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Conquête de l’espace : l’Europe clouée au sol

Dans ses vœux à la presse du 5 janvier 2023, le président du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS) annonce que l’Europe ne dispose plus de son autonomie de lancement satellitaire. L’Europe clouée au sol, le récit d’un crash annoncé ?

Loin d’être une simple course pour savoir qui posera le premier drapeau sur Mars ou qui posera le plus de drapeaux sur la Lune d’ici 2050, la conquête spatiale recouvre aujourd’hui de nombreux défis techniques de grande ampleur qui méritent réflexion pour qui veut s’assurer une souveraineté digne de ce nom. Les enjeux actuels de la conquête de l’espace consistent principalement en l’usage souverain de satellites à but scientifique (observation astronomique, microgravité, observation de la Terre, océanographie), économique (télécommunications, positionnements, prévisions météorologiques), mais aussi et surtout militaire (renseignement, écoute, cartographie). À titre d’exemple, les données enregistrées liées à l’utilisation du GPS appartiennent au gouvernement fédéral américain qui, malgré les dispositions du jugement de la Cour Suprême américaine dans le cas « Carpenter versus United States », ne se garde pas de les utiliser à ses propres fins.

Afin d’illustrer la mesure stratégique d’une telle technologie, il est pertinent de rappeler qu’en juillet 2019, Emmanuel Macron a annoncé la création de l’Armée de l’air et de l’espace et que le 9 mars 2021, la France a lancé AsterX, premier exercice militaire spatial en France et en Europe.

 

Une volonté stratégique mise à mal par les difficultés du secteur aérospatial européen

N’ayant effectué que cinq lancements en 2022 – contre 60 pour la Chine et 76 pour les États-Unis -, l’Union européenne promet nombre de lancements futurs grâce à ses multiples projets qui visent à construire une autonomie européenne dans l’espace. Ainsi, Copernicus, Galileo, et Iris2 viennent respectivement appuyer les politiques d’observation, de géopositionnement et de communication européennes. Si l’UE sait se projeter dans l’espace, l’optimisme politique dont elle fait preuve n’est pas à la hauteur de l’exploit technique. C’est un fait, aujourd’hui, l’Europe ne dispose plus de lanceurs pour mettre en orbite ses satellites. L’UE a pourtant adopté un budget conséquent de 16,9 milliards d’euros pour la période 2023-2025 en ce qui concerne le domaine spatial. Le budget est ainsi en hausse de 17 % par rapport à la période précédente. 

Pour souligner les déboires dans lesquels l’Union européenne se trouve, il paraît intéressant de relayer les vœux à la presse de Guillaume Faury, président du GIFAS. Il y annonce que l’Europe « se retrouve en début 2023 dans une situation de crise inédite sur l’accès à l’espace en Europe. Une situation particulièrement grave ». Le président du GIFAS s’est d’ailleurs montré mesuré sur les opportunités que présenterait l’année 2023 : « l’année 2023 se présentait sous le sceau de la reprise, dans la continuité de 2022, mais aussi probablement avec encore beaucoup des difficultés, des vents contraires et des obstacles que l’on a pu rencontrer l’an dernier ».

D’aucuns seront naturellement tentés de poser la question suivante : à qui la faute ? En réalité, le secteur a souffert d’un manque de vision stratégique et d’imprévisibles « vents contraires » que les marges de manœuvre, constituantes de toute puissance, n’ont pas su pallier. 

 

En premier lieu, les lanceurs de remplacement Ariane 6 ont accusé un retard non négligeable. Jusqu’à très récemment, l’Europe utilisait les lanceurs Ariane 5 pour s’assurer un accès à l’espace. La transition vers Ariane 6, décrétée en 2014, devait s’opérer dans le courant de l’année 2020. Par accumulation de retards, notamment dus à l’épidémie, le premier vol de ces lanceurs de nouvelle génération est désormais repoussé à fin 2023. Pour l’heure, l’Union européenne a révélé qu’il lui restait seulement deux lanceurs Ariane 5. En effet, leur coût disproportionné a dissuadé les investisseurs d’en constituer un stock de réserve. Le dernier lot a même été annulé par les acteurs européens.

Deuxièmement, le programme de lanceurs de nouvelle génération Vega-C a échoué au cours de son premier vol commercial, le mercredi 21 décembre 2022. « La mission est perdue », avait déclaré Stéphane Israël, président d’Arianespace. Non seulement la mission fut un échec technique, mais elle a également scellé le sort du Vieux continent qui se retrouve alors sans fusée et sans possibilité de lancement de nouveaux satellites. Après un vol inaugural couronné de succès le 13 juillet 2022, la fusée Vega-C devait transporter pour son premier vol commercial les deux derniers satellites d’observation construits par Airbus, Pleiades Neo 5 et 6. Ces derniers auraient permis d’imager plusieurs fois par jour n’importe quel point du globe avec une résolution de 30 centimètres.

 

« Avant la guerre, l’Union européenne bénéficiait d’un partenariat stratégique avec le russe Roscosmos pour ses opérations de lancements satellitaires. »

 

Enfin, le partenariat spatial entre l’UE et la Russie a été arrêté en raison de la guerre en Ukraine. Avant la guerre, l’Union européenne bénéficiait d’un partenariat stratégique avec le russe Roscosmos pour ses opérations de lancements satellitaires. Ce partenariat assurait à l’UE de pouvoir compter sur les lanceurs Soyouz pour pallier d’éventuels imprévus dans les agendas. Le blocus européen sur les produits russes compromet la dernière solution de repli et cloue les Européens au sol.

 

Les dessous d’un écosystème en grande difficulté financière

Toutefois, Airbus, ArianeGroup et Avio ne sont que les figures de proue de l’activité spatiale européenne. Par conséquent, ils ne constituent pas pour autant les principales victimes de la crise que traverse l’espace européen. En effet, ces entreprises font intervenir un nombre significatif d’intermédiaires qui se trouvent être des entreprises de taille moyenne voire petite. Ces dernières sont en « très très grande difficulté pour répondre à la reprise de la croissance de la production et des livraisons dans à peu près tous les secteurs de notre industrie » selon Martin Sion, président du Groupe des équipements aéronautiques et de défense (GEAD) et de Safran Electronics & Defense. Il est à noter que le déclin de telles pépites implique une augmentation globale des coûts, des délais de livraisons et de la dépendance des Européens à des acteurs extérieurs capables d’opérations de blocage et d’espionnage. 

 

Le premier défi de ces entreprises n’est ni plus ni moins que l’explosion du coût de l’énergie propre au secteur industriel. Si l’on ne voit pas encore s’opérer de revirements stratégiques ou de projets de délocalisation, Safran a d’ores et déjà décidé de geler, pendant 18 à 24 mois, un projet de création d’une quatrième usine de freins carbone en France – activité dont l’énergie représente 40 % des coûts. 

De plus, les acteurs intermédiaires, fortement endettés, font face à une crise de trésorerie inédite. La relance rapide du secteur, voulue par les acteurs politiques européens, impose une cadence qui nécessite l’intervention d’investissements démesurés à l’heure où les entreprises commencent à rembourser les prêts concédés lors de la crise sanitaire. En outre, l’inflation galopante dans quelque secteur que ce soit pèse sur la rentabilité des entreprises et rogne leurs marges au point d’annihiler tout espoir, pour les petites entreprises, de se libérer de leur carcan. 

Enfin, le secteur aérospatial européen pâtit d’une pénurie de matières premières. Cas emblématique de la crise actuelle, la filière aéronautique européenne est entièrement dépendante du titane russe. La guerre en Ukraine a fait ressurgir les risques liés au manque de diversification des filières d’approvisionnement. Les acteurs sont dès lors frappés d’un manque crucial de marge de manœuvre et d’un coût de la matière première rehaussé.

 

« Malgré les rêves de solidarité européenne du président français, force est de constater que cet idéalisme constitue un vœu pieux, à en juger l’attitude de la puissance germanique vis-à-vis de la « stratégie commune. »

 

La guerre économique allemande livrée aux géants italiens et français

La stratégie spatiale pour l’Europe du 30 mai 2017 incluait une obligation pour les parties contractantes (France, Allemagne, Italie, Espagne, Belgique, Suisse et Grande-Bretagne) de développer et concevoir des satellites compatibles avec les lanceurs européens alors en développement. Elle engageait également les acteurs à « accorder une préférence » aux services de lancement proposés par Arianespace. Malgré les rêves de solidarité européenne du président français, force est de constater que cet idéalisme constitue un vœu pieux, à en juger l’attitude de la puissance germanique vis-à-vis de la « stratégie commune ». OHB a en effet un autre agenda concurrent à celui d’Ariane 6 : le constructeur allemand lance sur les marchés ses mini-lanceurs RFA One à partir de 2024. 

 

Symptôme de cette disharmonie, l’Agence spatiale allemande (DLR) a opté en avril 2022 pour le lanceur américain Falcon 9 de SpaceX pour ses opérations de lancement de ses satellites d’observation de la Terre. Au niveau européen, le patron d’OHB, Marco Fuchs, qui conseille l’ESA dans ses choix de lancement pour Galileo, a milité pour l’intégration d’offres de lanceurs alternatifs (de l’américain SpaceX ou de l’indien GSLV). 

Dans les faits, le groupe n’en est pas à son coup d’essai. RFA avait déjà confié à SpaceX le lancement des satellites radars militaires allemands SARah en 2013. Interviewé par le magazine Challenges, Olivier Andies, directeur général de Safran, a affirmé « qu’il y a des acteurs qui s’abritent derrière les clauses de retour géographique pour ne pas jouer le jeu de la solidarité autour d’Ariane 6 et d’ArianeGroup. Il y a des velléités centrifuges. Il faut qu’on puisse maintenir globalement le ciment européen autour d’Ariane ». Si OHB n’est pas mentionné explicitement, c’est bien de cet acteur dont il est question.

 

Le lobbying d’OHB contre la « stratégie commune » prônée en 2017 s’est annoncé gagnant. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, est ainsi allé dans le sens de la proposition allemande en ouvrant la porte aux lanceurs extérieurs. Malgré tout, une clause de sécurité impose le lancement des satellites de Galileo sur le territoire européen. Cette disposition exclut de fait l’offre de SpaceX, qui ne décolle pas en dehors du territoire américain. De plus, le système européen de géolocalisation est déjà fonctionnel, nul besoin de précipiter le lancement des derniers satellites par des lanceurs venus d’outre-Atlantique.

Aux mesures protectionnistes américaines (Infrastructure Investment and Jobs Act, Chips and Science Act et Inflation Reduction Act) qui incluent une préférence explicite aux technologies étatsuniennes, le président français Emmanuel Macron a alors opposé la légifération d’un « Buy European Act ». Déjà portée par le candidat Macron en 2017 et héritée du programme de Nicolas Sarkozy de 2012, la proposition n’a jamais plu à Bruxelles qui garde à cœur de défendre les fondements de libre-concurrence sur lesquels elle fut précisément établie.

Plus qu’un défaut stratégique de la part de l’Union européenne, son défaut d’accès à l’espace illustre une fois de plus l’inextricable division de ses membres. Il convient dès lors, d’un point de vue français, de garder en tête la compétition à laquelle se livrent les Européens sur le théâtre spatial, sous couvert de coopération. Un tenant de cette guerre économique n’est ni plus ni moins que la délocalisation d’une partie de la production des moteurs de fusées Vinci d’Ariane 6 en Allemagne pour obtenir sa coopération. Cette technologie constituait pourtant un atout souverain notamment du fait de ses applications militaires comme la motorisation des missiles balistiques de la dissuasion nucléaire océanique française. 

 

Benoit Lacoux

 

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