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Les « communs numériques » : un nouveau vecteur d’innovation stratégique

La notion de « communs » prend progressivement de l’ampleur à l’ère du numérique grâce aux innovations qu’elle engendre. Des plateformes au succès mondial comme Wikipédia ou encore Roblox, basées sur l’intelligence collective, en sont les meilleurs exemples. Comment ces communs peuvent-ils être aujourd’hui utiles aux entreprises et aux États dans un contexte d’ultra-compétitivité et d’influence ?

La Tragédie des Communs, introduite en 1968 par Garrett Hardin, traduit l’idée que les individus tirent parti à titre personnel de l’utilisation des biens communs, ce qui entraîne une surexploitation menant à la ruine de la communauté. Pour y remédier, il serait donc nécessaire, pour le biologiste américain, d’attribuer des propriétés à titre privé ou public au cas par cas. Cette théorie, longtemps reprise en économie s’est néanmoins vue contre-argumentée par la professeure Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, dont les travaux ont montré la possibilité de gouverner collectivement des ressources suite à la mise en place d’une structure de gouvernance.

 

L’enjeu de la mutualisation des données

À l’heure où le « Big Data » s’est imposé comme un élément majeur de notre quotidien avec la multiplication par trente du volume de données numériques créées ou répliquées à l’échelle mondiale, le modèle de gouvernance collective prôné par Elinor Ostrom est à l’origine de communautés d’intérêt en ligne à succès telles que Wikipédia, Linux ou encore Roblox.

Dans un contexte d’ultra-compétitivité, l’intégration dans le modèle d'affaires des entreprises de « communs numériques » représente des ressources immatérielles produites et régulées par une communauté de protagonistes hétérogènes. Divers projets de mutualisation de données ont ainsi vu le jour dans diverses industries comme celui du divertissement à l’exemple de Roblox, cité précédemment, qui a effectué un chiffre d’affaires estimé à 2,847 milliards de dollars en 2021. La plateforme revendique une communauté de conception de jeux vidéo (création et développement) venant de 170 pays, car pour rappel, les jeux retrouvés sur la plateforme sont directement créés par les membres de la communauté Roblox. C’est dans ce cadre que la plateforme de jeux vidéo a signalé une augmentation en 2021 du nombre de nouvelles créatrices et nouveaux créateurs ayant utilisé pour la première fois Roblox Studio (pour la création de jeux sur l’interface) de respectivement 353 % et 323 % pour chaque catégorie entre 2020 et 2021.

En plus de sa dimension lucrative, la mutualisation des données peut être un outil fort pour promouvoir les avancées technologiques. Alors qu’il a fallu 50 ans pour que le téléphone fixe atteigne 50 millions d’utilisateurs, 5 mois ont suffi à Disney+ pour atteindre 50 millions d’utilisateurs. Mutualiser les données peut être un véritable atout, dans un monde où la diffusion des innovations connaît une accélération de plus en plus forte grâce au numérique.

 

Un vecteur de changement 

L’intelligence collective pourrait incarner pour les entreprises un nouveau vecteur de changement, dû à la suppression des barrières physiques entre les membres de ladite communauté venant de divers secteurs. Dans cette optique, des entreprises de domaines divers seraient amenées à collaborer ensemble sur des problématiques communes. 

Dans certains champs d'activité, ce mode de travail a commencé à être mis en avant. C’est ainsi qu’à l’échelle européenne, diverses entreprises d'États membres de l’Union européenne sont appelées à collaborer ensemble dans le cadre du projet Horizon Europe. Cette initiative, qui repose sur quatre piliers, est un programme de financement de projets collaboratifs dont l’une des conditions d’accès est un consortium d’au moins trois partenaires venant de différents États, membres de l’UE. L’objectif ici étant de créer « des innovations de rupture », en plus de développer des partenariats entre le public et le privé notamment avec des start-ups qui, par manque de financement, voient parfois leurs projets prendre fin.

En France, ces réflexions collaboratives prennent elles aussi de l’ampleur à l’exemple de l’application Geotrek, un site internet recensant toutes les activités touristiques et les lieux de randonnées en fonction de la région. Ce site est « modifiable par tous » et « collaboratif ». En effet, chacun peut enrichir la base de données du site internet en indiquant des activités, des travaux, ou encore des événements. Ce site web est basé sur l’open source, toutefois ce modèle n’est pas un prérequis pour créer des communs numériques. Son principe étant de développer des logiciels dont le code source accessible au public peut être modifié par tous. Cependant, pour les « communs numériques », le partage du produit fini qui a été réalisé par plusieurs acteurs peut être limité et non-accessible à tous. 

Ce mode de pensée et de travail pouvant être un instrument autant économique qu’informationnel, il connaît une utilité dans les rapports de force notamment en matière de gouvernance et de jeux d’influence.

 

Un outil considérable dans les jeux d’influence : l’exemple du Cloud Act 

C’est avec cet intérêt dans les rapports de force étatiques qu’en avril 2019, Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act, ou encore Cloud Act, a vu le jour aux États-Unis. 

Cette loi, visant à avoir accès aux données sur les serveurs quelle que soit leur localisation, est beaucoup moins connue que le Patriot Act. Néanmoins, sa portée n’en est pas moins élevée, même s’il est circonscrit au cadre judiciaire. En effet, cet accord permet aux États-Unis d’accéder directement aux données demandées aux fournisseurs « dans le cadre d’enquêtes judiciaires », cela sans avoir à passer par le « Mutual Legal Assistance Treaty » (MLAT). Néanmoins, la possibilité de signer un MLAT reste ouverte pour faciliter l’accès aux informations directes chez les fournisseurs aux pays signataires de cet accord. Par ailleurs, pour accéder aux données d’un utilisateur américain chez un fournisseur de la part d’un pays étranger, la signature du MLAT n’est plus facultative mais obligatoire pour ce faire. 

Ce principe de mutualisation et de partage des informations peut représenter une opportunité d’augmentation du champ d’action de l’extra-territorialité du droit américain. Ainsi, ce droit qui représentait déjà des enjeux non seulement économiques et financiers, mais aussi politico-diplomatiques, pourrait apporter une nouvelle dimension juridique à ces dispositions du droit américain déjà très controversé. 

Toutefois, si des progrès sont visibles et se font plus rapidement dans certains secteurs que d’autres, des barrières mettant en lumière les potentiels enjeux peuvent ralentir ce système. 

 

L’acceptation difficile du partage de données  

Dans le marché, les entreprises qui y sont présentes doivent y être compétitives.  En effet, selon l'art de la guerre économique, c’est un objectif stratégique pour l’entreprise permettant de contribuer à la pérennité de ladite société. Pour atteindre cet objectif, détenir une valeur ajoutée est essentielle pour les acteurs. Parmi les instruments de cette compétitivité, le prix de vente, la qualité du produit, le marketing du produit sont des éléments importants. Néanmoins, avant d’en arriver là, l’une des principales forces des entreprises réside dans sa capacité à faire de la recherche et du développement.

Par conséquent, certains acteurs peuvent être réticents à l’idée de partager ces données qui sont estimées sensibles. Cependant, dans certains secteurs tel que celui de la cybersécurité, cette barrière a évolué. À noter que la France occupe la douzième position au côté d’Israël des pays ayant connu le plus de cyberattaques majeures entre 2006 et 2020, avec en moyenne 11 attaques majeures par an ayant touché l'État et les entreprises de technologies et de défense. À l’initiative du chef de l’État, Emmanuel Macron, la France a ouvert en février 2022, le campus Cyber dont l’objectif est d’être un lieu « totem » rassemblant les acteurs nationaux et internationaux de la cybersécurité en créant une synergie entre les acteurs du public et du privé à travers quatre piliers qui sont les opérations, la formation, l’innovation et l’animation. Afin de répondre à ses missions de « promouvoir l’excellence française en matière de cybersécurité, en fédérant les talents et les acteurs du secteur dans un lieu commun, autour de projets d’innovation » et « faciliter les projets multipartites et développer les communs de la sécurité et de la confiance numériques », des entreprises (grands groupes, PME, start-ups), des services de l’État, des organismes de la formation, des acteurs de la recherche et des associations sont présents sur le lieu. 

 

Le manque de data centers

Pour contribuer à la mise en place de ce système, des infrastructures peuvent être mises en place. En effet, la présence moins conséquente de data centers en Europe peut être un frein pour le développement de ce modèle des communs. Un grand nombre de contributeurs induit la circulation d’un flux de données beaucoup plus important. Par la suite, la nécessité de stocker ces données apparaîtra sur le long terme. Dans le classement mondial des data centers, l’écart entre les États-Unis à la première place avec 2701 data centers, et le premier pays européen qui tient la seconde place du classement à savoir l'Allemagne avec 487 data centers, est assez significatif. La France se trouve à la huitième place mondiale avec seulement 264 data centers. 

Alors que l’augmentation des flux de données devrait atteindre 181 zettaoctets (un zettaoctet représente un mille milliards de gigaoctets) d’ici 2025,  avoir les ressources nécessaires à la sauvegarde des données deviendra un enjeu crucial. Dans la mesure où le modèle des communs prend de l’ampleur, les besoins en stockage risquent d’augmenter et vont devenir d’autant plus nécessaires dans un contexte de guerre informationnelle. La présence de data centers locaux pourrait donc permettre la diminution de fuites de données à l’étranger et donc favoriser l’utilisation de communs numériques. 

 

Un questionnement sur l’utilisation des données 

Dans le contexte européen, le règlement général sur la protection des données (RGPD) établi en 2018 a pour vocation de réguler l’utilisation des données à caractère personnel des personnes physiques. Ce RGPD couvre l’utilisation des données personnelles sur l'open data, notamment au niveau des publications en ligne et de la réutilisation des données publiques. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), chargée d’accompagner « la mise en conformité » en tant que régulateur et la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) dont l’objectif est de veiller au respect de « la liberté d’accès aux documents administratifs, ainsi qu’à la réutilisation des informations publiques », sont les organismes chargés de présenter ces modalités. Cependant, dans les textes, il n’existe pas pour l’heure de cadre juridique spécifique aux « communs numériques » permettant de réguler l’utilisation des données et la question de la propriété intellectuelle. À la suite de l’évolution croissante de ce modèle basé sur la collaboration, des avocats se spécialisant sur la question apparaissent de plus en plus. En France, cela pourrait devenir un véritable sujet permettant de contribuer à la souveraineté numérique du pays en accélérant l’innovation.

L’Europe étant dans une optique de « mise en réseau des connaissances » et de « collaboration internationale », un rapport mené par dix-neuf pays membres de l’Union européenne a vu le jour en juin 2022. Par conséquent, nous pourrions nous questionner sur les enjeux futurs de l’utilisation du modèle d’affaires des communs à l’échelle européenne et si ce dernier pourrait à long terme devenir un instrument de « smart power » pour les nations.

 

Alice Aude Babolack

 

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