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Retour sur les enjeux de la nationalisation d’EDF

Le gouvernement a entrepris la renationalisation complète d’EDF en juillet 2022 afin de pallier les problèmes financiers de l’énergéticien et de financer le grand carénage et la construction des nouveaux EPR annoncés lors du discours d’Emmanuel Macron à Belfort. Entre libéralisation du marché de l’électricité, construction de nouveaux réacteurs, grand carénage et incessibilité du capital, retour sur les enjeux et contextualisation de la nationalisation d’EDF.

Si, depuis 2011 et la catastrophe de Fukushima, l’Europe a pris ses distances avec le secteur du nucléaire civil, les choses ont aujourd’hui bien changé. La France, pays où le nucléaire constitue près de 70 % de la production électrique, devait, depuis 2015 et le quinquennat de François Hollande, réduire de 50 % la part du nucléaire dans la production d’électricité d’ici 2025 pour « esquisser un nouveau modèle de consommation et de production énergétique ». Pourtant, dès 2019, les ambitions étaient revues à la baisse : de 2025, l’objectif de réduction de 50 % était repoussé à 2035 avant d’être tout bonnement supprimé. Puis, en février 2022, arriva la guerre en Ukraine qui fit définitivement voler en éclat les espoirs écologistes de diviser par deux la part de la production d’électricité d’origine nucléaire à la faveur de sources d’énergie renouvelable. La contraction de l’approvisionnement européen en énergies fossiles et l’insécurité énergétique qui en résulte sont venues redorer le blason du nucléaire.

Emmanuel Macron a annoncé, lors de son discours tenu à Belfort en février 2022, vouloir construire six nouveaux EPR pour un montant de 51,7 milliards d’euros. Des études sur la construction de 8 EPR supplémentaires sont également en cours. Un rapport de la commission des affaires économiques du Sénat de juillet 2022 conseille, quant à lui, la construction de 14 EPR. Bref, la place du nucléaire dans le mix énergétique français n’est désormais plus menacée, malgré les cris d’orfraie des détracteurs de l’atome.

C’est dans ce revirement total de la politique énergétique française que s’inscrit la renationalisation complète d’EDF, annoncée en juillet 2022. Elle implique le rachat de 16 % des parts côtés en bourse de l’énergéticien français pour un montant de 9,7 milliards d’euros. En revanche, l’objectif du gouvernement de sortir EDF de la bourse pour relancer plus facilement le nucléaire se heurte aux actionnaires qui considèrent le prix de rachat de 12 euros l’action comme trop bas. Une décision de la Cour d’appel de Paris est attendue début mai 2023.

Les enjeux d’une renationalisation

Différents facteurs expliquent la volonté du gouvernement de nationaliser EDF. Premièrement, la mauvaise santé financière du groupe. Malgré un chiffre d’affaires de 143,5 milliards d’euros, en hausse de 70 % grâce à l’envolée des prix de l’énergie et l’arrivée de nouveaux clients, EDF a réalisé une perte nette de 17,9 milliards d’euros en 2022. Le groupe est également endetté à hauteur de 54,5 milliards d’euros. Les principaux facteurs explicatifs de cette année noire pour l’énergéticien sont la découverte de corrosions sur des tuyauteries couplée à l’arrêt programmé de réacteurs pour cause de maintenance qui ont immobilisé, à certains moments, jusqu’à la moitié du parc nucléaire en 2022. Il en résulte qu’EDF a dû importer de l’électricité chèrement payée, sur un marché en tension, à cause des conséquences de la guerre en Ukraine notamment, pour faire face à cette baisse de production.

Si on ajoute à cela le bouclier tarifaire, décrété par le gouvernement pour protéger les consommateurs, et l’augmentation du volume d’électricité bradé à ses concurrents à cause de l’Arenh (accès régulé à l’électricité nucléaire historique), le manque à gagner d’EDF est alors abyssal. Depuis 2010 et la loi NOME, dans le cadre de la libéralisation du marché de l’électricité voulue par Bruxelles, l’Arenh oblige EDF à vendre un quart de son énergie nucléaire à ses concurrents à 42 euros par mégawattheure. Or, ce prix demeure inchangé depuis 2012 et ne couvre désormais plus les coûts de production d’EDF et est grandement responsable de sa mauvaise santé financière. Lorsque le prix de marché de l’électricité est bas, les concurrents d’EDF tournent le dos à son électricité nucléaire. Cependant, dès lors que les prix flambent, ces derniers s’approvisionnent volontiers chez l’énergéticien.

Néanmoins, pour atteindre les objectifs de construction de nouveaux EPR et de prolongation de tous les réacteurs qui peuvent l’être, énoncés lors du discours de Belfort, de forts investissements sont nécessaires. EDF doit débourser, selon la Cour des comptes, pas moins de 50 milliards d’euros pour réaliser le grand carénage, c’est-à-dire la prolongation des réacteurs et l’amélioration de la sûreté. Il convient d’ajouter à cela les coûts liés au projet de construction des six nouveaux EPR qui oscillent entre 50 et 63 milliards d’euros, ainsi que 100 milliards d’investissement dans les réseaux, soit un mur d’investissement de plus de 200 milliards d’euros d’ici 15 ans. Si on cumule la dette de 54,5 milliards d’euros du groupe, son manque à gagner de 9,3 milliards d’euros lié au bouclier tarifaire, couplée à l’absence de profit, on comprend bien que la nationalisation est inévitable.

Serait-il envisageable de recourir à des capitaux privés ? Quoique l’intégration du nucléaire dans la taxonomie européenne permet de bénéficier de la manne financière durable, pour Nicolas Goldberg, associé chez Colombus Consulting, cela semble compliqué à cause du risque politique de stop and go qui est latent sur les projets nucléaires : « la prochaine mandature pourrait refuser le projet sans assumer une partie des risques », explique-t-il à Reporterre. Aussi faut-il souligner le fait que le dépassement des coûts et des délais est chose commune dans les projets nucléaires : « Quand on a lancé l’EPR de Flamanville, on était sur un projet à 3,3 milliards d’euros développé en cinq ans. Aujourd’hui, on table plutôt sur des chantiers de sept à huit ans à 8 milliards d’euros, en comptant sur des économies d’échelle », rappelle Nicolas Goldberg. En d’autres termes, le retour sur investissement dans le secteur du nucléaire n’est souvent pas assez rentable pour les investisseurs privés, contrairement aux énergies renouvelables.

En revanche, l’État peut emprunter de l’argent à des taux inférieurs à ceux des acteurs privés pour financer les projets évoqués ci-haut, car le coût du capital baisse en fonction de sa participation. Il en résulterait une baisse du taux d’actualisation (qui permet de calculer la valeur actuelle d’un actif en reflétant le niveau de risque des flux futurs qu’il génère) et donc en bout de course du prix de l’électricité. Par conséquent, l’État – qui songe d’ailleurs à utiliser l’épargne des Français – est indispensable au financement du grand carénage et à la construction des nouveaux EPR, projets essentiels pour la souveraineté énergétique française.

Oui à la nationalisation, non au démantèlement

C’est alors que début février 2023, quand il ne restait au gouvernement qu’à acheter 4 % des parts pour contrôler la totalité du capital d’EDF, l’Assemblée nationale a adopté un texte de loi précisant les conditions de la nationalisation de l’énergéticien. Porté par le socialiste Philippe Brun et soutenu de l’extrême droite à l’extrême gauche, en passant par la droite, ce texte vise à « graver dans le marbre » l’unité des activités d’EDF à travers une clause garantissant l’incessibilité de son capital. Cela signifie que toute cession où privatisation future devra faire l’objet d’une loi votée par les deux chambres du Parlement. Le texte contient également une disposition relative à un bouclier tarifaire afin de protéger les petits artisans et les TPE face à la hausse des prix de l’électricité. Or, il doit encore être validé par le Sénat qui pourrait y apporter des amendements.

S’il est adopté tel quel, subsiste néanmoins le risque que la majorité présidentielle saisisse le Conseil constitutionnel pour faire abroger l’article sur le bouclier tarifaire qu’elle considère comme déconnectée du projet de nationalisation et qui crée une nouvelle dépense publique, chose qui pourrait être contraire à la Constitution. La loi pourrait être également en contradiction avec la directive européenne de 2003 sur les règles communes pour le marché de l’électricité. Dans l’optique d’une nationalisation du groupe, selon le texte socialiste récemment adopté par l’Assemblée nationale, EDF cumulerait à la fois les activités de « production, transport, distribution, importation et exportation d’électricité ». Or, l’UE impose de séparer ces différentes fonctions.

Dans tous les cas, ce texte de loi coupe l’herbe sous le pied du gouvernement qui a initié, depuis l’été 2022, un processus de nationalisation d’EDF. Roland Lescure, ministre délégué chargé de l’Industrie, affirme que « cette proposition de loi est inutile, car elle vise à nationaliser une entreprise qui est détenue depuis trois jours à 96 % par l’État […] et dans quelques semaines on sera à 100 %. » Cependant, le projet de nationalisation que vise le gouvernement est très différent de celui récemment adopté par l’Assemblée nationale. S’il est vrai que le gouvernement cherche à nationaliser EDF afin de financer la relance du nucléaire, un des objectifs majeurs du gouvernement concerne aussi la restructuration de l’énergéticien. L’objectif est de renégocier, en 2025, le mécanisme Arenh avec la Commission européenne. Dans cette perspective, la privatisation d’une partie des activités d’EDF permettrait de négocier avec Bruxelles de meilleurs prix de revente de l’électricité que ceux qui existent actuellement avec l’Arenh.

Le début du démantèlement d’EDF a commencé en 2019 avec le projet Hercule, mais les prémisses remontent à la présidence de François Hollande quand Emmanuel Macron était alors ministre de l’Économie et des finances, et visait à scinder EDF en deux entités. D’un côté, les activités nucléaires et hydroélectriques détenues par l’État et, de l’autre, la distribution d’électricité et les activités des énergies renouvelables ouvertes au capital privé. Cette réforme d’EDF devait permettre de financer la rénovation du parc nucléaire et d’investir dans les énergies renouvelables. Il répondait aussi à une exigence de la Commission européenne de favoriser la concurrence sur le marché de l’électricité.

Hercule bis 

Or, si le projet de réforme Hercule est officiellement abandonné, le gouvernement n’a pas pour autant perdu de vu ses objectifs initiaux de refonte d’EDF, comme le révèle le rapport parlementaire de Philippe Brun qui a pu, après une rude négociation, consulter les notes confidentielles de l’administration du Trésor et de l’Agence des Participations de l’État relatives au dossier EDF. Philippe Brun en conclut que le gouvernement poursuit ses travaux sur la réorganisation d’EDF qui pourraient déboucher sur la « filialisation de tout ou partie des activités du groupe liées à la transition énergétique […]. Les perspectives de réorganisation du groupe évoquées mentionnent la cession d’environ 30 % des activités liées à la transition énergétique ». La vente des activités de production d’énergies renouvelables pourrait rapporter 15 milliards d’euros, permettant ainsi de financer une partie de la construction des nouveaux EPR. La société Engie, dont l’État est actionnaire à hauteur de 24%, a exprimé son intérêt pour le rachat des activités renouvelables d’EDF.

Le problème est que privatiser la distribution de l’électricité et le renouvelable, comme le souhaite le gouvernement, revient non seulement à faire glisser la partie la plus rentable de la production électrique dans les mains du secteur privé, tout en augmentant la facture d’électricité des consommateurs. En effet, dans le cas d’une privatisation des renouvelables, la rémunération des actionnaires ferait gonfler la facture d’électricité. Cela s’explique car le secteur privé demande un taux de rémunération des investissements de 9 %, contre 2 % seulement pour le public. Selon des simulations faites par Anne Debrégeas, une telle évolution haussière de la rémunération du capital impliquerait un doublement du coût total de l’électricité produite.

Par ailleurs, il y a un risque que la privatisation de l’entité distributrice d’électricité d’EDF, Enedis, impacte négativement l’alimentation des zones rurales si la dimension de service publique existant actuellement est remplacée par les logiques de stricte rentabilité. La privatisation d’une partie des activités d’EDF briserait également la synergie des choix industriels de l’énergéticien dont les entités publiques et privées ne seraient alors plus que reliées par des « rapports d’ordre financier » et non stratégiques. De plus, si Enedis était privatisée, alors cette dernière serait tentée de favoriser le raccordement de capacités renouvelables privées au détriment du nucléaire public. Enfin faut-il mentionner que, dans un tel scénario de scission, une partie du capital d’Enedis serait ouvert aux capitaux étrangers, plaçant ainsi la souveraineté énergétique de la France dans des mains étrangères qui contrôleraient des données sensibles et influeraient sur les normes.

Rémy Carugati

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