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Le responsable du renseignement, l’homme de l’ombre de l’information stratégique des grandes entreprises

Dans le monde des affaires où l’information est vitale, le flux constant de données peut rapidement devenir écrasant, risquant de submerger les chefs d’entreprises, même les plus avertis. Le chercheur Pascal Junghans propose différentes méthodes permettant à un dirigeant de recevoir, de filtrer et d’exploiter efficacement les informations qui lui parviennent. Au centre du modèle de traitement du renseignement le plus efficace, un homme : le responsable du renseignement.

Définissant le renseignement en entreprise comme « la collecte et l’analyse des risques et des opportunités afin d’aider à la prise de décision », Pascal Junghans a réalisé une recherche basée sur les entretiens de 35 chefs d’entreprises de plus de 5000 salariés. Il met en avant quelques pistes de solutions concrètes élaborées en 2013 mais toujours d’actualité, pour un meilleur traitement du renseignement en entreprise.

« Vivre l’information », un rythme exigeant pour un dirigeant d’entreprise

Un dirigeant demande, achète, absorbe, consomme, voire exige de l’information pour… vivre. Il s’agit autant d’informations qui concernent directement les actions et opérations de son entreprise que celles, plus indirectes, qui concernent ses clients, fournisseurs, concurrents, ou encore la situation des pays dans lesquels est engagée son entreprise.

Un chef a ainsi pour contrainte d’être en permanence dans le rythme de l’information et ne doit pas en décrocher, sous peine de perdre « une bonne perception des enjeux et des problèmes ». La surabondance de données et d’informations crée de réelles difficultés au quotidien. Junghans nomme cela le contexte de « surcharge informationnelle », biais dans lequel il faut veiller à ne pas se noyer, précisant que toutes les informations diffusées ne revêtent pas la même utilité.

L’impératif est alors de prioriser et trier l’information, « la digérer », pour que le dirigeant puisse l’utiliser et se l’approprier intelligemment. Deux systèmes de régulations existent : l’organisation et les dispositifs de l’entreprise, ainsi que l’organisation et les dispositifs cognitifs du chef lui-même.

Intuition et associations d’idées : à chacun son instinct et sa logique !

Il existe quatre formes traditionnelles d’acquisition de l’information par un chef d’entreprise : les  lectures de notes des collaborateurs, les échanges téléphoniques, les entretiens de longue durée, et les réunions. Selon Junghans, elles ne sont pas totalement efficaces pour trois raisons. Tout d’abord, il s’agit souvent d’informations passées, dites « rétroviseurs », alors que tout dirigeant a avant tout besoin d’informations prospectives, plus cruciales pour lui. De plus, le chef fait rarement totalement confiance à des informations traitées par ses collaborateurs car il pense que la manière dont ces derniers ont traité ces informations peuvent « le conduire à une solution prédéterminée et lui enlever son libre arbitre de décision ». Les informations peuvent en effet être biaisées par les collaborateurs, de manière involontaire ou même volontaire pour chercher à l’influencer. Enfin, les informations sont noyées entre elles et non discriminées, ce qui rend complexe leur appropriation par le dirigeant ainsi que la mise en avant des informations importantes.

Le gérant d’entreprise doit donc souvent réfléchir seul, avec ses propres capacités et biais cognitifs, pour parfois prendre des décisions stratégiques sur la base de son intuition. Le renseignement relève ainsi d’un mode de fonctionnement personnel, touchant à l’intime du dirigeant. Selon une étude menée par IBM (Global CEO Study, Tirer parti de la complexité, IBM, 2010.), un leader d’entreprise sur trois avoue prendre ses décisions de manière toujours ou fréquemment intuitive. Ceux qui observent les dirigeants mettent en évidence cette « irrationalité ».

De manière inexpliquée, l’intuition semble alors essentielle dans le processus d’appropriation des informations, et donc de prise de décision d’un dirigeant. Face à cette situation, une solution palliative est de considérer le rôle central du renseignement et de sa mise en œuvre.

Le rôle majeur des signaux faibles

Selon Junghans, chaque chef se trouve en fait dans le modèle « du bain d’information » : « Les dirigeants sont plongés en permanence dans un bain d’information alimenté par leur mémoire informative (apprentissage familial, formation initiale, expérience), l’information professionnelle (tableaux financiers, notes de collaborateurs, réseaux…), les « concepts » (lectures, rencontres avec des intellectuels…). »

Tous les filtres, outils, voire procédures mises en place de manière plus personnelle permettent au gérant de filtrer et traiter les informations reçues. L’intuition des leaders repose sur des associations d’idées, elles-mêmes « déclenchées par des signaux faibles », et c’est là un point essentiel mis en avant par l’auteur. Ces signaux faibles, apportant des informations divergentes de celles du consensus généralement admis, vont stimuler l’esprit du décideur. Ils permettent notamment de traiter les dossiers sous un angle différent par le dirigeant, qui cherchera résolument une idée novatrice et un interstice non encore occupé pour se positionner sur un marché par exemple.

« Responsable du renseignement », une fonction stratégique bien qu’encore méconnue….

Une information brute doit être travaillée, questionnée, croisée, vérifiée, validée, mise en forme afin d’apporter une réelle plus-value et de pouvoir in fine être nommée « renseignement ». Ainsi, pour qu’un signal faible soit utile, il doit être correctement traité par une personne dont le rôle s’avère central dans une entreprise : un « directeur du renseignement » ou « de l’information ».

Selon l’enquête réalisée par Junghans, cette fonction semble répartie au sein des entreprises entre plusieurs personnes comme le responsable de l’intelligence économique et le directeur de cabinet. A noter que, pour être pleinement efficace, le rôle que doit avoir ce responsable du renseignement n’est pas « juste » de rassembler des informations pour ses chefs.

Cette personne doit être fiable et de totale confiance pour son chef. Elle doit également être en contact permanent et savoir maintenir de bonnes relations avec tous les services de l’entreprise (marketing, financier, commercial, RH, etc.), et savoir challenger chacun en révélant par son action des informations divergentes. En quelques sortes : « Les dirigeants lui demandent de jouer le rôle de poil-à-gratter », tout en restant très abordable afin de réussir à obtenir des informations.

De plus, cette personne détient un rôle transversal, primordial et atypique. Le responsable du renseignement doit être autant le subordonné que le binôme du chef, que ce dernier doit écouter attentivement et surtout orienter – et non uniquement lui donner des ordres et vouloir entendre en retour ce qu’il a envie d’entendre.

… à mettre en place à travers une transformation structurelle et relationnelle de l’entreprise

Obtenir du renseignement ne se fait donc pas au hasard ni sur la seule base de l’intuition par un dirigeant d’entreprise. Or mettre en place un « responsable du renseignement » dans une entreprise n’est pas chose aisée non plus. Pour les entreprises décidées à franchir le pas, Junghans préconise alors deux niveaux de transformation, un structurel et un relationnel.

Au niveau structurel, vu le besoin grandissant d’informations pour qu’un leader prenne de bonnes décisions stratégiques au quotidien, une fonction de « responsable de l’information » peut tout simplement être créée. Le directeur sûreté de l’entreprise pourrait endosser cette fonction car a l’habitude de travailler dans la confidentialité, souvent en relation avec des entreprises d’intelligence économique et des services de renseignement. Junghans précise que, pour installer cette nouvelle fonction, il conviendrait d’engager un travail conséquent d’organisation, de formation et de communication auprès des principaux dirigeants de l’entreprise pour qu’ils acceptent et travaillent avec ce « directeur du renseignement ».

Sur un plan relationnel, un travail est à réaliser entre le chef de l’entreprise et son « responsable du renseignement », point aussi délicat que crucial pour le parfait fonctionnement du système. En effet, le dirigeant va devoir s’ouvrir à cette personne-clef de manière relativement intime étant donné qu’il va partager avec lui son mode de fonctionnement – chose dont il se méfie généralement par rapport aux informations pouvant être révélées à ses concurrents. Junghans évoque même un travail d’initiation psychologique : « L’explication par un expert extérieur de son fonctionnement intime et de l’usage qu’il peut trouver dans le renseignement tel que nous venons de le présenter en est certainement la première étape. C’est en travaillant sur l’intime du dirigeant, point où l’information et la décision se rencontrent, que le renseignement trouvera sa vraie et utile place dans l’entreprise. »

Ainsi, un chef d’entreprise peut habilement choisir de nommer un « responsable du renseignement », complétant ses sources plus classiques d’informations. Cette fonction primordiale bien qu’encore méconnue, permet de révéler des pépites d’informations à travers le potentiel humain d’une unité, afin d’appuyer le dirigeant et d’apporter des éléments de réponse à ses questionnements les plus stratégiques.

Le club Humint et Négociation de l’AEGE

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