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[CONVERSATION] Jean-Baptiste Noé – guerre en Ukraine : jeux d’influence et guerres informationnelles [3/3]

La guerre en Ukraine a débuté depuis maintenant plus de 2 mois. Pourtant, la situation n’a jamais paru aussi floue. La désinformation et les fake news ne cessent de cacher ou transformer la réalité des faits et des intérêts réels des grandes puissances mondiales. Pour décrypter ces jeux d’influence, le Portail de l’Intelligence Économique a fait appel à Jean-Baptiste Noé, docteur en histoire économique et rédacteur en chef de Conflits.

PIE : Il existe une grande muette dans ce conflit : la Chine. Qu'en est-il de ses intérêts dans ce conflit ? Pourrait-elle être amenée à soutenir les États occidentaux moyennant des échanges d’intérêts ?  A-t-elle été prise de court par l’invasion russe ?

Jean-Baptiste Noé : Cela demeure un mystère. Nous ignorons encore si Poutine avait informé ou non Xi Jinping avant le début de l’opération. La Chine a pour l’instant intérêt à attendre et observer les évènements. Quand deux ennemis s’affrontent, il vaut mieux attendre la fin du match pour savoir lequel sera complètement groggy, et donc comment intervenir. L’Ukraine est un enjeu important pour la Chine, voire même central, parce que les Chinois ont commencé à acheter de nombreuses terres agricoles. Attendre la fin du conflit leur permettra à coup sûr d'accentuer le rachat de terres arables. Les Ukrainiens ont besoin d’argent, ce serait le moment d’acheter. De la même manière, la Sibérie constitue un enjeu vital pour les Chinois. À la place des Russes, je serai inquiet. Une épée de Damoclès plane au-dessus de leurs têtes. Ce territoire tend à être sous-peuplé de Russes et à connaître une présence exponentielle de Chinois. Ainsi donc, la Chine est pour l’instant le potentiel vainqueur de la situation présente. Cela entre tout à fait dans son champ doctrinal, à savoir gagner sans combattre. La Chine fuit le conflit armé, elle préfère étendre ses tentacules années après années et gagner tous les champs de l’économie en rachetant ses concurrents et soumettant des pays. Selon eux, cela vaut mieux que perdre en combattant, ou que gagner en combattant, ce que n’ont pas su faire les Russes d’ailleurs. Les Russes n’auraient pas dû attaquer. Sans combattre, ils auraient obtenu que l’Ukraine ne soit pas dans l’OTAN, l’indépendance du Donbass et de la Crimée. La stratégie russe a été mauvaise à bien des égards.

 

PIE : L’Europe, ce “vieux continent.” Nous remarquons une grave faiblesse morale dans sa manière d’appréhender les conflits à haute intensité. Le Chef d’État-Major des armées a récemment dit qu’il “fallait gagner la guerre avant la guerre”, de même le thème de la haute intensité semble apparaître au cœur du débat. Cette guerre ne remet-elle pas en cause la capacité à agir de l’UE ou à l’inverse ne renforcera-t-elle pas le projet d’une armée européenne ?

Jean-Baptiste Noé : L’armée européenne existe déjà : elle s’appelle l’OTAN. Le débat est clos. Toute armée européenne autre que l’OTAN est un vain mot. Au contraire, cette guerre renforce l’OTAN et lui permet de perdurer un peu plus. La vieille chimère de l’armée européenne n’aboutira jamais, car il y a l’OTAN. À quoi bon avoir deux armées ? Ensuite, le vrai problème ne repose pas sur une défaillance militaire, car il est possible de dégager des crédits à l’armée et de lui acheter des armes. Le vrai problème est humain. L’armée correspond à un esprit de défense. Trop souvent, nous en venons à imaginer que pour former une armée, il suffit d’aligner frégates, chars et avions, et ainsi régler les conflits. Pour avoir un esprit de défense, il faut des générations prêtes à s’engager dans l’armée, s’engager réellement, c’est-à-dire à mourir s’il le faut. Pour obtenir cela, il faut un esprit de défense mythifiant les victoires et pouvoir s’appuyer sur une histoire militaire, avoir tout un réseau de recrutement – du collège jusqu’aux classes préparatoires et au recrutement des étudiants. En France, on a cela. Sans cela, personne ne s’engage dans l’armée, que ce soit pour 5 ans, 10 ans ou une carrière plus longue. La France a cet esprit militaire, et c’est le seul pays à l’avoir en Europe, excepté l’Angleterre. Un esprit militaire ne se crée pas avec un plan quinquennal, ni du jour au lendemain. Les autres pays européens, je pense à l’Espagne, à l’Allemagne, à l'Italie, n'ont pas d’esprit militaire aussi poussé que le nôtre. Donc, ils peuvent toujours débloquer des budgets pour l’armée – comme le fait l’Allemagne en ce moment – mais ça ne servira à rien. Le plus rationnel pour eux serait de débloquer des budgets pour l’armée qui serviront au financement de l’OTAN puisque les États-Unis, ayant encore un esprit militaire, ont les officiers ou les soldats du rang capable de se battre dans l’OTAN.

 

PIE : Vous évoquiez précédemment le cas allemand. Le fait que l’Allemagne ait annoncé récemment qu’elle débloquerait 100 milliards d’euros supplémentaires à son budget militaire de 2022 pour remettre sur pied une armée est-il tout d’abord sérieux et cela doit-il nous inquiéter ?

Jean-Baptiste Noé : Que l’Allemagne développe son armée n’est pas une bonne nouvelle. L’Allemagne joue toujours pour elle et pour la défense de ses intérêts, comme elle le démontre encore dans la guerre économique tournée contre la France. Ceci dit, la population vieillissante de l’Allemagne empêche le développement d’une armée de qualité. Pour avoir une armée, il faut exalter les victoires militaires du pays, une équation trop complexe pour le peuple allemand. En revanche, s’ils venaient à dépasser ce traumatisme, cela deviendrait dangereux pour l’Europe. Ceci dit, je vois cela d’un point de vue français. Issu d’un autre pays européen, je pourrais être amené à réfléchir autrement la question d’une armée nationale. Toutefois, aujourd’hui, la solution la plus rationnelle d’un point de vue humain et économique, c’est l’OTAN. C’est normal que les pays adhèrent et le renforcent. C’est cette “armée européenne” qui nous a protégés et nous protège, des Russes par exemple, nous ne pouvons que le constater.

 

PIE : Il s’était fait sentir, un temps, après la Guerre Froide, que l’arme nucléaire semblait flotter dans les esprits au point de devenir une menace en l’air. Il s’est même dit qu’il ne serait fait usage de l’arme nucléaire entre puissance la détenant. Croyez-vous que cela ait changé les paradigmes de la guerre ?

Jean-Baptiste Noé : Quand on parle de nucléaire, la doxa ambiante nous fait penser à un champignon radioactif au-dessus de Hiroshima. Nous n’y sommes plus, les armes sont bien plus élaborées pour répondre à d’autres critères militaires. Il existe une multitude d’armes nucléaires différentes. Dernièrement, les violents échanges entre les États-Unis et la Corée du Nord ont redonné de la vigueur à l’argumentaire nucléaire, surtout depuis l’élaboration d’armes nucléaires tactiques. Nous savons même que la Russie détient dans ses arsenaux des torpilles nucléaires, proposables depuis des sous-marins, à des fins destructrices de villes côtières.

Nous faisons toujours usage du nucléaire, c’est-à-dire que la dissuasion est un usage du nucléaire. En somme, la dissuasion est offensive. Donc, d’une certaine manière, cette guerre est nucléaire, car elle a mis à l’épreuve l’efficacité de la dissuasion. Heureusement, le conflit est petit et géographiquement limité dans les régions à l’est de l’Ukraine, c’est-à-dire que Lviv a à peine été bombardée, Kiev aussi. Espérons que ça le reste. Nous ne vivons pas un conflit continental.

 

PIE : Au-delà même de l'idée que la France puisse tirer profit du conflit, puisque la tournure que prennent les évènements ne joue pas en notre faveur, comment limiter les pertes économiques de la France ?

Jean-Baptiste Noé : La France a très mal joué, voilà déjà une certitude. La France est le premier employeur privé en Russie représentant 160 000 emplois. Les entreprises françaises avaient des intérêts économiques certains dans l’économie russe. Tous les pays européens avaient intérêt à ce que la France parte, car la France était première. C’est une erreur d’être parti, ce sont les Allemands qui récupéreront les marchés. Ils ont opéré un très bon coup dans la guerre économique qui nous oppose à eux. Quitter la Russie va à l’encontre des intérêts français, et notre départ ne changera en rien la position de Poutine. Interdire à des athlètes paralympiques russes de concourir aux JO n’a pas infléchi la volonté de Poutine. Comble du ridicule, les chats russes ont même été interdits des concours internationaux. En témoignent les conséquences des sanctions économiques datant de 2014 pour notre économie, elles seront à long terme sans effet sur la volonté russe, et ironiquement toucheront douloureusement notre pays. C’est là tout le problème du sentimentalisme, on prend des décisions sans réfléchir et on aboutit à des drames.

 

PIE : La paix rétablie en Ukraine, l’Europe doit-elle s’attendre à rencontrer des effets secondaires ?

Jean-Baptiste Noé : Il y a deux questions fondamentales pour l’après-guerre. Le premier problème concerne les armes en circulation. Nous avons distribué et nous distribuons encore des fusils d’assaut et des armes de poing inconsciemment, je ne parle même pas des missiles… Que vont-elles devenir ? La grosse crainte, c’est qu’elles soient récupérées par des mafieux Ukrainiens et revendues ensuite en Europe. C’est exactement le même phénomène que l’on a constaté dans les Balkans ou en Afghanistan. Donc la probabilité est non-négligeable pour que ces armes se retrouvent dans les zones sensibles françaises. La conséquence indirecte est un grave problème de sécurité sur le territoire français d’ici quelque temps. La reconstruction est le deuxième problème. Le futur est tout à fait prévisible : les Russes ne donneront pas un centime pour la reconstruction, donc les Européens prêteront de l’argent à l’Ukraine, les marchés publics seront tout sauf des marchés publics, et ce seront les systèmes de corruption et les oligarques qui récupèreront l’argent des Européens. Ils s’enrichiront avec de la reconstruction à la va-vite, des immeubles qui probablement devront être refaits au bout de 20 ou 30 ans parce qu’ils auront été construits avec des matériaux médiocres. On ne pourra que constater un enrichissement très néfaste avec quelques privilégiés seulement qui pourront en profiter, c’est ce qui s’est passé au Liban dans les années 1980, où les mafias libanaises ont récupéré la manne financière qui leur tombait du ciel. Donc le vrai problème pour les Européens, ce n’est pas de faire comme Ursula von der Leyen, à savoir de remettre le traité d’intégration à l’Union européenne, qui est un non-sujet. L’enjeu est de savoir comment empêcher les armes présentent dans le conflit de venir chez nous et qu’elles servent dans le grand banditisme et le terrorisme, et comment faire en sorte que la reconstruction ne soit pas de l’argent public européen donné en toute simplicité aux mafias ukrainiennes. Ce serait terrible, autant pour nous que pour les Ukrainiens.

 

PIE : Ce conflit marque le point de bascule d’une mondialisation tournée autour de la puissance thalassocratique anglo-saxonne, au profit d’une mondialisation essentiellement continentale eurasiatique. Partagez-vous ce constat ?

Jean-Baptiste Noé : Il est compliqué d’établir des prévisions. Les Routes de la Soie sont pour le moment un fantasme, une semi-réalité. On verra également jusqu’à quand les Chinois pourront se permettre de le faire, car ce projet coûte très cher à leur économie fondée sur la dette. Tout ce qui est fondé sur la dette est voué à s’effondrer un moment ou un autre. Soyons donc prudents à ce jeu-là. Il suffit de constater que le Kazakhstan, historiquement allié de la Russie, s’est détaché d’elle lors de ce conflit.

 

PIE : Comment se fait-il que cette guerre ne paraisse pas inquiéter outre-mesure sur la scène internationale ?

Jean-Baptiste Noé : C’est un conflit au cœur de l’Europe, mais tristement marginal pour les autres pays comme l’ont montré les faibles réactions de la Chine et même des États-Unis dans une certaine mesure. Le vrai centre du monde est aujourd’hui l’Indopacifique qui abrite la majeure partie de la population et le poumon de l’économie mondiale. Ce n’est un sujet pour personne d’autre que les pays européens, en témoignent les anciens pays du tiers-monde qui, à l’ONU, ont voté contre des sanctions internationales à l’endroit de la Russie. Les politiques de sanctions n’ont jamais fonctionné. Sanctionner à pour but de révolter un peuple contre son gouvernement au point où il l’obligera à céder aux pressions internationales. Jamais cela n’a fonctionné car les gens pauvres ne se révoltent pas, les gens faisant les révolutions sont des intellectuels et des bourgeois. Cuba a été sous embargo américain pendant des décennies, pourtant Castro n’est jamais tombé. À la rigueur, nous remarquons qu’elles s’abattent en réalité contre les pays les imposant. En fait, distribuer des sanctions à la pelle démontre une impuissance à intervenir militairement parlant.

 

PIE : Et enfin, nous aimerions vous poser la question qui interroge beaucoup de monde : la Russie sort-elle affaiblie de cette guerre ?

Jean-Baptiste Noé : C’est difficile à dire avant que le conflit n'ait atteint son terme, nous verrons bien à la fin ce qu’il en sera. Pour le moment, la réponse est affirmative car ils ont perdu des hommes, du matériel et que cela commence à coûter cher. Ils ont également beaucoup perdu sur la question morale, car les liens et la confiance difficilement construits en 20 ans entre les pays d’Europe et eux ont disparu dès les premières heures d’intervention. Il sera très compliqué de recréer des liens moraux, politiques et culturels avec la Russie.

 

Propos recueillis par Antoine Cornu et Luc de Petiville

 

Première partie : [CONVERSATION] Jean-Baptiste Noé – guerre en Ukraine : jeux d’influence et guerres informationnelles [1/3]

Deuxième partie : [CONVERSATION] Jean-Baptiste Noé – guerre en Ukraine : jeux d’influence et guerres informationnelles [2/3]

Pour aller plus loin :