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Rapprochement Atos-Airbus : la souveraineté européenne au détriment des intérêts nationaux ?

À la mi-février, Atos, entreprise de services du numérique (ESN) française, a annoncé l’ouverture des négociations avec Airbus pour l’entrée du constructeur au capital d’Evidian. Cependant, les réserves émises par le gouvernement français, ainsi que par le fonds TCI, qui détient 3% d’Airbus, menacent la conclusion de l’accord.

Pour stopper la décroissance de son chiffre d’affaires, due au « déclin structurel » du marché de l’infogérance, Atos a présenté à son actionnariat, à l’été 2022, un plan de restructuration : Evidian, nouvelle entité, sera fondée sur les activités en croissance comme le big data, la cybersécurité, les supercalculateurs et l’intégration de logiciels. De son côté, l’ESN gardera la main sur le cœur de métier du groupe, l’infogérance. Dans ce cadre, l’entreprise recherche un actionnaire de référence pour sa nouvelle entité, notamment pour renflouer les caisses. Alors que Thales, Orange et Onepoint avaient manifesté leur intérêt, c’est l’offre d’Airbus, prêt à faire une offre globale « sur l’ensemble du périmètre », qui semble avoir séduit le conseil d’administration d’Atos.

Airbus : développement des activités annexes au coeur de métier

Dans un communiqué de presse publié le 16 février dernier, l’ESN française a annoncé « avoir reçu une offre indicative d’Airbus pour conclure un accord stratégique et technologique de long terme et acquérir une participation minoritaire de 29,9 % dans Evidian ». Prochaine étape ? Courant pour ce genre de démarche, des négociations doivent s’ouvrir quant aux conditions de cette participation. En outre, un  « processus de due diligence », soit d’analyse de la situation de chacune des deux parties, doit être mené afin de sécuriser l’opération.

Dans le monde de l’aéronautique, les services annexes se développent au gré de la transformation numérique des opérations : traitement des données, cloud, etc. Dans ce contexte, Airbus vise à développer ces activités, notamment « pour garantir les performances dans la durée des aéronefs vendus et aussi pour aider les clients à optimiser leur utilisation de ces appareils ». En effet, sur un marché fermé, dominé par Airbus et Boeing, au sein duquel les enjeux économiques sont très importants – à titre d’exemple, au tarif catalogue 2018 l’A350-1000 valait 366,5 millions de dollars, soit environ 348 millions d’euros – et où la demande évolue à la fois au gré du taux de croissance annuelle moyen du trafic, des objectifs de décarbonation du transport aérien et du besoin en avions neufs. Il est donc crucial que l’offre réponde à des besoins à la fois long, moyen et court terme.

Aujourd’hui, selon le communiqué d’Atos, « la combinaison des capacités d’Airbus avec la position de leader mondial d’Evidian […] permettrait de créer un acteur européen de premier plan dans le domaine de la cybersécurité et dans la digitalisation du secteur de la défense, de la sécurité publique et des infrastructures nationales critiques ».

Des réserves émises par un actionnaire d’Airbus

Dans un premier temps, l’annonce de l’ouverture des négociations a été reçue positivement par les marchés boursiers, et le cours d’Atos a grimpé de plus de 8 % en milieu de journée. Toutefois, toutes les parties prenantes n’ont pas été autant enthousiasmées par la nouvelle : dans une lettre envoyée le lundi 20 février à Guillaume Faury, PDG d’Airbus, le fonds spéculatif britannique TCI, détenteur de plus de 3 % du capital de l’avionneur, lui demande de renoncer à son projet concernant Evidian.

D’une part, TCI juge trop risqué d’engager Airbus sur les pertes financières d’Atos – l’entreprise a notamment fait l’objet d’une dégradation de sa note d’emprunteur par l’agence de notation Standard & Poor’s l’été dernier. Aussi, le fonds britannique estime que le partenariat stratégique sur la R&D et « la fourniture d’une gamme complémentaire de produits, de services et de solutions conçus pour contrer les cyberattaques », signé entre la branche Defence and Space d’Airbus et Atos en 2021, peut subsister sans qu’une prise de participation ne se fasse. Pourtant, l’offre d’Airbus porte sur la filiale de l’ESN française qui doit, selon le plan de restructuration, générer à la fois de la croissance et des marges élevées. De plus, selon des propos recueillis par Les Échos, « la due diligence qui commence va permettre précisément de déterminer si la création de valeur est dans l’intérêt d’Airbus et de l’ensemble de ses actionnaires ».

D’autre part, pour le fonds ce sont avant tout des raisons politiques qui motivent cette offre : si pour le président du CA d’Atos, ce projet de partenariat pourrait « accélérer l’ambition industrielle et la croissance future d’Evidian tout en assurant une souveraineté technologique en France et en Europe », TCI estime au contraire que la direction d’Airbus doit conduire sa stratégie en priorisant les intérêts des actionnaires et non pas des intérêts politiques visant à préserver une quelconque souveraineté nationale ou européenne.

Il convient de noter que selon une autre source des Échos, alors que sa participation dans l’actionnariat d’Airbus est estimée à 4 milliards d’euros, cette intervention de TCI est « assez classique de la part du hedge fund qui avait conduit la même offensive lors de l’offre de Safran sur Zodiac », offensive qui avait alors indirectement participé à faire baisser le prix payé par Safran. En sera-t-il de même pour Airbus ? Actionnaire d’Airbus depuis plus de dix ans, TCI a été à l’initiative, en 2013, d’une première campagne efficace contre Airbus – lorsque le constructeur s’appelait encore EADS –  pour qu’il cède ses 46 % de participation au capital de Dassault. Aujourd’hui, Airbus n’en détient plus que 9,9 %. De plus, Christopher Hohn, fondateur et président de TCI, entretient des rapports très directs de longue date avec les industriels français de l’aéronautique et de la défense. Des premiers échanges entre l’avionneur et son actionnaire ont eu lieu le 20 février dernier.

Intérêts nationaux et souveraineté européenne 

Il est vrai que cet accord entre Airbus et Atos semble motivé par son impact positif sur la souveraineté technologique française et européenne bien plus que par des raisons économiques.

En 2018, Atos était l’une des deux françaises parmi les dix premières ESN mondiales. Sa place de leader, l’ESN la doit notamment à Bull, dont Atos est devenu actionnaire majoritaire en 2014. Au milieu des années 1960, Bull est le second constructeur d’informatique au monde derrière IBM. Fort de plus de 80 ans d’expertise et d’innovation technologique, elle devient, au sein d’Atos, un hub de développements technologiques, « contribuant au positionnement [de cette dernière], en tant que société globale de premier rang ». La position de leader européen du cloud, de la cybersécurité, du paiement sécurisé en ligne pour les entreprises et du supercalcul qu’est celle d’Atos repose donc, en partie, sur l’héritage du savoir-faire historique de Bull.

L’ESN est d’autant plus stratégique qu’elle fournit également des prestations B2B liées à la cybersécurité et au traitement des données sensibles à de grands groupes du CAC40 « qui souhaitent voir leurs données demeurer sur le sol européen afin de ne pas être soumis à l’extraterritorialité du droit américain ». En effet, « les technologies développées par le groupe sont particulièrement sensibles et contribuent à la construction de la souveraineté numérique européenne et a fortiori française ».

Il semblerait toutefois que le gouvernement français ne soit pas entièrement favorable au rapprochement Airbus-Atos : les négociations en cours visent à faire évoluer le partenariat stratégique de 2021. Néanmoins, la branche Defence and Space d’Airbus, dont le siège est en Bavière, est perçue comme étant orientée bien plus par des intérêts allemands que français. Or, Atos est considéré par Bercy comme étant un actif stratégique. Comme souligné à l’annonce du plan de restructuration, le décret sur le contrôle des investissements étrangers en France permet au gouvernement d’autoriser ou non une telle opération si les activités de la société cible sont de nature à porter atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale, et cela afin de protéger les actifs stratégiques d’OPA hostiles. La prise de participation d’Airbus au capital d’Evidian peut-elle être qualifiée d’investissement étranger en France ? La France est actionnaire de l’avionneur à hauteur de 10,9 % mais l’Allemagne l’est tout autant, disposant d’une part égale, et la branche du constructeur à l’initiative du projet est située en Bavière, soit hors du territoire national français. Evidian étant destinée à regrouper notamment les métiers de cybersécurité d’Atos, le gouvernement français dit rester « attentif à cette branche dite de souveraineté nationale alors qu’elle travaille avec l’OTAN et l’armée française ».

Que le gouvernement exerce ou non un contrôle en vertu du décret sur le contrôle des investissements étrangers en France, la forte influence allemande au sein de cette nouvelle entité reste un problème majeur. En effet, en matière de défense et de sécurité, la coopération à l’échelle européenne n’est pas toujours la meilleure solution : dans le cas de l’Eurofighter par exemple, les besoins divergents des armées allemande, britannique, espagnole et italienne ont poussé la France à sortir du projet, ce qui donnera naissance au Rafale, qui connaît aujourd’hui un franc succès tant au sein des armées françaises qu’à l’export. On pense également à l’exemple plus récent du programme SCAF, ralenti par « des différends d’ordre logistique, technique, stratégique, commercial et politique entre les principaux acteurs du projet : Dassault, du côté français, Airbus Defence and Space (Airbus DS) du côté allemand ». Faut-il en retenir qu’en matière de sécurité et de défense, les besoins et intérêts d’un État souverain lui sont trop propres pour être résolus à une échelle supranationale ?

Ainsi, l’ouverture des négociations entre Airbus et Atos remet-elle sur la table l’éternel débat opposant souveraineté nationale à coopération européenne : faut-il se reposer sur cette dernière pour sauver un fleuron français, dont les solutions sont parmi les rares alternatives aux prestations des GAFAM ? Et sur le marché mondial, si Atos venait à disparaître, sa place serait-elle à coup sûr récupérée par un acteur français ou européen ?

Anne Bakupa pour le club Europe de l’AEGE

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