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D’une géopolitique des territoires à une intelligence territoriale

Le vocable « intelligence territoriale » apparaît comme nouveau dans les écrits français. Pourtant, Yves Lacoste, célèbre géographe et géopolitologue, à travers son ouvrage La géographie, ça sert, d’abord à faire la guerre, s’il a fait polémique lors de sa parution en 1976, reste aujourd’hui encore d’une étonnante actualité. Il revient aujourd’hui sur cette notion lors d’un entretien accordé à Jean-Guy Bernard, directeur général de l’École de Management de Normandie.

Les premiers pas de l’intelligence territoriale, l’apport d’Yves Lacoste

Yves Lacoste est considéré comme le père de l’École française de géopolitique, et a été l’un des premiers à repenser l’importance du territoire en matière de compétitivité.

Plus explicitement, il considère que la géopolitique inclut une certaine rivalité de pouvoir entre les territoires, c’est-à-dire qu’elles peuvent se décliner de la puissance d’un Etat, à des formes plus subtiles comme la guerre par l’information.

Près de 40 ans après la parution de son livre, il revient, dans l'entretien précité, sur la notion de rivalité de pouvoir sur des territoires, qui a évolué avec le temps, et ne s’applique plus au seul domaine des forces armées, utilisées par l’État pour se défendre ou pour imposer sa force. Aujourd’hui, en raison des nouveaux enjeux de la mondialisation, la « rivalité de pouvoir » s’inscrit dans un cadre territorial local tout en conservant son aspect de protection du patrimoine et de développement économique. Ce nouveau contexte favorise ainsi une centralisation de l’information et de la connaissance ainsi qu’une logique d’influence.

Pour exister, cette notion de rivalité de pouvoir impose de définir un espace de rivalité. Selon lui, un territoire est « une étendue sur laquelle vit un groupe humain qui le considère comme sa propriété collective ». Ce « groupe humain » exerce donc sa souveraineté à travers une étendue et des enjeux géopolitiques clairement identifiés.

Au regard de ces définitions, le concept de rivalité de pouvoir introduit la notion de rapport de force, c’est-à-dire une relation entre au minimum deux parties ayant des et objectifs similaires. Il peut s’agir par exemple de deux métropoles voisines si on s’en tient au niveau local. Par son poids économique et son influence, une métropole est capable d’influer sur d'autres territoires et ainsi impacter sa souveraineté (son économie, son environnement géographique, sa notoriété) et par voie de conséquence son image qui est aujourd’hui, rappelons-le, aussi importante que la protection de ses ressources.

Cela peut concerner également deux régions dont les intérêts et capacités sont concurrentes.

En appliquant cette logique de rapport de force aux territoires, émerge la nécessité de définir une politique locale tant défensive qu’offensive. Cette retranscription des rapports de forceaux territoires deviendra par la suite le concept d’Intelligence Territoriale (IT), outil stratégique pour la compétitivité et l’attractivité du territoire.

L’intelligence territoriale, une notion évolutive à définir

La littérature française sur l’intelligence économique a montré ses limites en tentant de donner une définition du concept d’Intelligence Territoriale : il y a presque autant de définitions que d'auteurs.

Le premier à s’être intéressé à ce concept est Jean-Jacques Girardot qui, près de 25 ans après Yves Lacoste, en donne une première définition. L’Intelligence Territoriale serait « le moyen d’acquérir une connaissance du territoire, mais également de maîtriser son développement. L’appropriation des technologies de la communication et de l’information constitue une étape indispensable pour que ses parties prenantes entrent dans un processus d’apprentissage leur permettant d’agir de façon pertinente et efficiente. L’intelligence territoriale est utile pour aider les acteurs territoriaux à projeter, à définir, à animer et à évaluer les politiques et les actions de développement durable ». Bien que sa définition ne reprenne par l’ensemble du périmètre de l’intelligence territoriale, il a le mérite d’être le premier à formaliser une définition.

Pour d’autres, l’Intelligence Territoriale se définirait par la mise en application des principes de l’intelligence économique, dans le cadre d’une action publique, au service du développement économique et industriel d’un territoire.

Ces définitions ont l’avantage d’englober l’ensemble des outils nécessaires (sociaux, économiques, environnementaux et informationnels) pour la compréhension d’un territoire. Le retour d’expérience du rapport Martre de 1994, conforté par celui de Bernard Carayon de 2003,et la définition d'une politique publique d’intelligence économique (PPIE) en 2010 montrent le besoin de replacer les territoires au centre de la réflexion. Il ne s’agit plus d’étudier les entreprises de manière individuelle et de comprendre l’influence qu’elles exercent potentiellement sur leur territoire, mais d’étudier comment le contexte territorial influence les entreprises.

Nous nous accorderons donc ici à considérer l’Intelligence Territoriale comme, d’une part la maîtrise du développement de l’activité économique d’un territoire et, d’autre part, le rassemblement et l’organisation des acteurs locaux de manière à centraliser la gestion des connaissances et des savoirs propres au territoire.

En ce sens, l’Intelligence Territoriale devient une déclinaison de la politique publique d’intelligence économique au niveau local.

Le Brexit, un cas d’intelligence territoriale pour la région de Normandie

Aujourd’hui, l’hypercompétitivité et les nouveaux enjeux de la mondialisation obligent les territoires à repenser leur politique locale en l’adaptant au contexte actuel. Certaines régions, comme la Normandie, ont été pilote en matière d’Intelligence Territoriale. Franc-tireur en termes de protection d’intérêts territoriaux, la région de Normandie a notamment mis en place un fonds de co-investissement normand. Il a pour mission première la protection des entreprises stratégiques locales ciblées ou menacées de rachat par des puissances étrangères. Dans la même logique, la région travaille en étroite collaboration avec l’État dans le cadre de l’application d’une politique d’Intelligence Territoriale.

Le Brexit est un exemple d'importance et d'actualité qui comporte des risques non négligeables pour la région Normandie et son développement économique. L’import-export concerne 35% du PIB régional normand, faisant de la région Normandie la 2e région française la plus ouverte de France. En 2017, les exportations normandes vers le Royaume-Uni s’élèvent à 2,3Mds contre 1,78Mds d’euros pour les exportations britanniques vers la Normandie.

Le couloir de la Manche est le plus emprunté au monde, représentant 25% du commerce mondial. Dans une étude publiée par le cabinet Ernst and Young, les échanges commerciaux entre le Royaume-Uni et la Normandie représenteraient plus de 115Mds d’euros par an.

Pour rappel, le schéma régional de développement économique d’innovation et d’internationalisation de la région, nous apprend qu’un des grands axes  stratégiques de la région repose sur le secteur maritime. À tire d’exemple, Port Normandie Associé (PNA), pilier de l’économie pour la région, fournit 5000 emplois et a investi 200 M d’euros entre 2010 et 2017.

Selon Patrick Maletras, président de la société Tamar, « Aujourd’hui, un camion sort du ferry et prend la route quinze minutes plus tard, sans aucun blocage. Demain, cela pourrait prendre deux à trois heures ». Nous comprenons bien à travers cette déclaration les impacts financiers et organisationnels qu’entraîne le Brexit. Il s’agit donc de repenser intégralement le processus de validation des transports de l'aménagement des ports maritimes. L’enjeu ici est de protéger 3 ports considérés comme vitaux, à savoir les ports de Cherbourg, Dieppe et Caen-Ouistreham. À eux trois, ils enregistrent 2 millions de passagers et 200 000 poids lourds chaque année, représentant ainsi un enjeu économique majeur pour la région. Il faut donc réussir à sauvegarder la performance de ces trois ports, mais aussi gagner de nouveaux trafics. D’autant plus que les Belges et les Hollandais ne laisseront pas passer une telle opportunité pour gagner ces marchés. On retrouve également parmi ces acteurs, la société danoise, DFDS, compagnie maritime, dont le chiffre d’affaires s’élève à 1,7Mds en 2016 dont 363M de bénéfices. Le ministre des Transports britanniques a d'ailleurs signé des accords visant à faciliter les relations commerciales avec DFDS, afin de créer des liaisons supplémentaires pour un montant de 52,5 millions d’euros. L’influence danoise est donc particulièrement active sur ce marché.

La probabilité d’un Brexit « dur », c'est-à-dire sans accord, s'accroît fortement et comporte des conséquences particulièrement pénalisantes pour l’économie normande. Heureusement, dans cette région, les acteurs étatiques et régionaux ont su, plus que dans d'autres régions, harmoniser leur action et défendre conjointement certains projets dimensionnants pour la région. Dans cette logique, le projet de réaménagement des ports de Normandie, défendu par la région et par les services de l'État, a pu être cofinancé par la Commission européenne à hauteur de 50%. Elle financera, quant à elle, les infrastructures portuaires, y compris les équipements de sécurité, de sûreté et les installations de contrôle. De plus, la région a également obtenu, de la part du gouvernement, l’adoption d’un projet de loi « habilitation » qui a pour vocation d'alléger certaines règles d’urbanisme et d’environnement.

L’apport de l’intelligence territoriale, un besoin vital pour les territoires

Dans le contexte très particulier qu’était la guerre froide, Yves Lacoste pensait déjà le prisme économique indissociable de la géopolitique d’un territoire, alors qu’à l’époque, rappelons-le, la puissance d’un territoire national se mesurait principalement à l'aune de sa force militaire. Depuis, de nombreux travaux ont mis en évidence le rapport existant entre la géographie et la guerre économique.

L’analyse des conséquences potentielles du Brexit pour la Normandie montre que l’organisation de la région en matière d’intelligence territoriale a permis une anticipation des menaces. Ainsi, la région Normandie aura très certainement réduit ses impacts financiers et économiques. Elle conserve donc sa place de région pilote en matière d'intelligence territoriale. C'est également un parfait exemple de résilience.