Le cycle de conférences France Quantum 2025, organisé à Station F, s’est achevé par l’intervention de l’un des principaux architectes de la stratégie nationale quantique. Une table ronde consacrée aux enjeux de défense a ensuite réuni plusieurs experts. En clôture de l’événement, le ministre des Armées a prononcé une allocution, soulignant le caractère absolument stratégique du quantique pour la souveraineté de la France.
Le quantique : un des quatre grands axes de France 2030
Bruno Bonnell, secrétaire général pour l’investissement, a rappelé que le programme France 2030, doté de 54 milliards d’euros, a été lancé entre 2021 et 2022 afin de soutenir des innovations de rupture liées aux enjeux de souveraineté. Décidé au plus haut niveau de l’État par le président de la République, puis soutenu par les gouvernements successifs, le budget alloué au quantique dans le cadre de France 2030 n’a jamais été remis en cause. Le Premier ministre a identifié les technologies quantiques comme l’un des quatre domaines d’innovation incontournables dans lesquels la France doit exceller. Elle s’ajoute au spatial, au cyber et à l’intelligence artificielle. Cette ambition étatique se traduit par le déploiement d’une stratégie recouvrant toutes les technologies quantiques de pointes telles que les lasers, la cryogénie, pièges à ions, etc…
Lors de son intervention, Bruno Bonnell a également annoncé que quatre acteurs du quantique, principalement français, avaient répondu à l’appel à manifestation d’intérêt « AQUILA » lancé dans le cadre de France 2030. Il s’agit d’Eviden, Exaion (filiale d’EDF), OVH et Scaleway. Ils ont pour mission de commercialiser un accès à des calculateurs quantiques capables de traiter des charges de calcul intensives via des plateformes cloud. Bruno Bonnell a affiché une ambition claire : faire des pays européens les premiers à maîtriser un ordinateur quantique tolérant aux fautes, étape clé dans la course à l’informatique quantique
Table ronde sur les enjeux du quantique pour la défense
L’école polytechnique
En amont de l’écosystème quantique français, l’École Polytechnique joue un rôle fondamental dans la transmission et la production de connaissances. Laure Chaubard, sa directrice, a rappelé que l’établissement dispense depuis plus de cinquante ans un enseignement obligatoire de quarante heures en physique quantique. L’instruction est assurée par des physiciens de renom, tels que Jean Dalibard, Philippe Grangier ou encore Alain Aspect. Des spécialisations en master et doctorat en physique et informatique quantique s’appuient sur des équipes de recherche actives dans les domaines des capteurs, matériaux, supraconducteurs et des calculs quantiques.
La raison d’être de la création de l’École polytechnique en 1794 a également été rappelée : servir la science, l’armée française et la souveraineté. C’est dans cette perspective que l’institution collabore très étroitement avec les armées sur les technologies quantiques à usage militaire. Par ailleurs, l’X travaille en étroite collaboration avec le pôle d’excellence de Grenoble dédié aux semi-conducteurs quantiques. Elle est également pleinement intégrée au réseau Quantum Saclay, qui fédère les principaux acteurs de la recherche sur les technologies quantiques en France, notamment les universités, le CEA, l’Institut Polytechnique de Paris, l’IOGS et l’ONERA.
Qandela
Pascale Senellart a souligné l’importance de l’écosystème de recherche du plateau de Palaiseau et le soutien de la DGA dans le développement de Qandela, qu’elle a cofondée. Créée en 2017, cette jeune pousse est spécialisée dans les technologies photoniques quantiques. Polytechnicienne et directrice de recherche au CNRS, elle est l’une des figures fondatrices de Quantum Saclay. Selon elle, la croissance des entreprises françaises du secteur quantique, comme Qandela, repose sur deux piliers essentiels : la formation de talents qualifiés et des financements conséquents. Ces éléments sont indispensables pour ne pas assécher les laboratoires de recherche fondamentale qui nourrissent le développement technologique. La formation doit également inclure les développeurs de technologies classiques, grâce à des solutions transparentes, comme l’intégration progressive de formalismes quantiques dans les approches classiques.
En tant que chercheuse et dirigeante d’entreprise, elle juge les financements actuels insuffisants pour permettre à la France de rester dans la course technologique au quantique. Bien que Qandela ait levé plusieurs dizaines de millions d’euros et propose des solutions innovantes et performantes, l’écart reste considérable. Son concurrent américain PsiQuantum par exemple, mobilise entre un et deux milliards d’euros de financements. La cofondatrice de Qandela a également appelé à renforcer la dynamique vertueuse consistant à rapprocher les fabricants des technologies quantiques des utilisateurs intéressés. Les retours d’usage des utilisateurs permettent aux entreprises et aux chercheurs d’améliorer leurs technologies et de faire progresser l’écosystème quantique.
Thales
Lors de la table ronde sur les enjeux du quantique pour la défense, Patrice Caine, PDG de Thales, a souligné le rôle de pionnier joué par son entreprise. Thales fait partie des neuf grands groupes de la base industrielle et technologique de défense (BITD) française. Les ingénieurs de l’entreprise explorent depuis plus de vingt ans les technologies de la deuxième révolution quantique, notamment les capteurs, les communications et le calcul. Sur les 33 000 ingénieurs que compte Thales, une centaine se consacrent à ces technologies, bénéficiant d’un budget de de 10 à 15 millions d’euros sur les 4,2 milliards d’euros annuels investis en recherche et développement.
Patrice Caine a insisté sur le caractère disruptif des technologies quantiques, tant dans le monde militaire que civil. Ces technologies permettent de gagner en efficacité avec un facteur de plus de 1000 contre 10 à 100 avec l’intelligence artificielle générative. Les capteurs quantiques, par exemple, permettent de détecter des signaux électromagnétiques de très basse fréquence, dont la longueur d’onde se mesure en centaines de mètres, à l’aide de dispositifs miniaturisés de la taille d’un ongle. Les centres NV permettent de mesurer les variations du champ électromagnétique avec une précision mille fois supérieure, même sous une forme miniaturisée et trouvent des applications dans la lutte anti-sous-marine ou la guerre électronique. Les centrales inertielles à atomes froids offrent des performances au moins mille fois supérieures, avec une précision de l’ordre du kilomètre, bientôt du mètre, ouvrant la voie à des vols entièrement autonomes.
Le PDG de Thales a réaffirmé l’engagement actif de son groupe dans l’écosystème quantique français, incluant laboratoires, jeunes pousses et utilisateurs finaux. Sur le plan de la recherche, Thales codirige avec le CNRS le laboratoire Albert Fert, qui a récemment publié des travaux sur les nanoneurones et nanosynapses, des dispositifs capables d’apprendre comme une intelligence artificielle tout en étant mille fois plus économes en énergie. Thales collabore également avec le CEA et Nokia (ex-Alcatel) au sein du laboratoire 354. Dans le cadre du programme PROQCIMA de la DGA, l’entreprise travaille avec des jeunes pousses françaises du quantique et s’appuie sur les retours d’expérience de ses clients pour faire évoluer ses technologies.
DGA
Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement, a rappelé l’intérêt l’intérêt constant que la DGA porte aux technologies quantiques depuis une vingtaine d’années. Il a évoqué le caractère disruptif de ces technologies, aux conséquences géostratégiques majeures, les premiers pays à en disposer bénéficiant d’un avantage décisif. L’une des priorités de la DGA est d’identifier les technologies de rupture à fort potentiel pour le domaine militaire. Elle accompagne également l’écosystème quantique français en finançant des thèses, des recherches ou des projets de maturation, comme le projet Girafe.
L’Agence de l’Innovation de Défense (AID), rattachée à la DGA, octroie des subventions sous la forme de régime d’appui pour l’innovation duale (RAPID). Conjointement avec Bpifrance, le Fonds d’Innovation Défense accompagne les jeunes pousses françaises du quantique, qu’elles soient civiles ou militaires comme Pasqal et Qandela. En plus de la commande publique dans le domaine de la défense, la DGA soutient l’innovation via son Fonds d’innovation défense. La DGA participe également au comité de pilotage de la stratégie nationale quantique, portée par l’État pour garantir la cohérence entre les ministères.
La DGA est également impliquée dans la stratégie France 2030, notamment à travers le programme PROQCIMA. Ce dernier vise à construire un ordinateur quantique militaire capable d’accroître sa puissance en qubits d’année en année à horizon 2032. Le programme, estimé à 430 millions d’euros, mobilise l’écosystème des jeunes pousses, des PME, des laboratoires publics et des grands groupes. Pour Pascale Senellart, le programme PROQCIMA joue un rôle structurant essentiel dans le développement organique de Qandela.
Emmanuel Chiva a ensuite abordé les menaces et les enjeux contemporains associés au quantique. Il a notamment cité l’ordinateur quantique, capable de casser les clés de chiffrement asymétriques, ouvrant ainsi l’accès à des données sensibles, notamment énergétiques et financières. Le premier pays à maîtriser cette technologie ne le rendra pas public, afin d’exploiter au maximum les informations recueillies. Cela fait notamment partie de la stratégie chinoise du « harvest now, decrypt later ». Pour le délégué général pour l’armement, l’enjeu actuel réside dans la cohérence technologique du secteur. Selon lui, il est indispensable d’intégrer les avancées du quantique dans les futurs programmes d’armement afin de maintenir l’avantage opérationnel face à des adversaires déjà dotés de ces capacités.
Le discours de clôture de France Quantum par le ministre des Armées
L’urgence d’une prise de conscience de la révolution quantique dans les Armées
Le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a conclu le cycle de conférences France Quantum 2025 en lançant un appel pressant à accélérer l’adoption des technologies quantiques en France. Rejoignant les positions de Patrick Caine et Emmanuel Chiva, il a insisté sur le caractère révolutionnaire du quantique, dont l’impact à venir surpassera celui de l’intelligence artificielle. “Peu de nations peuvent se permettre de négliger les programmes quantiques militaires”, a-t-il déclaré. Il a particulièrement mis en garde contre les surprises stratégiques brutales que pourraient réserver des pays comme l’Iran, la Corée du Nord ou la Chine, connus pour leur potentiel déstabilisateur sur le plan sécuritaire.
À ce titre, Sébastien Lecornu a révélé un fait préoccupant: Pékin a cessé de déposer des brevets dans le domaine quantique, préférant concentrer ses recherches sur des applications militaires au service de sa puissance.
Un décalage préoccupant subsiste entre la perception des élites politiques et militaires et le développement discret mais continu de ces technologies par des puissances hostiles. Le ministre a relevé qu’à ce jour, aucune réunion ministérielle de l’Otan ou de l’Union européenne n’a encore mentionné le mot « quantique ».
Au cours de son intervention, le ministre a soulevé la question de la souveraineté française dans le domaine des technologies quantiques. Il a également évoqué les risques posés par les partenariats européens, notamment en ce qui concerne la protection du secret industriel. Il a plaidé pour un nouvel élan impulsé par l’État, d’autant plus nécessaire que le paradigme de l’innovation a radicalement changé. De nos jours, les grandes innovations technologiques, comme les drones, qui alimentent le secteur militaire, proviennent majoritairement du secteur privé. Cela contraste avec les programmes d’État de la deuxième moitié du XXe siècle, tels que le nucléaire militaire, qui ont donné naissance au parc électronucléaire d’EDF.
Accélérer l’adoption du quantique dans les armées : un tandem public-privé incontournable
Sébastien Lecornu a souligné la nécessité d’utiliser le levier de l’État pour décloisonner l’écosystème quantique. Il a insisté sur le fait que cet effort doit se faire sans entraver la créativité, à l’image des récentes réalisations françaises dans le domaine de l’intelligence artificielle. Il a annoncé la création prochaine d’un campus dédié au quantique de défense et le lancement d’un laboratoire quantique au sein de la DGA. Ce décloisonnement, en partie orchestré par l’État, vise à instaurer un climat de confiance entre acteurs publics et privés et à structurer un cadre favorisant la fidélisation des talents dans le secteur quantique.
Le ministre des Armées a insisté sur la nécessité de renforcer le financement de l’écosystème quantique français afin de lui permettre de changer d’échelle. Il a appelé les grands groupes à prendre des risques en investissant dans les technologies quantiques à l’image de Thales depuis plus de vingt ans. Concernant le capital privé, il a appelé les fonds d’investissement à prendre conscience rapidement du potentiel de rentabilité du quantique dans les années à venir, afin de mieux orienter les financements vers les PME et ETI qui en ont le plus besoin. Le laboratoire et le campus quantiques de défense devraient servir de label de confiance pour les investisseurs. Parallèlement, il a défendu la complémentarité avec les financements publics du ministère des Armées. Entre 2024 et 2030, 250 millions d’euros d’investissements publics sont déjà prévus pour le quantique, mais il appelle à mobiliser 200 millions d’euros supplémentaires pour permettre un véritable changement d’échelle.
Sébastien Lecornu a insisté sur l’impératif de prendre en compte les bouleversements induits par les technologies quantiques — capteurs, communications, calcul — dans la conception des programmes d’armement à l’horizon 2060. Sans cette anticipation, ces systèmes risquent de devenir inadaptés et obsolètes à terme.
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