Peu remarquée en Europe, une décision rendue en juillet 2024 par un juge fédéral américain a pourtant confirmé un tournant symbolique : l’application du Defend Trade Secrets Act de 2016 à des faits commis à l’étranger, dès lors qu’une partie du recel a eu lieu sur le sol américain. Cette décision a consacré, au moins jusqu’à présent, l’extraterritorialité du secret des affaires comme nouvel instrument de puissance juridique américaine.
Le secret des affaires avait déjà connu un développement dans l’appareil législatif américain. Si la réalité de son applicabilité extraterritoriale interroge, son expansion est manifeste. Les dernières décisions judiciaires concentrées dans l’affaire Motorola ont confirmé la possibilité pour des tribunaux fédéraux de première instance d’exercer leur juridiction, bien que sous certaines conditions, sur des actes commis presque entièrement en dehors du territoire américain. Cette évolution constitue un risque juridique pour de nombreuses entreprises internationales, mais aussi une source d’opportunités pour d’autres, et s’inscrit globalement dans une stratégie d’hégémonie juridique et économique américaine.
Le contexte général de l’extraterritorialité américaine : un instrument de puissance
L’extraterritorialité du droit américain peut être comprise comme les situations dans lesquelles les États-Unis appliquent leurs pouvoirs (législatifs, exécutifs ou judiciaires) hors de leur territoire pour sanctionner un comportement irrégulier ou illicite au sens de leurs normes et préserver leurs intérêts politiques et économiques. Cette projection de la souveraineté juridique américaine au-delà de ses frontières s’applique à des domaines variés allant du contrôle des exportations à la lutte contre la corruption.
En principe, la souveraineté étatique implique qu’un État ne peut exercer sa puissance sur le territoire d’un autre État. Cependant, le droit international admet qu’un État puisse exercer sa compétence à l’extérieur de son territoire sur le fondement d’un critère de compétence qu’il reconnaît, soit territorial, personnel ou conventionnel. Les États-Unis ont progressivement étendu cette doctrine, se considérant compétents même lorsque les critères traditionnels du droit international ne sont pas pleinement satisfaits.
Le secret des affaires américain : un nouveau front d’extraterritorialité
Si le Foreign Corrupt Practices Act de 1977 (FCPA) est bien connu des entreprises internationales, l’extension extraterritoriale du droit américain en matière de secret des affaires constitue un développement plus récent mais tout aussi significatif. Ce nouveau front s’articule autour du Defend Trade Secrets Act (DTSA), adopté en mai 2016.
En janvier 2020, traitant de l’affaire Motorola Solutions Inc. V. Hytera Communications Corp. Ltd., un tribunal fédéral de première instance a explicitement statué que le DTSA, qui offre une cause d’action fédérale pour l’appropriation illicite de secrets commerciaux, s’applique de manière extraterritoriale – c’est-à-dire aux actes d’appropriation illicite se produisant en dehors des États-Unis. Cette décision est à double tranchant : les victimes nationales d’appropriation illicite de secrets commerciaux disposent désormais d’une nouvelle voie pour récupérer des dommages-intérêts aux États-Unis, mais les acteurs internationaux font face à une nouvelle exposition aux poursuites américaines alléguant des fautes commises dans d’autres pays.
En principe, la portée extraterritoriale du DTSA correspond à celle de l’Economic Espionage Act de 1996 (EEA). Bien que le DTSA soit général sur la question, le Congrès a placé ses dispositions dans le cadre statutaire plus large de l’EEA, qui contient une disposition explicite d’extraterritorialité (DTSA, sec 5. 3.). Cette intégration dans le dispositif législatif existant a permis d’étendre considérablement la portée du DTSA qui pourtant touche à un thème différent. Ce choix s’inscrit dans une volonté de protéger activement la propriété intellectuelle américaine. Face à des menaces de plus en plus complexes avec le développement du numérique, le législateur américain a ouvert la voix à un usage large des tribunaux fédéraux comme plateforme de règlement mondial de litiges, rassurant ainsi l’ensemble du dispositif de la justice américaine.
L’assouplissement des critères de l’extraterritorialité du droit des secrets des affaires américain
L’article 1837 de l’EEA, qui s’applique donc au DTSA, autorise l’application extraterritoriale si l’une des deux conditions suivantes est remplie. Premièrement, si le contrevenant est un citoyen ou un résident permanent des États-Unis, ou une organisation constituée selon les lois des États-Unis ou d’un État ou d’une subdivision politique de ceux-ci. Deuxièmement, « un acte en faveur de l’infraction a été commis aux États-Unis ».
C’est particulièrement ce second critère, sujet à interprétation, qui a permis une expansion considérable de la juridiction américaine. La Cour d’appel du septième circuit l’a confirmé en juillet 2024, en devenant la première cour d’appel fédérale à conclure que le DTSA s’applique à des conduites en dehors des États-Unis. Malgré la portée extraterritoriale de l’EEA, la présomption de non extraterritorialité hors disposition explicite contraire du Congrès avait demeuré forte jusque là pour le DTSA. En conséquence, la manière dont le juge américain a engagé le pas, de surcroît de première instance fédérale, en interprétant « l’acte en faveur de l’infraction » est un tournant et un signal sérieux.
Concrètement, dans l’affaire Motorola Solutions Inc. v. Hytera Communications Corp. Ltd., les tribunaux qui ont suivi le dossier ont estimé qu’était « en faveur de l’infraction » tout acte, même mineur, de promotion ou de commercialisation sur le territoire américain de produits incorporant des secrets commerciaux. Le fait qu’ils soient prétendument volés est donc suffisant pour déclencher l’application du DTSA. De nombreuses activités sont intégrées dans cette notion, comme l’envoi d’emails à des destinataires aux États-Unis, la participation à des salons professionnels américains, le recrutement d’employés américains, ainsi que les réunions avec des fournisseurs aux États-Unis (par exemple, pour acheter des équipements à utiliser dans un pays étranger). En somme, pour des entreprises implantées dans de nombreux pays, il est difficile d’échapper à tous ces critères d’applicabilité. En revanche, la simple perte de clients ou de revenus aux États-Unis n’est pas considérée comme un « acte en faveur de l’infraction ».
L’exposition des acteurs étrangers au droit américain des secrets d’affaires
La décision du septième circuit dans l’affaire Motorola Solutions a créé un précédent majeur qui fait des États-Unis une potentielle juridiction de destination pour la résolution des litiges mondiaux en matière de secrets commerciaux. En l’espèce, les allégations d’appropriation illicite de secrets commerciaux étaient centrées en dehors des États-Unis : Hytera, dont le siège social est en Chine, avait embauché trois ingénieurs de Motorola en Malaisie.
Ces ingénieurs avaient téléchargé des milliers de documents confidentiels contenant les secrets commerciaux et codes sources protégés par le droit d’auteur de Motorola. Hytera a utilisé ces informations pour lancer une gamme de produits radio mobiles numériques (DMR) fonctionnellement identiques à ceux de Motorola. Des poursuites ont été amorcées en 2017 pour violation du DTSA et infractions aux droits d’auteur. L’enjeu pour Motorola était de s’émanciper de la territorialité du Copyright Act, et de profiter au maximum de l’extraterritorialité du DTSA.
En ce sens, bien que les employés, les documents et le développement des produits se soient produits en dehors des États-Unis, Hytera a commercialisé et vendu les produits DMR à l’échelle mondiale, y compris aux États-Unis. Ce simple fait de commercialisation sur le territoire américain a été jugé suffisant pour établir la juridiction américaine sur l’ensemble de l’affaire.
Une base de calcul mondiale pour un préjudice américain
Une fois le critère territorial minimal établi, les dommages-intérêts peuvent être basés sur les ventes mondiales de l’entreprise. Dans l’affaire Motorola, alors même qu’Hytera utilise de nombreux moyens juridictionnels pour diminuer ses condamnations, le dernier verdict (des procédures de contestation sont encore en cours) a énoncé l’attribution de 135,8 millions de dollars de dommages compensatoires pour Motorola, basés sur les ventes mondiales d’Hytera, ainsi qu’environ 270 millions de dollars à payer à titre punitif. Bien qu’Hytera plaide coupable et que l’affaire ne soit pas terminée, l’innovation des tribunaux est l’admission, sur le principe, de la réclamation de bénéfices réalisés à l’étranger, dès lors qu’un lien causal est identifié entre l’acte domestique et les ventes concernées.
Cette approche amplifie considérablement l’impact financier potentiel pour les entreprises étrangères, par un potentiel grossissement des sanctions au-delà du préjudice proprement américain. Pour les entreprises accusées de vol de secrets commerciaux, il sera probablement plus intéressant d’orienter leur culpabilité sur la violation de droits d’auteur plutôt que de secrets commerciaux, afin de profiter d’une mesure géographique plus limitée. En effet, Motorola affirmait que le vol de code source protégés provenait d’un serveur en Illinois. Or, la cour a jugé les preuves insuffisantes, et la non-extraterritorialité du droit d’auteur dans le cas d’espèce a permis une annulation partielle des sanctions imputées à Hytera.
Malgré tout, en dehors de la réserve du droit d’auteur, cette nouvelle approche extraterritoriale liée au DTSA a donné lieu à une récente pétition, datant de début 2025, demandant à la Cour suprême de clarifier la mesure dans laquelle le DTSA permet aux entreprises américaines de récupérer des dommages-intérêts pour l’appropriation illicite de secrets commerciaux qui se produit en dehors des États-Unis. L’affaire reste donc à suivre et interroge les juristes américains.
L’usage asymétrique de l’extraterritorialité du secret des affaires dans la projection de la puissance
L’extraterritorialité du droit des secrets d’affaires s’inscrit dans une stratégie plus large de projection de la puissance juridique américaine à l’échelle mondiale. Contrairement à l’approche du FCPA, qui s’est aussi institutionnalisée à travers des conventions internationales, l’extraterritorialité du DTSA repose essentiellement sur l’interprétation judiciaire américaine de critères territoriaux minimaux.
L’extraterritorialité est devenue un levier central dans la gestion de la rivalité systémique entre les États-Unis et leurs concurrents économiques, notamment la Chine. Les contrôles à l’exportation et la protection des secrets d’affaires sont au cœur de la stratégie américaine visant à entraver les efforts de certains pays pour parvenir à une plus grande autonomie technologique, en particulier dans le domaine des technologies sensibles.
Sous le couvert de préserver la sécurité nationale et de protéger la propriété intellectuelle, cette approche soutient par la même occasion des objectifs économiques et géopolitiques. En effet, la Direction générale de la Sécurité intérieure française (DGSI) explique que l’extraterritorialité américaine permet également de « capter » des « savoir-faire, d’entraver les efforts de développement des concurrents des entreprises américaines, de contrôler ou surveiller des sociétés étrangères gênantes ou convoitées ».
Ainsi, pour les entreprises internationales, cette évolution juridique représente un risque majeur qui nécessite une vigilance accrue. Comme le souligne la décision Motorola, les entreprises doivent désormais prendre en compte le droit américain des secrets commerciaux même si leurs employés sont situés en dehors des États-Unis. À l’inverse, les victimes de vol de secrets commerciaux dans le monde entier pourraient-ils considérer les États-Unis comme une juridiction potentielle pour porter plainte ? La question pourrait se poser, dès lors qu’un des critères d’extraterritorialité du juge fédéral serait rempli. Par ailleurs, le DTSA se distingue par son applicabilité extraterritoriale, contrairement aux droits d’auteur ou aux brevets, plus restrictifs.
Enfin, de façon similaire au FCPA, l’extraterritorialité du DTSA crée une asymétrie favorable aux États-Unis. Cette asymétrie est d’autant plus marquée que la justice américaine dispose d’outils procéduraux puissants, comme la « discovery », qui peuvent avoir une nature extraterritoriale et dont la portée est amplifiée avec le développement du numérique. Ces procédures permettent aux autorités américaines d’accéder à des informations sensibles d’entreprises étrangères, avec une force accentuée par la dépendance au marché américain, renforçant encore cette position dominante.
François-Xavier Poirot pour le Club droit de l’AEGE
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