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Le prix de marché des matières premières, un idéal économique biaisé et révélateur des rivalités de pouvoir.

Les stratégies de différents acteurs industriels et financiers pour favoriser la tarification des matières premières au prix de marché sont une des principales tendances observables sur le secteur ces dernières années. Néanmoins, ces stratégies sont également un révélateur des rivalités de pouvoir entre les différents acteurs.

Le marché comme référent
Selon les matières premières analysées, producteurs ou consommateurs sont les demandeurs de la prise en compte du prix de marché comme référent dans la tarification des ressources, mettant ainsi sous tension la prédominance des accords annuels entre acteurs, où le prix est fixé pour un an après négociation. Ainsi, depuis 2007-2009, les différents acteurs cherchent à imposer un « prix juste » (sous-entendu de marché) à l’ensemble de la filière. Deux situations existent.

Lorsque ce sont les producteurs qui demandent la fin des contrats annuels et le passage à la tarification de marché, cette stratégie est la conséquence, d’une part, de la concentration géographique et concurrentielle de la production et, d’autre part, de la demande soutenue pour la ressource. Ce contexte est observable pour le minerai de fer, la bauxite et le charbon.

La forte demande mondiale en minerai de fer, particulièrement de la Chine, a mis en position de force les trois principaux producteurs (Valé, BHP Billiton et Rio Tinto représentent 70 % des exportations mondiales). Ceux-ci ont cherché à généraliser les contrats d’approvisionnement, entre mineurs et aciéristes, basés sur les prix de marché, mettant fin aux contrats établis sur un prix fixe annuel, en vigueur depuis les années 1970. Depuis 2010, les contrats s’appuyant sur les prix trimestriels (avec comme sous jacent le marché chinois) sont actés, symbolisant la paix larvée entre producteurs australo-brésiliens et les consommateurs chinois.

Dans le charbon cokéfiable, BHP Billiton, principal exportateur mondial, a annoncé en mars 2010, vouloir vendre une « part significative » de sa production sur la base du prix spot et non plus via un accord mutuel et annuel avec les aciéristes. Ce changement s’appliquera pour plusieurs acheteurs localisés en Europe, en Inde, en Chine et au Japon. Bien que le contrat trimestriel ait été un temps évoqué, BHP Billiton a finalement privilégié le marché spot, même si celui-ci est relativement jeune et peu développé (faibles volumes échangés)… pour le moment.

Concernant l’alumine (obtenu via la bauxite), utilisée pour produire l’aluminium, il y a également des tensions. Actuellement, le système de négociation annuelle semble tenir mais le changement devrait être graduel. D’un côté, les producteurs de minerai (Alcoa, BHP Billiton) souhaitent des prix de marché quand les producteurs d’aluminium (Rusal et Chinalco notamment) veulent sauvegarder le système de négociation annuelle.

La deuxième situation émerge lorsque ce sont les consommateurs qui sont en position de force, les clients souhaitant alors la convergence vers le prix spot. L’exemple du gaz, que nous évoquions dans un précédent article, est parlant. La baisse de la demande gazière européenne, l’augmentation de la production de gaz non conventionnel, l’importation de gaz naturel liquéfié en provenance de régions productrices variées, etc. ont incité divers énergéticiens européens à vouloir renégocier les contrats les liant à Gazprom. En effet, historiquement, les contrats gaziers sont de long terme et les prix corrélés à ceux du pétrole. Or, en février 2010, GDF-Suez, Eni et E.On ont obtenu de Gazprom la prise en compte du prix de marché du gaz dans 15 % des ventes négociées dans les contrats à long terme. Il se peut donc, à l’avenir, que les contrats gaziers soient directement liés au prix spot dont la faiblesse sera corrélée à la divergence, plus ou moins grande, entre l’offre et la demande gazière mondiale.

Ainsi, à l’idée d’un marché émergeant naturellement comme une solution optimale afin de faire rencontrer les différents acteurs, nous avançons que le marché sert également de révélateur des tensions entre ces mêmes acteurs.

Le marché comme révélateur
Le marché est un révélateur des pouvoirs des différents acteurs, qui cherchent à privilégier ou non cette situation, selon les gains absolus et relatifs qu’ils peuvent espérer. La volonté de tarification au prix de marché doit ainsi s’analyser comme une stratégie d’accaparement d’une plus grande part de la valeur ajoutée liée à la commercialisation des matières premières. Par exemple, le manque à gagner cumulé des trois principaux exportateurs australiens de minerai de fer (BHP Billiton, Rio Tinto et Fortescue Metals) est estimé à 20 milliards de dollars par an (en 2010), environ, en vendant leur minerai dans un cadre contractuel annuel et non au prix spot. Dans ce cas présent, la volonté de tarifer au prix de marché est donc une stratégie de maximisation des profits.

Toutefois, cette lutte pour la promotion du marché spot n’empêche pas les acteurs d’avoir des stratégies d’évitement afin de restaurer/accroître leurs marges de manœuvre. Aussi apparaît, de plus en plus, une stratégie vers l’amont. Pour les mineurs, il s’agit d’accentuer leurs parts de marché tout en recherchant des gisements aux coûts de production relativement faibles. Les consommateurs (aciéristes notamment), à l’inverse, cherchent à développer une stratégie d’approvisionnement régulier et à moindre coût, c’est-à-dire à contrôler directement et indirectement des actifs miniers, avec ou sans la coopération de mineurs.

Par ailleurs, le marché est aussi un révélateur du rôle des Etats, qu’ils soient producteurs ou consommateurs. En effet, lors des négociations concernant le minerai de fer avec les producteurs brésiliens et australiens, l’Etat chinois, par divers moyens, a appuyé ses entreprises afin de réduire la pression induite par le passage au prix trimestriel. Pression qui est à la fois financière (perte de bien être, comme l’expliquent les économistes) mais également politique. En effet, le développement de la Chine est le facteur principal de tension sur les prix du minerai de fer alors que l’importance de cette matière première pour réaliser la politique de modernisation du pays n’a jamais été aussi grande. La mise en place d’une tarification trimestrielle peut ainsi être analysée comme un accord équitable permettant aux producteurs (et aux Etats les soutenant) d’optimiser leurs revenus (donc les rentrées financières des Etats producteurs) tout en permettant aux Chinois de ne pas perdre la face et d’assurer leurs approvisionnements, en termes de quantité et de prix adéquats.

Le marché comme officialisation de l’importance des acteurs financiers
L’importance accrue du marché dans la tarification des matières premières met en exergue la dimension prise par les acteurs financiers, au premier rang desquels les banques. En effet, la cotation journalière des matières premières, donc leur tarification, induit intrinsèquement une volatilité des prix. Or, celle-ci ne peut être contrecarrée, selon les partisans des marchés, que par la fourniture de produits de couverture… élaborés par les établissements financiers. Ceux-ci sont donc les alliés naturels des acteurs industriels souhaitant promouvoir le prix spot comme mode de tarification. Toutefois, il faut noter que la tarification par les prix de marché, voulue par les industriels, induit une volatilité, elle-même préjudiciable à l’activité de ces acteurs (consommateurs et producteurs), fondamentalement de moyen-long terme (exploration et exploitation des ressources se planifient sur plusieurs décennies). Les banques sont alors les alliés de facto de certains acteurs promouvant le prix de marché comme mode de tarification… mais signifiant à terme la financiarisation du secteur minier, ce qui est dommageable.

Ainsi, le passage aux prix de marché et le développement d’un marché des dérivés, suffisamment large (en termes de produits et d’acteurs) pour gérer la volatilité intrinsèque aux marchés boursiers, vont de pair. Par exemple, la taille du marché des dérivés dédiés au minerai de fer serait estimée à près de 200 milliards de dollars en 2020, contre 300 millions de dollars en 2010. Les banques surveillent donc de près ce nouveau marché, potentiellement gigantesque et basé sur des fondamentaux solides : le minerai de fer est, avec le pétrole, la matière première la plus échangée au monde et représenterait 95 % de la consommation mondiale de métaux. Ce n’est donc pas un hasard si le Crédit Suisse et la Deutsche Bank ont introduit, en août 2008, le premier produit de couverture, suivi depuis par Morgan Stanley, Barclays, Citigroup, Goldman Sachs ou encore J.P. Morgan.

Le marché du pétrole comme exemple indépassable ?
Les évolutions actuelles concernant le minerai de fer ne sont pas nouvelles. Déjà, le marché du pétrole avait innové, il y a une trentaine d’années. Or, il s’avère que cette « financiarisation », c’est-à-dire les phénomènes spéculatifs gangrenant le mécanisme historique (offre, demande et stock) de la fixation des prix, est source d’instabilités futures. Par conséquent, si les marchés sont supposés, à l’origine, faire rencontrer « harmonieusement » consommateurs et producteurs, ils provoquent surtout actuellement beaucoup d’incompréhension. Néanmoins, à terme, nous devrions avoir, d’une part, une coexistence entre les contrats annuels et les contrats spot… mais qui favorisera les stratégies de captation des actifs en amont par divers acteurs : producteurs ou consommateurs, financiers ou industriels, nationaux ou étrangers.

Pour finir, d’autres matières premières (uranium ?) vont connaître ce genre d’évolutions, au risque de déstabiliser le modèle d’activité d’acteurs compassés dans leurs certitudes désuètes. Sauf si des décisions sont prises rapidement…