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Ukraine/Russie : le Bitcoin, nouvelle arme de guerre économique ? [Partie 2/2]

Suite à l’offensive militaire russe en Ukraine, les cryptomonnaies en général et le Bitcoin en particulier, s’imposent des deux côtés de la ligne de front comme une variable majeure du conflit en cours, à la fois comme un moyen de lever des fonds mais aussi comme une alternative éventuelle au monopole de SWIFT. En filigrane se dessine aussi le rapport de force à venir pour réguler et contrôler le secteur des crypto actifs, dont le rôle géopolitique ne cesse de s’accroître.

L’avantage immense du Bitcoin est qu’il s’agit tout à la fois d’une unité de compte et d’un système de paiement. En d’autres termes, c’est un package intégral qui fournit à la fois le contenant et le contenu. Il s’agit d’une technologie tout-en-un, qui vient avec sa pièce (un jeton bitcoin) et son réseau de dépense et de transfert (la blockchain bitcoin, décentralisée). Nul intermédiaire étatique, nulle entreprise intermédiaire, pas de SWIFT, de VISA ou de Mastercard sur le réseau Bitcoin : Bitcoin est autonome et se passe donc des acteurs classiques du système financier.

Car pour rappel, si les sanctions économiques sont prononcées par des États (en l’occurrence par les US et l’UE), elles sont appliquées par les acteurs économiques eux-mêmes, en l’occurrence les institutions bancaires, qui doivent vérifier les transactions et bloquer celles qui contreviennent aux sanctions.  Or les cryptos fonctionnent en dehors de ce système puisqu’elles se passent normalement de tous les intermédiaires bancaires : toute la transaction a lieu sur la blockchain, ce qui doit donc permettre aux personnes sous sanctions d’en éviter la plus grande partie. 

Enfin, et de façon plus périphérique, notons aussi que l’utilisation des bitcoins vient de facto régler le problème de l’extraterritorialité du droit américain : ce concept juridique soumet au droit américain toute transaction libellée en dollar. Or si une transaction est réalisée en Bitcoin, elle sort donc directement de la juridiction américaine.

C’est en cela que le Bitcoin (et l’intégralité des cryptos) sont intéressants pour des pays comme la Russie, qui cherchent à gagner en autonomie vis-à-vis de la domination américaine sur les échanges financiers : le Bitcoin a démontré qu’il était possible de disposer d’un système unique qui soit à la fois une unité de compte et un réseau. Sans forcément adopter le Bitcoin a une échelle nationale, on comprend fort bien que la Russie s'intéresse aux perspectives ouvertes par la blockchain. Et avant la Russie, des pays comme l’Iran depuis 2019, le Venezuela (depuis 2020) ou la Corée du Nord ont déjà utilisé les cryptos pour déplacer des sommes importantes et échapper à des sanctions internationales.

Pour autant, à l’heure d’écrire ces lignes, il reste très peu probable que la Russie adopte effectivement le Bitcoin ou une crypto existante pour échapper aux sanctions, et cela pour deux raisons :

  • La scalabilité : le réseau Bitcoin n’est pas en capacité technologique d’accueillir les besoins concrets de la Russie en termes de volumes d’échanges, notamment du fait d’un temps de traitement des transactions trop long et d’un nombre de transactions par seconde trop faible.

  • La traçabilité : contrairement à une idée reçue très répandue, le Bitcoin n’est pas intraçable, c’est même l’inverse. Le Bitcoin repose sur la technologie blockchain qui permet de tracer et de suivre la dépense de n’importe quel centime ou satoshi. Des entreprises spécialisées, comme Chainanalysis, qui travaille avec le FBI, sont devenues des expertes en la matière. Or partant de là, il est possible de rendre illégal les transactions vers certains portefeuilles identifiés comme russes. Dès lors, toute entreprise qui continuerait à commercer avec la Russie, peu importe que cela soit en dollar, en euro ou en bitcoin, serait bien condamnable pour violation des sanctions. Une entreprise présente sur le sol américain qui commercerait avec la Russie via le bitcoin serait donc passible d’une condamnation très lourde.

Dans les faits donc, il est peu probable à court et moyen terme que la Russie utilise le Bitcoin de manière globale et massive ; il semble donc que l’adoption des cryptos restera majoritairement cantonnée aux particuliers et à quelques entreprises, principalement pour protéger leur patrimoine, plutôt que réellement pour contourner les sanctions ou commercer au niveau international.

Mais si cette adoption des cryptos par l’État russe reste hypothétique à l’instant T, le simple fait que la Russie perçoive l’intérêt des cryptos dans cette guerre économique est déjà une révolution en soi : cela signifie que les grandes puissances de notre temps commencent à saisir la place que peuvent prendre la blockchain et les cryptos dans le rapport de force économique. 

Et ce premier pas de la Russie est surveillé de très près par les observateurs euro-américains qui comptent bien utiliser cela comme un prétexte pour imposer une régulation très coercitive au secteur des cryptos, pour éviter que la situation ne s’enkyste. Le risque étant que, partout, les pays «non-alignés» ou hostiles à un système économique basé sur le dollar, se coordonnent pour utiliser le Bitcoin (ou toute autre crypto qui pourrait s’imposer, probablement une crypto plus sécurisée et anonyme comme XMR, ou plus scalable comme ETH, SOL ou EGLD). Une véritable guerre mondiale froide est donc en train de se mettre en place avec pour cheval de bataille, la régulation des crypto-actifs.

 

Cette (autre) guerre qui vient : bataille pour la régulation des cryptos

Dès l’annonce des sanctions en février 2022, les différents pays occidentaux ont directement compris que les cryptos allaient jouer un rôle dans la guerre économique menée à la Russie. Si bien que l’Ouest a immédiatement commencé à faire pression sur les principaux acteurs du secteur des crypto-actifs afin de s’assurer qu’ils appliquent les sanctions et entravent l’activité de la Russie. Les principaux exchange, comme Binance, Coinbase ou FTX ont ainsi annoncé qu’ils feraient appliquer les sanctions. D’autres exchanges ont eux annoncé qu’ils iraient encore plus loin, en blacklistant tous les utilisateurs basés en Russie : c’est notamment le cas de gros exchange asiatiques (Singapour, Corée du Sud, Japon) et de la Suisse. 

A l’heure actuelle, le Congrès américain examine un projet de loi qui permettra à la SEC (le gendarme de la bourse) de bloquer les exchanges (y compris étrangers) qui ne bannissent pas les citoyens russes visés par les sanctions. Certains parlementaires ont même proposé d’élargir le bannissement à tous les citoyens russes ou liés à la Russie. Mais le mastodonte des exchanges, Binance, a déjà annoncé qu’il ne bannirait pas pas indiscriminément tous les utilisateurs de la Fédération : néanmoins, le rapport de force entre l’entreprise privée et l’administration américaine risque fort bien de pencher en faveur des Américains.

Ces pressions sur des entreprises privées ne sont absolument pas étonnantes, elles s’inscrivent dans une tendance de plus long terme qui voit les démocraties occidentales s’opposer très frontalement au principe même des cryptos.

Dernier exemple en date, un projet de loi déposé au Parlement Européen qui vise à bannir de l’UE toutes les crypto-monnaies dont la technologie repose sur le Proof of Work (PoW) c'est-à-dire le minage, la technologie à la base du Bitcoin justement. La raison ? Cette technologie serait extrêmement polluante, une affirmation pourtant relativisée depuis longtemps par des statistiques : dans un article fleuve, Alexandre Stachtchenko (KPMG/ADAN) a largement démontré que la quasi totalité des accusations portées contre le secteur crypto sont le plus souvent infondées, datées ou tout simplement malhonnêtes et malveillantes. 

De même, le Bitcoin est régulièrement accusé de servir à financer le terrorisme, la pédophilie ou à permettre le blanchiment d’argent. Ces accusations servent ainsi à justifier le durcissement des politiques encadrant les différents exchange de crypto-monnaies, qui se voient obligés de serrer la vis en imposant des processus d’inscription avec un lourd dispositif KYC-AML. Ce qui pose deux problèmes très préoccupants : d’abord, la lourdeur de ce processus est un frein important au développement de l’éco-système crypto, qui peine à toucher le grand public ; mais surtout, ces dispositifs KYC-AML, qui garantissent que chaque transaction est reliable à une personne physique identifiée, permettent à des entreprises étrangères comme Binance (fondée par un chinois) ou FTX, (fondée par un Américain), de récupérer une masse colossale de données personnelles sur des citoyens européens (identité, routine de dépense, numéro de compte, selfie, carte d'identité…).

Au-delà de cette politique d’État très hostile aux cryptos, on trouve une politique plus insidieuse qui est le fait d’entreprises privées, plus précisément de banques : les banques mènent une véritable guerre aux cryptomonnaies, fermant les comptes des utilisateurs qui font des virements vers des exchanges cryptos, flaggant certaines transactions comme suspectes de façon arbitraire, interdisant aux entrepreneurs du secteur d’ouvrir des comptes pour leur start-up, etc. Tout cela avec l’assentiment tacite de l’État.

 

Car l’enjeu autour des cryptos est absolument immense, et pour les États, et pour les banques.

  • Les banques, comme cela a été exprimé plus avant, se positionnent comme des intermédiaires des échanges mondiaux, un rôle dont elles tirent un prestige et un pouvoir difficilement égalable, si bien qu’elles ont beaucoup à perdre à l’apparition d’acteurs décentralisés qui proposent des réseaux d’échange autonomes, ainsi que des méthodes de financement nouvelles et innovantes à l’image de ce que peut proposer la DeFi, dont certains plans en staking permettent d’obtenir des rendements proches de 20% sur l’épargne des particuliers, bien loin des 1% offerts dans les banques classiques.

  • Les États, de leur côté, ont aussi un intérêt immense à combattre l’émergence des crypto-monnaies : la puissance d’un État repose essentiellement sur son rôle de gardien de la monnaie, puisque l’intégralité de la politique publique ou de la politique étrangère d’un État repose sur sa capacité économique. L’émergence des cryptos bouleverse ce rapport de force puisque, de facto, en cas d’adoption de masse, une grande partie de la richesse de la population disparaît des radars de l’État, le privant de sa capacité à adapter la politique économique du pays.

Les banques classiques, comme les États, cherchent donc à réguler les cryptos, une technologie disruptive dont ils craignent en grande partie le potentiel “révolutionnaire”. Partant de là, la guerre économique qui oppose l’Europe à la Russie apparaît comme un prétexte de plus pour réguler le secteur des cryptos : alors même que, nous l’avons dit, il est peu probable  pour le moment que la Russie utilise réellement des cryptos à grande échelle pour échapper aux sanctions, les différents gouvernements européens annoncent déjà prendre des mesures pour encadrer les cryptomonnaies et les contrôler.  

Après avoir été accusé de financer Daesh, les réseaux pédophiles et les cartels de la drogue, voilà Bitcoin responsable de la guerre en Ukraine. “Quand on veut abattre son chien, on dit qu’il a la rage”.

Ainsi, depuis le déclenchement de l’opération militaire russe, les mesures anti-crypto se sont enchaînées. Christine Lagarde, présidente de la BCE a ainsi fait des déclarations très hostiles : « Chaque fois qu’il y a [des sanctions] il y a toujours des moyens criminels qui vont essayer de contourner l’interdiction. Il est donc d’une importance cruciale que la loi MiCA soit poussée aussi rapidement que possible, afin que nous ayons un cadre réglementaire dans lequel les crypto-actifs peuvent effectivement être capturés”.

Du côté de Bercy, même son de cloche, puisque Bruno Le Maire a lui-même déclaré lors du Sommet EcoFin que tout serait mis en place afin que les “crypto-monnaies ne servent pas à contourner les sanctions” décidées contre la Russie ; le ministre français a aussi affiché un franc soutien à la Loi MiCa précitée, poussée par la BCE contre les crypto-actifs. Plus tôt, le Gouverneur de la Banque de France, M. François Villeroy de Galhau, avait lui-même déclaré que face aux cryptos, la France et l’Europe “doivent être prêtes à agir aussi rapidement que nécessaire ou prendre le risque d'une érosion de la souveraineté monétaire”.

Au sein de l’éco-système crypto, des personnalités s’inquiètent déjà de ces positions très offensives des officiels européens et français, craignant que les lois et réglementations passées dans le contexte des sanctions avec la Russie, puissent être utilisées sur le plus long terme pour cibler les citoyens européens. Et le précédent est réel : en février 2022, face à l’enlisement du “Freedom Convoy” [manifestation contre les mesures sanitaires qui a fait le siège de la capitale canadienne, NDLR], le gouvernement canadien a utilisé son arsenal législatif pour geler les comptes en bitcoins utilisés par les manifestants pour lever des fonds. Cette mesure créait un précédent dangereux selon les partisans d’une approche cypherpunk des cryptos, approche basée sur la non-discrimination et le non-interventionisme…

Pour résumer, on peut donc esquisser un aperçu des rapports de force actuels : les puissances économiques dominantes que sont les USA et l’UE, qui tiennent encore les rennes du système financier international, cherchent à tout prix à encadrer le jeune écosystème crypto, quitte à mener à ses acteurs une véritable guerre de l’information et une grande campagne de dénigrement. Inversement, les puissances économiques émergentes, pour challenger la domination américaine, la prédominance du dollar et le carcan du protocole SWIFT, semblent bien intéressées par le développement de monnaies basées sur la blockchain, qui seront bel et bien autonomes du système traditionnel (tout en étant probablement très éloignés de l’idéal premier des crypto-monnaies traditionnelles : la décentralisation).

Au milieu de ce champ de bataille géopolitique, la population mondiale, civile, qui s’intéresse au secteur des cryptos mais qui se trouve prise entre le marteau et l’enclume. Les mesures prises par les USA et l’UE ne parviendront probablement jamais à endiguer le développement du e-Yuan ou du e-Rouble voulu par Pékin et Moscou. Ces mesures de régulation auront pour seul effet de rendre la vie impossible aux utilisateurs du quotidien, aux petits porteurs. Finalement, comme souvent les régulations prévues risquent d’être faibles avec les forts, et fortes avec les faibles. 

Le seul effet de ces régulations sera probablement de ralentir en Europe l’adoption de masse des cryptos et de la blockchain, une adoption de masse aux airs de nouvelle révolution industrielle qui aurait justement pu permettre aux européens de prévoir l’après-dollar, d’affaiblir la position américaine, de sortir de l’extraterritorialité ; mais aussi, sur le très long terme, d’aiguiser aujourd’hui la technologie et les armes qui nous permettraient demain, et au siècle suivant, de faire face à la dominance et la domination du Yuan.

Comme souvent, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Et en croyant clouer la Chine et la Russie au pilori, c’est en fait notre propre cercueil que l’on referme, en bridant un écosystème prometteur. Cela sous de faux prétextes, sous un faux principe de précaution, sous de fausses accusations et sous la pression d’un vrai lobby.

En sur-estimant ce que nos adversaires de l’Est peuvent faire des cryptos et en sous-estimant ce que nous pourrions nous même en faire en Europe, nous tombons dans le piège américain, dans le piège russe et dans le piège chinois tous en même temps. L’Europe n’est donc pas seulement en train de se tirer une balle dans le pied : elle se tire une balle dans la tête.

 

Mat M. Hauser

 

Partie 1 : Ukraine/Russie : le Bitcoin, nouvelle arme de guerre économique ? [Partie 1/2]

Pour aller plus loin: