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Poutine et l’arme agricole

La mise en place par la Russie de sévères restrictions visant les exportations agricoles de la Turquie en novembre 2015 fournit l’occasion au Portail de l’Intelligence Economique de revenir sur l’utilisation par Poutine de l’arme agricole à des fins géopolitiques. L’Union européenne, il y a deux ans, a en effet subi des représailles agricoles identiques, qui dissimulent une véritable stratégie russe de renforcement de la puissance agricole.


L’ambition agricole de la Russie

Nous l’avons tous oublié, mais la France est toujours sous le coup d’un embargo agricole de la Russie qui interdit l’importation des produits agroalimentaires de toute l’Union européenne et d’autres pays occidentaux depuis février 2014. Motif officiel ? Deux cas de peste porcine détectés en Pologne. Motif réel et explicitement avoué ? Punir l’Union européenne, qui venait de décider des sanctions à l’encontre de l’économie russe dans le cadre de la crise ukrainienne.

Ces mesures ne sont pas uniquement conjoncturelles ; elles s’inscrivent dans un contexte dont les prémisses remontent au début des années 1990. En s’effondrant, l’Empire soviétique a en effet emporté avec lui un modèle de planification économique qui s’appliquait à l’agriculture comme au reste. S’en est suivi une profonde déstabilisation de ce secteur, qui a rendu indispensable l’approvisionnement sur les marchés internationaux malgré un immense potentiel agricole au regard de la qualité des sols et de la quantité des surfaces cultivables. Arrivé au pouvoir, Vladimir Poutine a parfaitement compris l’impératif de la souveraineté agricole, tant pour des raisons économiques que stratégiques. Il a alors fait de la puissance agricole une priorité nationale, formalisée en 2010 par une doctrine dite de « sécurité alimentaire ». Cette doctrine définit des objectifs chiffrés ambitieux pour la production agricole, qui prévoit la quasi-indépendance alimentaire de la Russie à l’horizon 2020 et s’est accompagnée d’un soutien financier aux investissements et projets d’un montant d’environ trois milliards de dollars par an.

Il ne manquait alors qu’un volet à ce programme pour qu’il soit complet : la mise en place de mesures protectionnistes afin de stopper la concurrence des agro-industries occidentales très compétitives. L’introduction des sanctions occidentales lors de la crise ukrainienne et la découverte opportune de cas de maladies animales en Europe de l’Est ont fourni à Poutine une occasion inespérée de renforcer sa production intérieure, en déguisant l’embargo sous un aspect de légitimes mesures de défense et de protection.

L’art subtil de faire « d’une pierre, deux coups »

En décidant un embargo sur le porc (élargi plus tard à l’ensemble des produits agricoles occidentaux), Poutine parvient à déstabiliser les marchés des pays exportateurs, et en profite également pour protéger son marché domestique. Le Président russe ne s’en cache pas et déclare lors d’une réunion avec des responsables agricoles de la région de Rostov le 24 septembre 2014 que les :

« opportunities opened up for Russian agriculture after the introduction of a ban on food products from a number countries, with additional momentum for growing and strengthening the positions of our agricultural producers on the domestic market. […]Thus, we need to take advantage of this moment now, in order to stand firmly in our own market. »

Certes, cette mesure protectionniste est parfaitement contraire aux préceptes de l’Organisation mondiale du commerce (que la Russie a rejoint en 2012, après vingt ans de négociations !), et l’Union européenne a naturellement porté l’affaire devant l’Organe de règlement des différends, mais les décisions de cette institution ne sont rendues qu’après plusieurs années de procédures… Et si d’aventure le motif sanitaire était jugé fallacieux, la Russie pourrait toujours argumenter que l’embargo est une arme économique popularisée par… l’Organisation des Nations Unies, qui la prévoit officiellement dans ses textes !

L’embargo russe, un révélateur de la recomposition des alliances de la Russie.

La stratégie agricole russe s’inscrit dans la redéfinition des alliances stratégiques de la Russie. Elle se caractérise par la volonté de réduire la dépendance vis-à-vis de l’occident grâce au tissage de nouvelles alliances commerciales vers l’Est (Chine en particulier), ainsi que vers les autres pays émergents. Les universitaires américains Jones et Widworth expliquent en effet que  « if economic interdependence with Europe and the United States comes to be seen as a diplomatic vulnerability, governments in Russia and countries that might one day face sanctions have an interest in looking for alternate arrangements that are less easily exploited. » La Russie a ainsi mis à profit l’embargo pour chercher d’autres fournisseurs, principalement en Amérique du Sud (Brésil notamment), en Asie (Chine), et dans sa zone d’influence (Biélorussie) pour assurer son approvisionnement en attendant son autosuffisance.

L’approfondissement des partenariats agricoles avec la Chine est sans doute le plus spectaculaire ; celui-ci a en effet pris des formes inédites parmi lesquelles la création d’un fonds d’investissement commun, la location par la Russie de terres cultivables à la Chine, ou encore la mise en place d’une zone de libres-échanges expérimentale.

Il convient toutefois de nuancer : la Russie est trop impliquée dans les échanges mondiaux pour prétendre se substituer aux importations en général, et à celles de l’Occident en particulier. En effet, elle reste dépendante de l’Union européenne pour l’outillage et la machinerie agricoles, qui lui sont absolument nécessaires pour la hausse de ses rendements (ce besoin explique la volonté de coopération agricole russe avec le Japon en dépit de leurs relations géopolitiques houleuses). On ne peut en effet minimiser l’importance des facteurs technologique et scientifique dans les politiques de développement agricoles : les subventions à la production et la protection du marché intérieur ne suffisent pas. L’agence de presse russe Tass rapporte d’ailleurs les propos du chef de cabinet de Poutine, d’après qui la politique d’ « import substitution » en matière agricole est lente et difficile : on ne crée pas un savoir-faire en quelques années.

Le principal enseignement de l’affrontement économique entre la Russie et l’Union européenne, dont l’embargo d’août 2014 a été le point culminant, réside dans la confirmation du gouffre qui se creuse entre les préceptes libéraux du cycle de Doha promu par l’OMC jusqu’à la caricature, et l’instrumentalisation par les États du commerce des produits agricoles à des fins géostratégiques. Vladimir Poutine a très bien su utiliser cette contradiction en jouant à la fois la carte de l’OMC et celle du protectionnisme, tout en profitant opportunément du blocage à l’Ouest pour replacer ses pions à l’Est.

Nicolas Bouchaud