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Interview de Claude Revel (1/2)

Le jeudi 12 février 2015, Mme Claude Revel, à la tête de la Délégation Interministérielle à l’Intelligence Economique a ouvert les portes de son bureau aux journalistes du Portail de l’IE. Nous vous livrons ici la première partie d’un entretien riche en enseignements, au cœur du principal dispositif public d’IE en France.

Portail de l’Intelligence Economique : Madame Revel, vous êtes en poste depuis maintenant 2 ans, quel regard portez-vous sur votre parcours jusqu’ici ? Quels ont été vos succès ? Quelles difficultés avez-vous rencontré ?

Claude Revel : Tout d’abord je ne suis pas vraiment en poste depuis deux ans, j’ai été nommée le 30 mai 2013 et le décret d’attribution de la D2IE est sorti le 22 août 2013. Pour autant, voici ce qu’a été notre parcours jusqu’ici : un gros travail de repositionnement a été effectué, ce qui n’est pas forcément perçu de l’extérieur, car il se place au cœur de l’administration et directement auprès des entreprises. Par définition, on ne médiatise pas tout ce que l’on fait, surtout quand c’est sensible. De plus, je préfère parler aux médias quand j’ai des choses concrètes à annoncer.

Quels ont été les succès ? On en a beaucoup… Plusieurs ont été enregistrés, mais il m’est difficile de vous en parler car ce sont des dossiers d’entreprises. Néanmoins, le succès est de faire prévaloir les vues de l’intelligence économique, de la sécurité économique, voire de l’influence.

En revanche ce dont je peux parler librement, c’est des chantiers de fond qui ont été lancés et qui aboutissent enfin. L’un d’entre eux porte sur l’intelligence économique territoriale. J’ai souhaité, avec le cabinet du Premier ministre, rendre plus lisible la notion d’intelligence économique territoriale : qui fait quoi ? Qui récupère l’information ? Qui suit les entreprises sensibles ? Comment anticipons-nous les problèmes économiques ? Les éventuelles attaques, les ingérences etc… Cette étape est presque terminée, c’était un gros travail qui a associé le niveau national, les services déconcentrés, les collectivités territoriales et les élus. Au final, nous arrivons à un papier qui est presque terminé et que je présenterai au Cabinet du Premier ministre.

Nous avons également rédigé des principes directeurs et un vademecum pour les chercheurs en mobilité internationale avec les ministères des Affaires étrangères, de la Recherche, de l’Intérieur et d’autres. La finalité de ces travaux est de rendre les chercheurs à l’étranger beaucoup plus sensibles et conscients des enjeux de l’intelligence économique, de la veille, de la sécurité économique et de l’influence. C’est un vrai succès car ils vont être diffusés à tous les établissements de recherche, et aux chercheurs eux-mêmes. C’est un monde qui n’était pas nécessairement imprégné par l’intelligence économique et qui va commencer à l’être.

Troisièmement, nous avons élaboré un cahier des charges de formation des PME en matière de cybersécurité. Ce mandat nous a été confié par le Premier ministre en février 2014. Il a été réalisé avec des PME, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) et des personnes qualifiées avec lesquelles nous avons rédigé des modules de formation de trois jours et qui peuvent être choisis séparément, si on veut approfondir tel ou tel domaine. Ce cahier des charges est fait et va être distribué à des organismes de formation, à la gendarmerie et aux personnes qui, sur le terrain, font de la formation aux PME.

Autre point, les bonnes pratiques pour les pôles de compétitivité sont en cours de finalisation et seront accompagnées de « chartes de confidentialité type ». Le document va être donné aux directions des pôles de compétitivité qui le réclament: « donnez-nous des outils concrets, vous nous dîtes qu’il faut faire de l’intelligence économique, mais comment ? Nous en faisons déjà un peu mais donnez-nous des méthodes un peu plus systématisées »…

Nous allons également arriver à la fin du référentiel qui s’appellera dorénavant « recueil de notions clés ». C’est un travail à la fois extrêmement approfondi, et très synthétique, pour que tout le monde soit d’accord sur les mêmes notions et les mots que l’on utilise en IE : qu’est-ce que l’intelligence économique ? Qu’est-ce que la veille ? Que veut dire la collecte de l’information ? Qu’est-ce qu’une donnée ouverte ? Qu’est-ce que c’est que la sécurité économique ? Qu’est-ce que le management des risques ? Qu’est-ce que l’anticipation ? A chaque fois nous offrirons des méthodes et des outils résumés. Ce sera un outil à la fois pour les universitaires de haut niveau académique, les entreprises et pour tous ceux qui veulent rejoindre les métiers de l’intelligence économique.

Quant aux difficultés que nous avons pu rencontrer, je pense qu’elles sont connues : au sein des administrations, tout ce qui est interministériel et transversal est nécessairement difficile mais il y a des progrès car les ministères, même s’ils ont des réactions quelque peu corporatistes, ont un sens de l’intérêt général qui gagne du terrain dans la période de crise que nous vivons, et c’est très bénéfique. Il est difficile de faire travailler les gens ensemble, que ce soit à l’intérieur de l’administration, entre les administrations elles-mêmes ou entre les administrations et les entreprises. Personnellement je constate que les entreprises sont très demandeuses et je constate aussi que nous sommes également de plus en plus sollicités au niveau de l’administration et au plus haut niveau des cabinets. Nous commençons véritablement, à des niveaux très importants, à considérer l’intelligence économique comme une obligation de comportement.

PIE : Justement, comment l’IE est-elle considérée au sein du dispositif public ? Quelle importance y accorde l’Etat ? Nous avons notamment entendu J.J. Urvoas, lors de la conférence du Synfie sur le secret des affaires, regretter que peu de parlementaires considèrent avec sérieux sa proposition de loi.

C.R. : Comme je l’ai dit, nous sommes de plus en plus sollicités, notamment sur des cas ponctuels, assez médiatiques d’investissements étrangers dans des entreprises, par exemple. On nous demande notre analyse, notre avis, notre conseil sur des sujets de fond, des doctrines : comment mieux accompagner les entreprises ? Comment mieux utiliser l’information un peu sensible ?

L’IE s’installe au plus haut niveau des Cabinets et des Ministères. C’est un véritable repositionnement qui est en train de s’opérer. Personnellement, c’est mon discours permanent, et Christian Harbulot est d’accord avec moi là-dessus : l’intelligence économique est une gouvernance, un mode de gouvernance ainsi qu’une manière de voir avec une triple approche : la veille anticipée, sécuriser et influencer l’environnement extérieur. Cette triple approche doit être présente dans tous les actes économiques, dans toutes les décisions, nous devons toujours décider à partir de ça et a partir des informations recueillies au niveau de cette triple grille.

PIE : Quelle est l’actualité de la D2IE pour 2015 ? On évoquait notamment la publication pour le mois de février d’un référentiel national de l’Intelligence Economique : où en est-il aujourd’hui ?

C.R. : J’ai répondu sur la question du « référentiel ». Je voudrais donc mentionner autre chose. Nous avons plusieurs sujets un peu sensibles comme je le disais mais je souhaiterais que l’on instaure des éléments de doctrine sur divers sujets. Déjà sur ce qu’est un intérêt stratégique : nous tournons toujours autour pour déterminer le lieu de périmètre de compétence de l’Etat. D’un premier abord abstrait, c’est en réalité très concret car cela veut dire : quelles sont les entreprises que l’on va accompagner ? Et sur le terrain, quelles sont les entreprises que l’on va suivre plus particulièrement ?

Il faut mettre en place des critères sur ce qu’est une entreprise ou une organisation d’intérêt stratégique. Je suis a priori très réticente à l’idée de ‘secteurs stratégiques’, ou de ‘filières stratégiques’, c’est trop rigide et je crois plutôt qu’il y a des entreprises et des organisations stratégiques et qu’elles doivent être définies par certains critères. C’est un gros travail de doctrine de notre part, c’est très important de savoir quels sont ces critères d’intérêts stratégiques.

Il y a également des choses à faire sur le numérique dans son ensemble, sur la protection des données. C’est aussi, ce que nous avons commencé à faire évidemment avec les autres ministères concernés et que nous allons porter à Bruxelles, avec le SGAE, sur la question des données sensibles par rapport aux données ouvertes. La question de l’Open Data est très importante en termes d’IE et là aussi il faut des définitions.

Aujourd’hui, les décisions se prennent souvent « un peu comme ça » et le rôle de la D2IE c’est de donner à tous des critères, des définitions, des référentiels, des process, ainsi que mettre de l’organisation et de la méthode dans la manière de fonctionner sur les différents sujets : critères d’intérêts stratégiques, protection des données et notamment des données d’entreprise, Open Data versus data stratégique, de la même façon que protéger et accroître notre influence auprès des institutions internationales sur le secret des affaires. Nous avons encore d’autres sujets sur le feu.

Une incise : je vais continuer ce que j’ai commencé il n’y a pas longtemps, c’est-à-dire travailler à nous positionner sur le plan international comme donneur d’idées. J’ai travaillé au mois d’octobre 2014 avec les Américains sur les formes de gouvernance de la cybersécurité, pas au niveau technique mais au niveau de la gouvernance. C’est à dire des standards, les questions de vol de la propriété intellectuelle, de protection contre la cybercriminalité… Il y a une semaine (ndlr : semaine du 9 février 2015), j’étais également présente à une réunion internationale co-organisé avec le Conseil Supérieur de la Formation et de la Recherche Stratégiques sur le thème du « Cyber Fair Play ». Il est absolument prioritaire au niveau international de faire porter la voix de la France sur des sujets qui concernent l’intelligence et la sécurité économiques. Le dernier point est d’accroître encore la sensibilisation et, notamment, arriver à un enseignement minimum d’IE dans les établissements d’enseignement supérieur.

Propos recueillis par Alexis Fernandez, Elodie Le Gal, Olivier Larrieu.

* L’audio étant faible sur chacune des vidéos, la rédaction vous conseille de monter le son.