velléités d’investissements dans le domaine énergétique.

En 2024, l’Afrique concentrait à elle-seule deux-tiers des attaques revendiquées par l’État Islamique. Le continent est aujourd’hui son principal terrain d’expansion, notamment depuis la chute de ses bastions en Irak (2017) puis en Syrie (2019). Le groupe y a établi des provinces locales, appelées wilayas (Somalie, Afrique centrale…), pour mener ses opérations du djihad mineur. Le Mozambique s’inscrit pleinement dans cette mouvance depuis lors. L’insurrection au Cabo Delgado se distingue en octobre 2017, avec l’attaque d’un poste de police à Mocímboa da Praia (Nord-Est du pays). Ce groupe, portant le nom d’Ansar al-Sunna, prend ses racines au sein des réseaux salafistes implantés depuis les années 2000 entre la Tanzanie et le Nord du Mozambique. Ceux-ci contestent l’autorité religieuse traditionnelle et son ingérence étatique. Dès 2018, le groupe entretient des liens avec l’ISCAP (Islamic State in Central Africa Province), puis annonce officiellement son statut de province autonome en juin 2019. Entre 2019 et 2021, le bureau Al-Karrar, basé en Somalie, supervise les opérations de l’État Islamique en Afrique centrale, orientale et australe. Dans la période cible, la cellule, composée de cadres du mouvement, pilote les activités de l’ISCAP, assure son financement, planifie des attaques et achemine des formateurs sur le terrain.
Outre l’aspect sécuritaire, le Cabo Delgado revêt également un enjeu économique. Marginalisée, riche en hydrocarbures et minerais, la région offre un terreau fertile pour le terrorisme de par sa pauvreté endémique, et son analphabétisme marqué. Le ressentiment de la population envers l’autorité de Maputo et la porosité de la frontière avec la Tanzanie facilitent l’implantation et l’expansion du terrorisme dans cette zone.
Total Energies au Cabo Delgado
La découverte, entre 2010 et 2013, d’importants gisements de gaz au large des côtes mozambicaines a attiré des investisseurs étrangers, dont TotalEnergies. La province est également devenue la deuxième terre de rubis au monde après le Myanmar ; découverte en quantité entre 2008 et 2009, cette pierre représente aujourd’hui près de la moitié des carats extraits à l’échelle mondiale. Ces activités économiques se sont néanmoins heurtées à une instabilité sécuritaire croissante. Dans ce contexte, les violences ont provoqué la suspension de plusieurs projets gaziers, l’exode de plusieurs centaines de milliers d’habitants et une dégradation du tissu socio-économique local. L’apogée du groupe en termes opérationnels a lieu en 2020-2021. L’EIM prend possession de Mocímboa da Praia en août 2020, puis de Palma en mars 2021, causant la mort de plus de 800 personnes. Cette offensive conduit à la suspension du projet de TotalEnergies, situé à seulement trente kilomètres de Palma.

La contre-offensive lancée par les RDF et la mission de la Southern African Development Community (SAMIM) à partir de juillet 2021 permet la reconquête progressive des centres urbains du Cabo Delgado. En juillet 2021, la bataille de Mocímboa da Praia qui voit l’expulsion des terroristes de la ville après près d’un an d’occupation, marque un tournant majeur dans la lutte contre le groupe armé.
Toutefois, cette avancée n’entraîne pas la neutralisation durable des insurgés. L’EIM conserve une capacité d’action suffisante pour maintenir un climat d’insécurité, et empêcher ainsi la reprise complète des différents projets énergétiques. Parmi ceux-ci, le projet gazier de TotalEnergies, « Mozambique LNG », d’un montant de 20 milliards de dollars d’investissements, revêt une vitalité pour Maputo. En effet, selon une estimation du ministère mozambicain des Finances en 2018, il pourrait générer jusqu’à 2 milliards de dollars de revenus annuels pour l’État à partir de 2033. Dans ce contexte, la stabilisation relative de la région constitue un argument pour une potentielle reprise des activités de TotalEnergies.
La levée de la force majeure, un bras de fer suscitant de la méfiance locale
Le président Daniel Chapo a, à plusieurs reprises, plaidé pour la relance du projet qu’il considère comme un levier de stabilisation régionale et de développement socio-économique. Le 25 octobre 2025, TotalEnergies a levé, de manière symbolique et prématurée, la clause de force majeure, suspendue depuis l’attaque de Palma en 2021. Deux semaines auparavant, une quinzaine d’insurgés avaient mené une incursion dans deux quartiers de Palma, enlevant treize civils et tuant une personne. Cette action, inédite depuis quatre ans dans la ville, visait explicitement à dissuader la reprise du projet français.
Cette annonce unilatérale provoqua des tensions entre TotalEnergies et le gouvernement mozambicain, ce dernier reprochant à la multinationale de court-circuiter les canaux de communication préétablis. Les intérêts des deux parties divergent, alors que TotalEnergies cherche à garantir la protection de ses investissements. Il a ainsi pour objectif d’accélérer la relance du projet en échange d’une prolongation de dix ans de sa concession, justifiée par des pertes estimées à 4,5 milliards de dollars, et portant l’investissement total à 24,5 milliards de dollars.
Dans les zones rurales du Cabo Delgado, la présence de TotalEnergies suscite une méfiance persistante. Une partie de la population, dépendante de la pêche et de l’agriculture, perçoit l’entreprise comme un acteur étranger profitant des ressources locales sans bénéfices tangibles pour les habitants. L’EIM a su tirer parti et exploiter le sentiment d’exclusion et d’injustice ressenti par la population. En effet, en se présentant comme le défenseur des spoliés et prônant la justice sociale, l’EIM a réussi à exploiter leur précarité économique et leur sentiment d’abandon par l’État.

La plainte déposée le 17 novembre par l’European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR) accuse TotalEnergies de « complicité de crimes de guerre, de torture et de disparitions forcées » commis en 2021 par la Joint Task Force (JTF), unité militaire mozambicaine chargée de sécuriser le site de Mozambique LNG. L’association affirme que des soldats ont séquestré, torturé et exécuté plusieurs dizaines de civils enfermés dans des conteneurs métalliques sur la concession d’Afungi. Cette action judiciaire, centrée sur le « massacre des conteneurs », intervient moins d’un mois après la levée par TotalEnergies de la clause de force majeure en vigueur depuis l’attaque de Palma. Les faits se seraient déroulés entre juillet et septembre 2021. Plusieurs enquêtes journalistiques avaient déjà pointé des éléments laissant supposer que TotalEnergies avait connaissance de la détérioration du comportement des forces de sécurité chargées de protéger son périmètre. Le groupe affirme avoir coopéré avec les autorités mozambicaines pour mener des investigations tout en niant toute implication dans les violences et toute connaissance des faits allégués au moment où ils se seraient produits.
Basée à Berlin, l’ECCHR est une organisation non gouvernementale juridique spécialisée dans le contentieux des droits humains. Elle engage des actions contre des acteurs impliqués dans des violations graves du droit international humanitaire. Outre son expertise juridique et sa bonne connaissance des rouages de l’Organisation des Nations unies (ONU), l’ECCHR dispose aussi de relais fiables et s’appuie sur des associations locales. Elle traite également des condamnations pour complicités de crimes de guerre liés aux industries de défense, secteur dans lequel les États ont un rôle structurant en tant que garant de la politique étrangère. L’ECCHR s’est illustré dans l’affaire du Yémen, en 2022, en ciblant des responsables politiques et industriels européens. L’organisation avait déposé plainte contre plusieurs entreprises de défense françaises, dont Dassault Aviation, Thales et MBDA France, pour leur rôle dans la fourniture d’équipements à l’Arabie Saoudite et aux Émirats arabes unis. L’organisation a également mis en cause des intérêts allemands via RWM Italia, filiale de Rheinmetall. Son financement provient d’un ensemble de fondations politiques et philanthropiques. Parmi elles figurent la Heinrich Böll Stiftung, fondation politique allemande historiquement engagée contre l’énergie nucléaire et fortement active dans la promotion d’un narratif anti-nucléaire en France notamment, ainsi que l’Open Society Foundations de George Soros. L’ensemble de ces démarches s’inscrit dans une logique de litigation visant à tester la compliance des exportateurs européens face aux obligations internationales en matière de droit humanitaire. Le Parquet national antiterroriste (PNAT) a jugé la plainte recevable et en a été saisi.
L’affaire embarrasse Maputo. L’armée mozambicaine se retrouve mise en cause pour des actes susceptibles de constituer des crimes de guerre. Cette situation advient alors que le gouvernement cherche à relancer le projet gazier, considéré comme un pilier de l’économie nationale. Dès mars 2025, TotalEnergies a salué l’ouverture d’enquêtes mozambicaines à la suite des accusations publiées par Politico.
La plainte fragilise également l’écosystème financier du projet Mozambique LNG. Parmi les trente et un bailleurs, plusieurs réévaluent leur position. Au Royaume-Uni, l’agence publique UK Export Finance, garante d’un prêt de 1,15 milliard de dollars, a lancé un audit interne. Aux Pays-Bas, le ministère des Finances a demandé à l’assureur-crédit public Atradius DSB de réexaminer son engagement. Dans l’attente des conclusions, Atradius a suspendu la couverture assurantielle accordée à Van Oord, le sous-traitant néerlandais chargé des travaux maritimes. L’entreprise poursuit désormais ses opérations sans garantie étatique. Ces réévaluations montrent que la dimension judiciaire du dossier dépasse le seul cadre franco-mozambicain et affecte directement la crédibilité financière du projet.
TotalEnergies maintient qu’il n’a jamais été alerté de détentions ou de tortures dans des conteneurs et qu’il a demandé à Politico de produire des preuves attestant d’une connaissance préalable des faits. Cependant, des documents internes révélés par la presse montrent qu’à partir de 2020, l’entreprise identifiait déjà la JTF comme une source récurrente de risques pour les populations locales, notamment par des agressions, extorsions et disparitions, et qu’elle en informait ses partenaires financiers.
La controverse porte également sur la qualification du soutien apporté à la JTF. Le Monde évoque des soldats « payés par TotalEnergies », tandis que la compagnie affirme financer uniquement des compensations VPSHR (Voluntary Principles on Security and Human Rights), sans rémunérer les militaires. Cette divergence relève d’une décision juridique capitale pour l’avenir du projet : déterminer si le soutien logistique (nourriture, logement et matériel) offert à la JTF constitue une assistance neutre à une force étatique ou un vecteur de responsabilité pénale lorsque cette force est impliquée dans des exactions.
L’ECCHR conteste ainsi juridiquement l’établissement du projet Mozambique LNG, mais elle veut également décrédibiliser la légitimité de l’entreprise française. Ce débat intervient alors que l’environnement sécuritaire du Cabo Delgado continue de se détériorer, la présence de l’EIM ne cessant de se renforcer. L’attaque du 15 octobre 2025 contre le site minier de Gemfields Group, menée par une quarantaine de combattants et causant la mort de deux policiers, a été revendiquée dans le journal Al-Naba (revue de propagande de l’État Islamique). Cette agression illustre l’évolution des revendications, de la lutte armée vers une « guerre économique ». Le ciblage des infrastructures logistiques et énergétiques de l’État par le groupe porte atteinte à ses partenariats économiques et délégitime son modèle de développement.
Lilian A.
Pour le Club Influence de l’AEGE.
Pour aller plus loin :
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