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De l’intelligence économique dans l’entreprise intelligente : gérer la complexité, sans tomber dans l’ambigüité

Cet article se propose d’expliquer en quoi le déploiement d’une stratégie d’intelligence économique constitue une véritable solution pour transformer l’entreprise en entreprise intelligente mais aussi son environnement avec toute sa complexité en avantage concurrentiel.

Cet article étudie dans un premier temps une relecture des stratégies d’entreprises dans leur contexte et leur environnement. Dans un second temps, il expliquera en quoi l’intelligence économique (IE) pourra servir l’entreprise intelligente (EI) compte tenu de la complexité de l’environnement actuel et des exigences de la nouvelle économie.

Evolution des stratégies des firmes face à la complexité de l’environnement

Durant les trente glorieuses, l’environnement externe de la firme était essentiellement marqué par une complexité moindre, voire une stabilité des rapports concurrentiels et des variables économiques telles que la demande, l’offre et la croissance des marchés. Dans ce cadre, la logique concurrentielle qui sous-tendait les stratégies des firmes consistait à considérer l’environnement comme une donnée constante sur laquelle elles ne pouvaient pas agir, mais simplement suivre et s’y adapter. Il s’agit-là de la logique de l’adaptation et de la primauté de l’environnement de l’entreprise sur sa stratégie qui conduit celle-ci à déduire sa stratégie de son environnement externe, c'est-à-dire, à dresser d’abord un diagnostic stratégique préalable de l’environnement avant de formuler sa stratégie ou déployer son plan d’action (Métais, et al, 2001).

Pour rester compétitives, les firmes ont défini alors leurs stratégies à partir de modèles d’analyse concurrentielle fondés essentiellement sur les effets de taille, liés à la taille d’efficience optimale, et d’apprentissage, liés à l’expérience cumulée, qui se sont traduits ensuite par des stratégies de prix et de volume où le prix constitue la seule arme de bataille et assure une certaine compétitivité-prix. Cependant, de telles stratégies, de survie, n’ont conféré aucun avantage inimitable ou intrinsèque à la firme puisque la guerre des prix, à elle seule, finit entre autres par occulter le caractère « valuable » que doit revêtir tout avantage concurrentiel.

Ensuite et durant les trente piteuses qui ont suivi, l’environnement s’est radicalement transformé et sa stabilité n’était plus acquise. Les deux chocs pétroliers, la récession économique, l’hypercompétition et la réduction des marges ont révélé les lacunes de la logique classique d’adaptation. En conséquence, les stratégies de prix ont bien trouvé leurs limites. D’une part, la vitesse d’évolution de l’environnement, désormais insaisissable, est telle qu’elle rend l’adaptation dépassée, voire obsolète puisqu’elle conduit à s’adapter au passé (Métais, et al, 2001). D’autre part, les avancées technologies des années 80 ont permis d’atteindre des niveaux élevés d’efficience et de réduction des coûts sans passer nécessairement par les effets de volume et/ou d’expérience.

Dans ce contexte, une nouvelle course des firmes pour l’obtention d’un avantage concurrentiel, autre que le coût, s’est lancée et le cheval de bataille n’était plus le « prix » mais bien le « hors prix ». D’où l’apparition des stratégies de sophistication misant non plus sur la réduction des coûts, mais sur la création de valeur et la différentiation par l’innovation et la qualité. Ainsi, les entreprises ont inscrit leurs processus de formulation de la stratégie dans une logique complètement nouvelle : concevoir sa stratégie et construire son avantage de l’interne, à base de ressources et compétences spécifiques que sont en particulier sa technologie, son capital humain et son stock de savoirs. Toutefois, les évolutions que connaît le monde actuellement révèlent certaines insuffisances liées à cette approche, notamment en ce qu’elle aboutit à l’obtention d’un avantage hors prix qui, à lui seul ne suffit plus pour résister et affronter la concurrence dans le cadre de la nouvelle économie, en soi n’est pas défendable et donc ne revêt aucun caractère inimitable nécessaire à tout avantage concurrentiel.

Enfin et dans l’environnement actuel marqué par l’accélération de la mondialisation, l’apparition des phénomènes de convergence technologique liés aux NTIC, la fragmentation de la connaissance et le morcèlement du savoir liés à la DCT, la source de l’avantage concurrentiel n’est plus économique ou managériale, mais désormais informationnelle. Ainsi, le champ de bataille s’est déplacé de la sphère prix et hors prix à la sphère de l’information (infowar). L’information est alors devenue la matière première dans la nouvelle économie, une évidence que le NYSE –New York Stock Exchange– vient de nous révéler et d’en donner un signal fort : désormais, l’information -Google- vaut plus cher que le pétrole, que le Smartphone, que tout autre chose.

En outre, ce qui rend l’environnement actuel encore plus complexe pour l’entreprise que ce soit en termes de compréhension ou de prévisions, c’est surtout la montée des situations complexes, voire paradoxales (Baulant, 2015). La nouvelle économie renforce à la fois les rapports de compétition et les besoins de coopération. La mondialisation intensifie la concurrence qui pousse l’entreprise à l’innovation continue et qui, à son tour, accroît les besoins de coopération dans les processus d’innovation du fait de la division cognitive du travail et du raccourcissement des cycles de vie des innovations (Baulant, 2015).

Cette complexité donc est telle que les entreprises se livrent à une concurrence intensive sur les segments de la connaissance codifiée au point de les conduire à des guerres de brevets, de normes et de standards et, en même temps, se trouvent obligées de coopérer sur les segments de la connaissance tacite qui reste localisée au sein des communautés de pratiques. La guérilla juridique entre Apple et Samsung n’empêche le premier de se fournir auprès du dernier et illustre bien cette complexité.

Tous ces éléments alors mettent l’entreprise devant l’impératif de déployer une stratégie d’intelligence économique en vue d’être intelligente et d’être, donc, en mesure de concilier toutes ces exigences (gérer la complexité) et de créer son avantage à partir de facteurs opposés sans se perdre ou se confondre (éviter l’ambiguïté).

De l’intelligence économique dans l’entreprise intelligente

Face à la complexité de l’environnement précédemment évoquée, l’entreprise doit disposer d’une structure organisationnelle ambidextre pouvant concilier les impératifs contradictoires de son environnement. Pour ce faire, la stratégie d’intelligence économique constitue une stratégie duale d’action qui consiste avant tout à transformer l’entreprise en entreprise intelligente en développant en son sein une capacité duale d’organisation permettant de gérer les dualités, les contradictions et les paradoxes de la nouvelle économie.

Certes, il a été souvent avancé dans la littérature en management que l’entreprise ne peut pas combiner des facteurs opposés et qu’il est impossible de satisfaire des exigences contradictoires (March, 1991 ; Brion et al, 2008). Cependant, il apparaît que l’intelligence économique apporte aujourd’hui une véritable solution pouvant gérer ces dilemmes et, surtout, faire de cette gestion un avantage concurrentiel intrinsèque et inimitable pour l’entreprise. Car, c’est justement autour de cette capacité de gestion organisationnelle ambidextre ou duale que la stratégie d’intelligence économique entend générer l’avantage concurrentiel par lequel l’entreprise parviendra à gérer des dilemmes complexes, à combiner des facteurs opposés et à exploiter à son profit les contradictions de son environnement.

En effet, par son double caractère à la fois offensif et défensif et en étant à la fois un mode de pensée et un mode d’action, l’intelligence économique permet la gestion de cette complexité. En tant que mode de pensée à long terme et d’action à court terme, l’intelligence économique permet à l’entreprise de concilier les exigences d’aujourd’hui et de demain, c'est-à-dire, les exigences d’efficacité organisationnelle pour satisfaire les clients actuels et de flexibilité stratégique pour satisfaire les clients potentiels. En ce sens, elle renforce la capacité d’organisation de l’entreprise en ce qu’elle lui permet à la fois de comprendre les besoins actuels des clients en s’appuyant sur les systèmes de veille et de surveillance (domaine 1 de l’IE), et d’anticiper leurs besoins futurs en s’appuyant sur la veille et l’analyse prospective de l’environnement (domaine 2 de l’IE).  

Ainsi, l’intelligence économique en étant à la fois un mode de pensée et d’action permet de gérer deux espaces, ou océans, différents. Dans le premier espace, rouge, l’entreprise est déjà en action, fait face à une concurrence et cherche à exploiter encore mieux les sources disponibles pour renforcer ses parts de marché. Pour ce faire, l’intelligence économique met à sa disposition une multitude de stratégies d’action pour appuyer son processus d’exploitation (domaine 3 de l’IE). En revanche et s’agissant de l’autre espace, bleu, l’intelligence économique amène l’entreprise à penser le long terme de son horizon et à chercher de nouvelles sources de valeurs non encore explorées. Il s’agit là d’appuyer son processus d’exploration et de trouver de nouvelles configurations pour faire mieux, voire différemment.   

En outre, l’intelligence économique ne se contente pas de gérer simultanément ces deux espaces, mais en génère encore un troisième : l’espace de la « coopétition ». Elle conduit l’entreprise à combiner deux impératifs ; celui de la coopération sur les processus d’innovation indispensables à l’exploration, et celui de la compétition sur les processus d’exploitation des résultats de cette coopération (les innovations). Ainsi et par son caractère offensif, elle amène l’entreprise à transformer son environnement, à l'influencer, voire à le domicilier et à changer constamment les règles du jeu concurrentiel. Par son côté défensif, l’intelligence économique permet une meilleure défense du patrimoine informationnel de l’entreprise et une contre attaque face à d’éventuelles offensives. Dans tous ces cas et bien d’autres, l’intelligence économique met à la disposition de l’entreprise un ensemble de stratégies d’accompagnement permettant la coopération par les réseaux, la compétition par l’influence et la défense par la contre influence (domaine 4 de l’IE).

En gros, l’intelligence économique amène l’entreprise à apprendre de son environnement constamment et, de fait, à se remettre en cause régulièrement, à être en mouvement, à ne pas se contenter d’une posture stratégique particulière, mais à repense en permanence sa configuration stratégique. En agissant ainsi, l’entreprise devient intelligente en faisant de la veille, de l’analyse prospective, de l’influence, de la défense…, simplement de l’intelligence économique et stratégique.

Ainsi, une capacité organisationnelle singulière se développe en entreprise et devient son avantage concurrentiel par lequel le désordre devient la norme, les routines l’exception. Toutefois, cet avantage est tellement complexe que l’entreprise risque de tomber, elle-même, dans une ambigüité causale. Pour y remédier, l’intelligence économique intègre aussi les pratiques de management et de capitalisation des connaissances permettant de développer et de formaliser tout un processus d’apprentissage et de transmission de la connaissance par lequel l’entreprise distingue ses activités et maîtrise donc ses sources d’avantage concurrentiel et de création de valeur (domaine 5 de l’IE). En conséquence, la complexité apparente de cet avantage concurrentiel, désormais maîtrisé en interne, devient une barrière naturelle empêchant la concurrence de le copier et/ou de l’imiter.

C’est en cela alors que l’intelligence économique permet d’affronter les défis actuels et futurs de la nouvelle économie en adoptant des stratégies méta et des solutions méso compatibles avec l’environnement dans lequel évolue l’entreprise et permettant de combiner des impératifs contradictoires avec des horizons différents : mode d’action à CT, mode de pensée à LT, adéquation à CT et transformation permanente à LT, adaptation à CT et proactivité à LT, stratégies prix à CT et stratégies hors prix à LT, exploitation à CT et exploration à LT, coopération par les réseaux et compétition par l’influence, etc. Et c’est ainsi que les facteurs qui initialement apparaissent opposés et contradictoires deviennent alliés, voire complémentaires.

Soufiane KHERRAZI

Bibliographie :

  • BAULANT, C., (2015).”The Role of Networks for Helping Firms and Countries Invent New Competitive Strategies Well Adapted to the World Knowledge Economy.” Journal of Economics, Issues 49, 2: 563-573.
  • BAULANT, C., (2004). ”Les outils de l’Intelligence Economique face aux défis de la mondialisation”, Synthèse des actes du colloque du 28 septembre 2004 à Angers, 54 pages.
  • BRION, S., MOTHE, C., VAFRE-BONTE, V. (2007) ”Quelle ambidextrie pour l’innovation continue ? Le cas du groupe SEB”. XVIème Conférence Internationale de Management Stratégique, Montréal, 6-9 Juin.
  • BRION, S. MOTHE, C., (2008). ”Innovation: exploiter ou explorer ?”, Revue française de gestion – N° 187, Lavoisier, Paris.
  • GUPTA, A.K., SMITH, K.G., SHALLEY C.E., (2006). “The interplay between exploration and exploitation”, Academy of Management Journal, vol. 49, n° 4, p. 693-706.
  • LEWIS, M.W., (2000). “Exploring paradox: toward a more comprehensive guide”, Academy of Management Review, vol. 25, n° 4, p. 760-776.
  • MARCH, J. G., (1991). “Exploration and exploitation in organizational learning”, Organization Science, vol. 2, n° 1, p. 71-87.
  • MÉTAIS, E. SAÏAS, M., (2001). ”Stratégie d’entreprise : évolution de la pensée”, Finance Contrôle Stratégie – Volume 4, N° 1, mars, p. 183 – 213.
  • O’REILLY, C.A., M.L. TUSHMAN, (2004). ”The Ambidextrous Organization”, Harvard Business Review, april, 74-81.
  • MARTRE (1994). ”Intelligence économique et stratégie des entreprises”, Rapport du Commissariat Général du Plan.
  • QUINN, J.B. (1992), Intelligent Enterprise, The Free Press.