TotalEnergies : le rêve américain ?

Propulsée par la dynamique des fusions des années 1990, TotalEnergies songe à une cotation à New York, attiré par une valorisation plus favorable et un climat sociétal moins hostile. Alors que les pressions réglementaires, sociales et médiatiques s’intensifient en Europe, le groupe regarde vers les États-Unis, où les marchés énergétiques offrent davantage de souplesse et de reconnaissance aux majors pétrolières.

Aux origines

TotalEnergies trouve ses origines dans la convergence de trois entreprises majeures du secteur pétrolier : Total, Elf et Pétrofina. À l’origine, la création de la Compagnie Française des Pétroles (CFP) en 1924 répond à un impératif stratégique : réduire la dépendance énergétique de la France face à la domination américaine sur le marché du pétrole. Dès la Première Guerre mondiale, le gouvernement français prend conscience de l’importance vitale de cette ressource. Le 20 septembre 1923, il charge l’industriel Ernest Mercier de structurer un outil national pour assurer un approvisionnement stable. Le traité de San Remo du 20 avril 1920 marque une première avancée, en octroyant à la France les 25% de participation de la Deutsche Bank dans la Turkish Petroleum Company, future Iraq Petroleum Company. La CFP, via cette entité, commence l’exploitation de gisements au Moyen-Orient, dont ceux à Kirkouk en Irak.

Durant l’entre-deux-guerres, la CFP se structure progressivement avec la création de la Compagnie Française de Raffinage en 1928, puis d’infrastructures dédiées au transport et au stockage du pétrole. La Seconde Guerre mondiale met en péril ces installations, mais, à son issue, la France relance ses efforts pour sécuriser son approvisionnement. Ainsi, la SNPA, créée en 1941 pour prospecter les sols français, trouve du gaz naturel à Lacq le 19 décembre 1951. De Gaulle encourage la recherche pétrolière en métropole et dans les colonies, via la création du Bureau de Recherches de Pétrole (BRP). Ces initiatives aboutissent à la découverte de gisements significatifs, notamment au Sahara, avec Hassi Messaoud et Hassi R’Mel, qui deviennent des ressources majeures pour l’indépendance énergétique de la France.

La montée en puissance de la SNPA conduit à son intégration dans la Société Nationale Elf Aquitaine en 1966, tandis que Pétrofina, de son côté, étend son influence à l’international, notamment aux États-Unis. Face à une concurrence accrue et aux mutations du marché, la nécessité de regroupement devient évidente. En 1971, Total et Elf nouent un partenariat dans la chimie avec la création d’Atochimie. La crise pétrolière de 1973 accélère les transformations : diversification dans l’offshore avec Umm Shaïf, exploration en Mer du Nord, et investissements dans d’autres secteurs énergétiques. La consolidation industrielle se poursuit avec la fusion Elf-SNPA en 1976.

Le tournant des années 1990

La fin des années 1980 marque un tournant. La mondialisation du secteur pousse Total à s’internationaliser davantage, et développer la production-exploration. En 1991, sous la direction de Serge Tchuruk, l’entreprise est cotée à la Bourse de New York, suivant l’exemple d’Elf. Parallèlement, Elf découvre en Angola le gisement offshore Girasol, confirmant son potentiel sous-exploité. 

La crise asiatique en 1998 a fait chuter les prix du baril, si bien que les entreprises du secteur pétrolier envisagent des économies d’échelle. D’où la multiplication des fusions : Ioukos et Sibneft, BP et Amoco, et enfin Exxon et Mobil en décembre 1998. Dans la même période, alors que les négociations entre Pétrofina et Elf piétinent, Total absorbe Pétrofina, qui était alors l’un des premiers producteurs mondiaux en matières plastiques (PS, PP, PE-HD). Enfin, en septembre 1999, Total, sous la direction de Thierry Desmarest, finalise l’acquisition d’Elf Aquitaine, faisant de TotalFinaElf le premier groupe industriel français du secteur. L’évolution de ce groupe repose ainsi sur une trajectoire cohérente : fournir à la France un champion de l’énergie, capable de s’adapter aux mutations du marché.

Total Énergies aujourd’hui

TotalÉnergies produit à la fois du pétrole, des biocarburants, des énergies renouvelables et du gaz. Le groupe est à ce titre, le 3ème acteur mondial de gaz naturel liquéfié (GNL) avec 44 millions de tonnes vendues en 2023. TotalEnergies s’illustre également dans la pétrochimie, transformant ainsi le pétrole brut et le gaz dans 9 usines pétrochimiques réparties à travers le monde. Il couvre aujourd’hui l’ensemble du spectre en étant à la fois producteur et fournisseur. TotalEnergies est stratégique, d’abord parce qu’il emploie près de 100 000 personnes dans le monde (dans près de 120 pays). Mais ce sont ses capacités de productions et de fournitures qui font ses qualités. TotalEnergies produisait en 2023, 2,5 millions de barils équivalent pétrole par jour (Mbep/j) d’hydrocarbures. Côté électricité, l’entreprise possédait une capacité de production brute de 28 gigawatt et produisait, dans le même temps, 331 000 tonnes de biocarburants. Le tout redistribué dans près de 14 600 stations-services et 60 000 points de charge à travers le monde. 

Au total, TotalEnergies aura investi en 2023 16,8 milliards de dollars dont 35% dans les énergies bas-carbone. Le groupe suit une feuille de route de cinq ans visant des dépenses annuelles de 17 à 18 milliards de dollars d’investissement dont 5 milliards sont consacrés au plan Integrated Power consistant à maîtriser l’ensemble des chaînes de valeur de l’énergie que la compagnie produit. En effet, acteur incontournable de l’énergie, TotalEnergies doit aujourd’hui composer avec des impératifs liés au réchauffement climatique. La demande toujours plus forte en énergie se couple avec une nécessité de réduire les émissions liées à son utilisation. Le groupe a donc fait le choix d’investir plus massivement dans les énergies renouvelables, délaissant peu à peu l’énergie fossile. Cette redirection stratégique est au cœur d’un modèle qui s’appuie sur un mix énergétique. D’un côté les hydrocarbures avec le GNL, de l’autre, l’électricité.  

Les objectifs à moyen-terme du groupe

À cette fin, TotalEnergies mise sur plusieurs objectifs. D’une part, augmenter la production de GNL de 3% par an d’ici à 2030 tout en réduisant les émissions nettes de 40% de CO2 par rapport à 2015. D’autre part, étendre la pluralité de ses producteurs d’énergies renouvelables (éoliennes, panneaux photovoltaïques…) pour fournir une énergie bas carbone tout en augmentant la production d’électricité à plus de 100 térawattheure (Twh) d’ici 2030. Ce premier mix s’associe à des investissements plus modestes dans l’hydrogène et ses dérivés (e-fuels, carburants aériens durables) avec l’objectif de réduire de 80% les émissions de méthane en 2030 par rapport à 2020.

Ces objectifs doivent permettre à TotalEnergies de tenir les ambitions que le groupe s’est fixé à horizon 2050. D’une part, la production d’énergie du groupe doit comprendre 50% d’électricité (environ 500Twh/an). Ce qui nécessite des investissements conséquents dans des capacités de stockage et une augmentation de 400GW de capacités brutes renouvelables. D’autre part, TotalEnergies ambitionne de produire 25% (soit 50 Mt/an) de molécules énergétiques bas carbone grâce à l’hydrogène ou encore le biogaz. Concernant les hydrocarbures, la compagnie prévoit de diviser par 4 sa production par rapport à 2030 ce qui correspond à environ 1 Mb/jour. 

Ainsi, TotalEnergies amorce le virage écologique attendu par la société civile. L’entreprise mise sur le développement d’une énergie verte et sur la décarbonation de ses productions. Un recadrage stratégique qui se traduit dans la recherche et développement. C’est ainsi que la compagnie investit dans des technologies de pointe à l’image du détecteur embarqué AUSEA. Un drone doté d’un capteur à spectromètre à diode laser ayant pour objectif la mesure des émissions de méthane. Cet appareil a permis en 2022 de couvrir 95% des sites.   Les capacités et ambitions du groupe lui assurent une santé financière conséquente. En 2022, TotalEnergies a réalisé un bénéfice net annuel de 20,5 milliards de dollars ce qui place le groupe en cinquième position derrière l’américain Chevron Corporation (35,5 milliards de dollars). Pourtant depuis quelques années la major pétrolière française, fleuron du CAC 40, subit régulièrement des vagues de désinformation et des actions hostiles à son encontre. Le virage stratégique qu’elle a entamé n’a pas suffi à satisfaire les associations et ONG écologistes. Un débat très français qui pousse le groupe à rêver d’Amérique.

Le rêve américain 

L’histoire américaine de TotalEnergies débute en 1957. Aujourd’hui, le groupe emploie plus de 7300 personnes aux États-Unis. Son portefeuille d’activités est similaire à ce que TotalEnergies produit en Europe mais la perception de la société civile sur les activités du groupe est très largement opposée. Sur le vieux continent, la stratégie de TotalEnergies consistant à maintenir la production d’énergies fossiles pour financer sa transition énergétique laisse un goût amer dans l’opinion publique. Outre Atlantique, les énergies fossiles ne font pas l’objet d’autant de réticences, qui plus est depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. 

C’est ainsi que la compagnie renforce son développement aux États-Unis.  Si bien que la part de l’actionnariat institutionnel nord-américain à partir de 2012 est passée de 33% à 48% en 2023 en dépit des actionnaires européens dont la part a chuté, passant de 45 à 34%. Cette montée en puissance de l’actionnariat américain (qui détient près de 50% du capital) à amener le groupe à envisager une capitalisation boursière à Wall Street. Mais les actionnaires américains ne sont pas la seule raison qui pousse Total vers les États-Unis. D’une part la différence importante de valorisation avec l’Europe. Les groupes pétro-gaziers voient une valorisation de 14 à 15 fois leurs profits Outre-Atlantique. En Europe, cette valorisation oscille de 2 à 8 fois. C’est ainsi que Chevron affiche une cotation boursière de deux fois supérieure à celle de Total alors que les deux groupes sont presque à égalité en termes de bénéfices annuels. D’autre part, le groupe a besoin de liquidité pour financer le virage de la transition écologique. 

Cela s’ajoute à une forte pression normative qui limite la compétitivité des groupes européens face à l’étranger, beaucoup plus souple concernant les critères de transparence, d’exigences sociales et environnementales. Ce rêve américain intervient dans un contexte très favorable aux affaires aux États-Unis. D’une part avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, très largement favorable aux énergies fossiles. D’autre part, les États-Unis sont devenus le premier pays producteur de pétrole, et premier pays exportateur de gaz. Une différence notoire avec l’Europe qui s’explique notamment par la charge réglementaire imposée aux entreprises du vieux continent. Cela s’ajoute à la forte pression qu’exerce la société civile à l’encontre des entreprises qu’elle considère comme « peu vertueuses » sur les sujets climatiques. 

Des pressions réglementaires et civiles qui dérangent

Dans ce domaine, TotalEnergies ne fait pas l’objet d’exceptions.  En ce sens, la plainte contre X déposée le 21 mai 2024 auprès du Tribunal judiciaire de Paris illustre la défiance de certains groupes d’activistes à l’encontre du groupe pétrolier. Cette plainte vise TotalEnergies, quelques membres de son conseil d’administration, son PDG ainsi que plusieurs de ses plus grands actionnaires, comme le fonds d’investissement américain BlackRock. Le groupe est accusé « d’homicide involontaire », « d’atteinte à la biodiversité », « de mise en danger d’autrui », « d’abstention de combattre un sinistre » pour d’avoir adopté des stratégies incompatibles avec la protection du climat. 

A l’origine, plusieurs victimes du changement climatique, dont deux français ayant perdu leur mère dans les inondations de la vallée de la Vésubie en octobre 2020. Derrière ces situations dramatiques, l’œuvre de catastrophes naturelles qui aujourd’hui, sont de facto considérées comme résultant du réchauffement climatique. Une situation qui fait peser la responsabilité sur les entreprises les plus polluantes à l’instar des groupes du secteur de l’énergie. Car derrière la plainte, ce sont plusieurs ONG spécialisées dans la lutte pour la protection du climat, dont la proximité avec de grands fonds américains posent question. 

C’est le cas de Bloom. L’ONG est financée entre autres généreux donateurs par Pew Charitable Trusts, un fonds appartenant au milliardaire Pew, ancien magnat du pétrole. Il était propriétaire de la SUNOIL/SUNCO jusqu’en avril 2012 avant son rachat par Energy Transfer Partners, une société de distribution d’énergie basée au Texas chez laquelle BlackRock possède 236 171 actions, soit 3 790 551 $. On y retrouve également lAlliance Santé Planétaire (Planetary Health), un concept créé en 2015 à l’initiative de The Lancet et de la Fondation Rockefeller. Son but, quantifier les impacts du changement climatique sur la santé humaine afin d’y apporter des solutions. Une tâche qu’elle accomplit en parallèle de ses activités judiciaires. Si cette plainte a finalement été classée sans suite par le Parquet de Paris le 7 février 2025, elle illustre tout de même les accointances financières de certaines ONG pour agir dans le sens d’intérêts privés. 

Cette pression s’exerce également en dehors des tribunaux. Le vendredi 26 mai 2023, une dizaine d’activistes écologistes perturbent l’assemblée générale de TotalEnergies. Plusieurs associations connues pour leur lutte en faveur du climat s’étaient organisées pour faire pression sur les actionnaires concernant l’adoption de la stratégie climat du groupe. Parmi elles, les associations Alternatiba, les Amis de la Terre, ANV-COP21, Attac, Greenpeace, Scientifiques en rébellion et Extinction Rébellion. Des associations bien connues du grand public pour leurs actions « coup de poing » régulières. Malgré cette manifestation, les actionnaires ont tout de même voté à une majorité de 88,76% la stratégie climat du groupe. Mais c’est aussi sur le terrain réglementaire que TotalEnergies peinent à rester compétitif. Le PDG du groupe, Patrick Pouyanné, dénonce régulièrement la difficulté d’investir en France avec un coût du travail trop important par rapport au rendement. Côté administratif, les délais très importants pénalisent les projets. Il a fallu 4 ans à TotalEnergies pour finaliser son projet d’éoliennes en Écosse, contre douze années pour un projet deux fois plus petit en France

Les financeurs dans le viseur

La pression de la société civile en France contre TotalEnergies cible d’une part les projets du groupe, d’autre part ses financeurs. Plusieurs projets sont régulièrement dénoncés par les ONG. L’un d’eux est un projet pétrolier mis en place par TotalEnergies, la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) et la Uganda National Oil Company (UNOC). Il consiste à forer 400 puits dans la région du lac Albert, dans l’ouest de l’Ouganda, puis à en acheminer la production vers l’usine de traitement de Kasenyi, plus au sud. 

Le projet pétrolier de Tilenga est complété par un second projet, nommé East African Crude Oil Pipeline (EACOP). Ce dernier consiste en la construction d’un pipeline de 1 443 km, reliant la ville de Kabaale en Ouganda au port de Tanga en Tanzanie. À ce pipeline s’ajoute la construction d’un terminal de stockage et d’une jetée de chargement à Tanga. D’autres projets sont contestés par les ONG, tels que Mozambique LNG et Papua LNG. Concernant les attaques sur les financements, une campagne intitulée DefundTotalEnergies, rassemble aujourd’hui 35 ONG partenaires. La campagne est lancée le 16 mai 2023, alors que de nombreux groupes financiers tels que le Crédit Agricole, BNP Paribas et Société Générale, sont en Assemblée générale. Le but de cette campagne est de contraindre les acteurs financiers à  « utiliser tous les moyens à leur disposition pour contraindre Total Energies à se doter d’un vrai plan climat, fondé sur la science, permettant la baisse de sa production d’hydrocarbures ».

Cette campagne succède à celle lancée par Les Amis de la Terre France, Oxfam France et Notre Affaire à tous, six mois auparavant, en octobre 2022. Les trois associations ont mis en demeure BNP Paribas, avant d’assigner la banque en justice, en raison du non-respect du devoir de vigilance. Or, BNP Paribas aurait été entre 2016 et 2022 le premier financeur de grands groupes pétro-gaziers, dont TotalEnergies. L’engagement des ONG, et en particulier l’Affaire BNP, a probablement contribué à la fin des financements accordés par BNP à TotalEnergies, et in fine, la volonté de Patrick Pouyanné d’envisager la cotation du groupe exclusivement à New York.

Trois ONG se distinguent par leur implication à la fois contre les projets pétroliers de TotalEnergies et leurs financements : Les Amis de la Terre France, Both Ends et Bloom. Ainsi, Les Amis de la Terre France se mobilise contre Tilenga, EACOP (via la campagne #StopEACOP) et BNP Paribas. Toutefois, les attaques informationnelles par les ONG sur les grands groupes du CAC40 sont loin d’être un phénomène nouveau. Cette pression médiatique et sociale à l’égard de TotalEnergies pousse le groupe à tourner son regard outre-Atlantique. Considérant l’origine européenne de plusieurs de leurs financiers et la faiblesse du marché européen, il n’est pas tout à fait étonnant que TotalEnergies se détourne du Vieux Continent.

Quelles conséquences pour la France ? 

Le contrôle de l’actionnariat est essentiel dans une stratégie de guerre économique. En ce sens, il n’est pas anodin que la Chine se soit dotée, le 1er janvier 2020, d’une loi sur le contrôle des investissements directs étrangers. La loi Foreign Investment Law of the People’s Republic of China permet ainsi à la Chine de définir les secteurs d’activités dans lesquels le contrôle est accru. Poursuivant le même objectif, les Etats-Unis ont adopté depuis les années 1980 une série de loi leur permettant également de contrôler ou restreindre les investissements dans une entreprise américaine, par un acteur étranger. C’est ainsi qu’en 2017, le Congrès américain a adopté le United States Foreign Investment Review Act, permettant au département du commerce américain d’étudier les effets économiques d’un IDE sur une entreprise américaine dans le but de protéger cette dernière. L’objectif étant de garder le contrôle sur l’actionnariat et donc la maîtrise de l’entreprise. Or, en laissant une part significative de l’actionnariat de TotalEnergies à des investisseurs américains, la France risque de perdre l’un de ses fleurons, avec les conséquences économiques et sociales qui l’accompagnent. Au-delà des apparences, c’est bien sur le terrain de la  guerre économique que se joue cette bataille à l’encontre de TotalEnergies

Grégoire Melin et Clément Bodin

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