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Quand Erdogan s’aventure en Afrique pour imposer son influence économique [1/2]

En quête de débouchés économiques dans les années 2000, la Turquie a opté pour le processus d’adhésion à l’Union Européenne (UE). Force est de constater que le projet ayant peu évolué, ce pays a entrepris de cibler le marché africain.

La visite du président Erdoğan en Afrique subsaharienne n’est pas passée inaperçue. Le 17 octobre 2021, il rencontra les présidents togolais, libérien, burkinabé, nigérian et angolais. Revenons sur les faits.

L’économie turque s’est profondément transformée depuis les années 1940. Contre toute attente, les crises de 1999 et de 2001 ont permis le passage d’une économie administrée où l’interventionnisme étatique était omniprésent – typiquement kémaliste – à une économie libéralisée, plus ouverte sur l’extérieur et davantage insérée dans la mondialisation. L’AKP a gagné les élections en 2002, un an après la crise, et ne les a plus perdues depuis. C’est aussi au lendemain de cette crise que l’économie turque a connu un rythme de croissance régulier et soutenu au point où on l’assimile aujourd’hui à une économie libérale. Les perspectives à l’horizon 2060 ne démentent pas la trajectoire ainsi tracée de sorte que le 90e anniversaire en 2013 de la naissance de la République a été celui d’une puissance régionale, voire mondiale. L’AKP s’inscrit dans la vision de l’empire ottoman, il souhaite retrouver sa puissance déchue. Dans une volonté d’affranchissement total des grandes puissances économiques (principalement Etats-Unis d’Amérique, les pays de l’UE, Russie et Chine), le président Erdoğan ne lésine pas sur les moyens mis en place afin d’asseoir son pays à leurs côtés. Financièrement, l’AKP soutient le développement de l’économie nationale, usant sans honte de procédés mercantiles. On peut penser particulièrement à l’industrie agroalimentaire et militaire – entre autres. Pour la première, la Turquie projette de devenir un acteur incontournable à l’horizon 2023, en s’efforçant de maintenir sa place de hub régional de production, d’approvisionnement et de distribution. C’est pourquoi, le pays a ainsi mis en œuvre de nombreuses mesures incitatives destinées à attirer les IDE incluant des dispositions législatives assouplies, des charges fiscales allégées, des aides et subventions dans le cadre de programmes européens, des incitations géographiques et sectorielles. 

 

Exportation des biens de consommation

Exportatrice de nombreux biens à l’étranger, les produits agroalimentaires prennent une part significative dans les échanges commerciaux de la Turquie. De fait, la Turquie est devenue la 1ère exportatrice de farine et de pains, la 2ème, de pâtes et détient la 11ème place exportatrice de conserves de fruits et légumes. Parler du secteur agroalimentaire suffit à démontrer l’agressivité de la Turquie à l’égard de ses concurrents sur le marché africain. La Turquie, comme la France, base une partie de ses exportations sur les produits alimentaires. « Le volume commercial turco-africain a atteint les 25,3 milliards de dollars en 2020 » s’est félicité Mehmet Mus, ministre turc du commerce. De ce chiffre, 11% sont des produits agricoles et alimentaires. En comparaison, le volume des exportations agricoles français en Afrique atteignait presque 4,5 milliards de dollars en 2017, sachant que le volume n’a cessé d’augmenter depuis. Afin de pérenniser les relations économiques Turquie-Afrique auprès des entrepreneurs turcs, « l’association TUSKON (Confédération des hommes d’affaire et des industriels turcs) a organisé dès 2006 ses premiers évènements, qui ouvriront le chemin vers la création du Forum Turquie-Afrique, » selon un rapport de l’IFRI. Dans sa quête de nouveaux débouchés commerciaux, la Turquie vise particulièrement ces régions aux équilibres alimentaires fragiles. La Libye est la principale destination nord-africaine, mais de nouveaux projets voient le jour en Algérie et surtout au Maroc, bénéficiant du soutien de l’enseigne BIM qui y implante ses supermarchés (cas d’école sur lequel nous reviendrons par la suite). La Libye est incluse dans un plan d’ensemble visant à s’attaquer au marché de l’Afrique maghrébine et subsaharienne. Les cinq partenaires privilégiés de la Turquie dans la région sur le plan agroalimentaire sont l’Angola, le Soudan, le Bénin, Djibouti et la Somalie. 

La visite du président Erdoğan en Afrique a eu pour principal objectif d’engranger de nouveaux accords commerciaux, ou a fortiori d’augmenter la cadence de certains autres. Nous justifierons ce but par la présence du ministre Turc de l’économie au côté du président Erdoğan et, par la rencontre systématique « des représentants du monde des affaires au cours des forums d'affaires qui se tiendront en marge de visites en Angola et au Nigéria. » Ainsi, il est prévu de doubler le volume d’échange commerciaux avec l’Angola (présentement 116 millions de dollars), de s’engager dans la lutte contre le terrorisme? Dans le partenariat sur les hydrocarbures et l’énergie avec le Nigeria, il est prévu de poursuivre la vente de ciment et d’acier pour la construction d’infrastructures dont l’Afrique a besoin, d’aider à l’approvisionnement en vaccin contre la Covid-19. D’autre part, précisons que le président Erdoğan a également reçu début octobre Moussa Faki, président de la Commission de l'UA. Les discussions ont porté sur les questions de développement infrastructurel, économique et humain, de médiation, de culture, de commerce, et aussi du volet humanitaire. D’autre part, l’agence turque de coopération et de développement (TIKA) institutionnalise le développement économique turc à l’étranger. Celle-ci incite et aide à la coopération économique, commerciale, sociale, technique, culturelle et éducative entre les pays et les communautés turcophones. De fait, TIKA fournit des bourses et intervient auprès des acteurs et institutions internationaux et sert de relais lorsque la Turquie investit dans la construction d’une université, de ports ou apporte une aide fiduciaire. En janvier 2018, la TIKA offrit des équipements agricoles à 35 familles colombiennes. D’une certaine manière, la TIKA agit comme une agence de soft power turc. Parallèlement, le forum Turquie-Afrique, évoqué précédemment,  a pour objet de stimuler les dynamiques entrepreneuriales entre ces régions (dans l’intérêt de la Turquie, toujours). Celui-ci se tiendra en décembre 2021, réunit 2000 entrepreneurs turcs et africains et environ 500 membres d’institutions. La démarche, entretenue par le gouvernement, porte ses fruits. Elle amène entre-autres au déploiement des entreprises turques sur le continent africain.

 

Vente de services sur le continent : un puissant soft power

La Turkish Airlines accompagne cette dynamique d’exportation de l’économie. La compagnie aérienne étend son réseau à grande vitesse avec l’ouverture de sa 60ème ligne aérienne en Afrique en 2020. Elle est un outil d’influence efficace, tant pour le fret de marchandise que pour le transport de voyageurs, comme en témoigne la création d’une ligne en même temps que la récente ouverture de l’ambassade turque au Togo lors de la dernière visite officielle du président Erdoğan. « Pour autant – insiste le rapport de l’IFRI d’avril 2020 – la compagnie turque n’opère ces différentes liaisons qu’avec des fréquences limitées dans la plupart des cas, seules quelques destinations bénéficiant de services quotidiens (Alger, Tunis, Casablanca et Le Caire).

A cela, s’ajoute une stratégie d’influence au travers d’une éducation ciblée distillée par endroit. C’est le travail des sept centres culturels Yunus Emre et de la fondation éducative Maarif, présente dans 31 pays d’Afrique. Si le putsch du 15 juillet 2016 mené par l’imam Fethullah Gülen perturba la stratégie turque, l’Etat a repris en main ces plusieurs écoles (jadis implantées par la confrérie Gülen et réputées pour leur excellence). Tous ces organismes travaillent en synergie. Cemalettin Kani Torun, député de l’AKP, membre de la commission des Affaires étrangères du parlement turc et ancien ambassadeur de Turquie en Somalie, ne craint pas de dire « qu’ils [les Turcs, membres de l’AKP au pouvoir] sélectionnent les enfants des responsables politiques et des hauts fonctionnaires, leur lavent le cerveau, pour les amener par la suite à prendre le pouvoir. Ils scolarisent les enfants pauvres, les orphelins, aux mêmes fins. Ils ont procédé ainsi en Asie centrale et s’apprêtaient à le faire en Afrique. Bref, sous couvert d’œuvres caritatives, ils ont un agenda caché. »

Revenons sur le rôle de BIM dans l’effort national. Typiquement, sur la marché marocain où l’acteur est présent depuis 2017, il n’a toujours pas engrangé de bénéfice. Au Maroc, avec pas loin de 550 supermarchés, il poursuit coûte que coûte son expansion et s’affiche désormais comme le numéro un marocain de la grande distribution. On peut ainsi comprendre que le géant des supermarchés ne cherche pas à tout prix la rentabilité.  Nous assistons à la mise en place d’une stratégie de “soft power” à grande échelle, dans le but d’étendre l’influence culturelle alimentaire turque dans le monde.

 

Luc de Petiville

 

Partie 2 : Quand Erdogan s’aventure en Afrique pour imposer son influence économique [2/2]

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