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Le soja européen : quand souveraineté et protection environnementale s’opposent 

Incontournable dans l’alimentation animale, le soja est importé à plus de 90 % par l’UE. Que ce soit en matière de déforestation, de biodiversité ou de dépendance stratégique, cette légumineuse est au cœur de la mondialisation et des enjeux de développement économique. 

Les origines du soja

Avec l’augmentation de la consommation de viande et l’intensification des modes d’élevage, le soja s’est imposé depuis les années 1960 comme un incontournable dans l’alimentation animale. D’origine chinoise, il est très riche en protéines. On parle alors de protéagineux.  En ajouter à la ration alimentaire des animaux, et particulièrement à celle des bovins, permet d’augmenter significativement leur croissance et la production de lait par tête.

Toutefois, des conditions climatiques précises sont nécessaires à la culture de cette légumineuse qui demande une température comprise entre 20 et 30 degrés, la température ne pouvant excéder 4 degrés par temps froid, ou 40 degrés par temps chaud. Ainsi, les États-Unis et l’Amérique du Sud offrent des conditions optimales pour accueillir ce type de culture. Au fil des années, ces pays ont su maintenir leur avantage comparatif en utilisant des plants OGM (organismes génétiquement modifiés) permettant d’augmenter drastiquement les rendements.

Ce positionnement stratégique des pays d’Amérique fait qu’ils sont aujourd’hui les principaux producteurs de soja au niveau mondial. Le Brésil représente 40 % de la production mondiale, les États-Unis 28 %, suivis de l’Argentine et de la Chine avec respectivement 12 % et 5 %. En Europe, elle représente moins de 2 % de la production mondiale et ne subvient qu’à hauteur de 10% à la consommation européenne de ce protéagineux, ce qui place le continent dans une situation de dépendance. La Chine l’est aussi car elle importe pour 61 milliards de dollar de soja par an, ce qui fait d’elle le plus gros importateur net (70 % du total des importations) à l’échelle planétaire.

Le soja, un aliment compétitif favorisant les rendements agricoles

L’UE et la Chine sont les principales régions importatrices de soja, dont la demande en protéine animale est très élevée. Pour répondre aux besoins alimentaires des populations, un système d’agriculture et d’élevage intensif a été mis en place : il faut maximiser les rendements. Concernant l’agriculture, il est possible de jouer sur les qualités nutritives du sol en apportant des fertilisants, d’éliminer les maladies ou parasites en épandant des pesticides ou de jouer sur les propriétés génétiques des plantes (OGM). Dans l’élevage, la sélection génétique et l’optimisation des rations alimentaires des animaux permet de stimuler la croissance et leur productivité. En jouant sur tous ces paramètres, certaines vaches sont aujourd’hui capables de produire plus de 40 000 kg de lait à l’année contre 2000 kg de lait en moyenne dans les années 1950. En Europe les maxima de production dépassent difficilement les 18 000 kg annuels.

Le soja est un aliment essentiel dans la ration alimentaires des bovins. Il peut être utilisé sous forme brute, en tourteaux ou sous forme d’huile. Il permet d’apporter beaucoup de protéines et de lipides à l’animal en minimisant le poids de la ration. L’animal dépense donc moins d’énergie pour digérer et peut donc produire plus de lait. Pour les volailles, intégrer du soja dans la ration alimentaire permet d’augmenter le rendement des bêtes.

D’autres légumineuses ou céréales peuvent se substituer au soja. Les rendements seront moindre, mais en Europe par exemple, le colza représente une part importante de la ration alimentaire. Substituer le soja par d’autres légumineuses est envisageable, mais les plus faibles rendements induiront un coût supplémentaire pour les exploitations agricoles, qui perdront en compétitivité. L’hypothèse d’une substitution majeure voire totale n’est pas envisageable. Dans tous les cas, l’UE et la Chine sont extrêmement dépendantes des importations de soja pour faire tourner à plein régime leur appareil productif de protéine animale.

Une production au cœur des controverses environnementales

L’augmentation de la demande en soja a induit une augmentation des surfaces agricoles cultivées mais la hausse des rendements n’a pas permis de répondre entièrement à la demande. Cette croissance de la production a principalement été portée par les pays d’Amérique du Sud par la mise en agriculture d’une partie de la forêt vierge. A ce jour, les besoins sont tels que cette légumineuse est à l’origine de 5 % de la déforestation mondiale. Outre la destruction de la biodiversité, la déforestation émet beaucoup de CO2 dans l’atmosphère par libération de la molécule stockée dans les arbres.

Dans les faits, peu de pays se soucient réellement de l’impact environnemental du soja, l’élément déterminant étant d’en acheter au plus bas prix afin de réduire les coûts de production des élevages bovins. Dans cette optique de préservation de l’environnement, la Commission européenne a fait adopter en décembre 2019 l’interdiction des importations de produits issus de la déforestation. Parmi ces produits, il y a naturellement le soja qui est le premier produit issu de la déforestation qui soit importé dans l’UE, à hauteur de 24 %. Quant au tourteau de  soja, il représente 34 % de la valeur de ce type d’importations. Mais ces interdictions ont aussi visé des produits comme le cacao, le café ou l’huile de palme.

Ces restrictions impliquent de pouvoir contrôler l’origine des produits qui viennent en Europe. Mais dans les faits, cela est compliqué car les petits producteurs n’ont pas les moyens de mettre en place des systèmes qualité (traçabilité du produit et réduction des risques sanitaires). Généralement, ils ne peuvent se passer des revenus de soja issus de la déforestation. Difficile donc de contrôler les origines des produits, si ce n’est d’acheter à des grands groupes. Pour l’instant, il est très peu probable que les mesures voulues par l’Union européenne puissent être appliquées à 100 %, notamment en Amérique du Sud. Mais avec le temps, nous verrons probablement un système de commercialisation à double niveau se mettre en place : l’Union européenne achèterait du soja très cher qui proviendrait de terres non déboisées, si possible certifié non OGM pour pouvoir afficher sur les étiquettes de produits carnés : « produit sans OGM », afin de répondre aux exigences du consommateur. A contrario, la Chine et les autres pays dans une situation de dépendance continueraient d’en acheter à bon prix pour soutenir leurs filières d’élevage.

Quelle stratégie pour l’Europe ?

L’Europe et plus particulièrement l’Union européenne n’ont pas une maîtrise totale du soja importé mais le changement climatique et la hausse globale des températures pourraient permettre d’en produire. Les centres de recherche de l’INRAE ont montré que pour atteindre une autosuffisance de 50 à 100 %, il faudrait utiliser 4 à 11 % des surfaces agricoles européennes pour produire cette légumineuse à graine, sachant que les surfaces cultivées en Europe représentent seulement 1,7 % du total de la surface du territoire. L’autosuffisance en soja est donc une possibilité permise par le changement climatique. Ceci devient de plus en plus stratégique à mesure que nous en utilisons désormais pour faire des agrocarburants. Produire notre propre soja permettrait de réduire aussi notre dépendance aux huiles végétales pour produire ce type de carburant.

Par ailleurs, cette plante permet de fixer l’azote dans le sol ce qui aurait pour double conséquence de  réduire de 4 à 17 % l’usage d’engrais azoté  et de réduire la dépendance de l’Union européenne aux engrais azotés.  Ce n’est pourtant pas la stratégie retenue par Bruxelles, qui préfère  renforcer ses liens  avec  Mercosur. Ce traité laisse entre autres la possibilité de délocaliser une partie de la production de viande en Amérique du Sud, ce qui aurait pour conséquence de retirer cette production délocalisée du calcul des émissions de Co2 issues de l’agriculture européenne. La raison ? L’élevage compte pour 50% des émissions globales du secteur agricole européen.

Cette décision de maintenir les importations, voire de délocaliser la filière d’élevage, pourrait s’expliquer  par plusieurs raisons. D’abord pour des questions économiques. Produire les légumineuses ou la viande, en Amérique du Sud, coûte moins cher. Ensuite, il peut aussi être question d’influence. Le lobby du soja est très présent et sait défendre ses intérêts. Les lobbies n’hésitent pas à instrumentaliser la question environnementale pour prendre l’avantage sur d’autres filières. Par exemple, les lobbies nord- et sud-américains ont pointé du doigt l’impact environnemental de l’huile de palme pour gagner des parts de marché sur les agrocarburants. Et ce, alors même que la production d’huile de palme est meilleure d’un point de vue écologique que le soja.

Toutefois, cet accord ne prévoit pas de clauses environnementales vraiment contraignantes. Il ne sera donc pas possible pour l’une ou l’autre des parties d’arrêter d’appliquer ce traité sous prétexte que l’autre partie ne respecte pas les conditions environnementales prévues dans les textes, ce qui est d’ailleurs pointé du doigt par les européens. A la croisée des controverses environnementales et des questions de souveraineté alimentaire, il y a fort à penser que le soja n’a pas fini de faire parler de lui.

Etienne Lombardot

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