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Le vin au cœur des rapports de force dans une économie mondialisée 

L’authenticité des terroirs, la diversité des cépages et la technicité du savoir-faire font du vin un ambassadeur de la culture française ! Pourtant, ce fleuron national est une cible privilégiée de déstabilisation économique étrangère et place la filière au cœur de rapports de force émergents.

Un élément essentiel de la balance commerciale française et de l’intelligence territoriale 

Avec 14 millions d’hectolitres pour 11,2 milliards d’euros, 2023 fut incontestablement une excellente année pour les exportations de vin français comme 2022. Alors que les vins d’appellation d’origine protégée (AOP) représentaient jusque-là, le levier de croissance des exportations, depuis 2022, les exportations en valeur de champagnes ont quasiment doublé (4 milliards d’euros). Bien que la France soit le troisième pays exportateur en volume en 2023, elle est repassée en tête du classement des pays producteurs de vin devant l’Italie et conserve sa place de premier exportateur de vin en valeur. Ces chiffres laissent entrevoir la stratégie du vignoble français : miser sur une production haut de gamme grâce à un savoir-faire unique et une grande diversité de terroir.

Le vignoble français est un outil économique aussi structurant que stratégique pour la France. Avec 85 000 exploitations réparties dans 66 départements, la vigne façonne les paysages et les activités économiques locales. Ce sont près d’un cinquième des exploitations agricoles en France qui ont une activité de vignoble, et 57 % d’entre elles fabriquent du vin dans leurs propres murs. 500 000 personnes vivent directement ou indirectement des activités du vin en France.

Ce très fort morcellement de la production et la fabrication de vin n’empêchent pas pour autant les exportations, car des interprofessions et des négoces permettent de réunir et d’organiser les acteurs de la filière dans une logique de ventes à l’international. Cette structuration de la chaîne de valeur semble montrer son efficacité car le solde du commerce extérieur des vins dépasse les dix milliards d’euros en 2023. En y ajoutant les spiritueux, le chiffre grimpe à 14,8 milliards d’euros, ce qui fait du secteur de vin et spiritueux le troisième plus gros secteur exportateur derrière l’aéronautique et l’industrie de la chimie, des parfums et des cosmétiques.

La majorité des exportations en valeur se font aux Etats-Unis (19 %), au Royaume Uni (13 %) et en Allemagne (6,9 %), bien que l’Allemagne pèse pour 13,8 % des exportations françaises en volume. La Chine régresse à la 8ème place des destinations à l’export avec 4 %, en baisse de 20 % par rapport à 2022.

Une certaine protection du secteur avec des signes d’identification de la qualité et de l’origine

Outre l’importance économique du secteur pour la France, le vin n’en est pas moins un outil d’influence remarquable qui est notamment permise grâce aux AOP / AOC (Appellation d’origine protégée/ contrôlée) et aux IGP (Indication d’origine protégée). Chaque AOP ou IGP définit un cahier des charges précis sur l’origine et sur le processus de fabrication. Ainsi, la production de vin est limitée géographiquement, tout comme les volumes produits.

Ces signes d’identification de la qualité et de l’origine sont un outil efficace pour protéger le savoir-faire français et garantir l’origine des produits. Acheter un vin français AOP est un gage de qualité pour le consommateur. Le système d’AOP et d’IGP est aussi  un outil de différenciation et un levier pour monter en gamme sur un marché international.

Par ailleurs, les indications protégées permettent aux exploitants d’ouvrir des poursuites judiciaires contre les producteurs qui ne respecteraient pas les AOP. Par exemple, la Russie avait essayé de reprendre la dénomination Champagne à son nom en la traduisant en cyrillique. Cela a donné lieu à un contentieux entre la France et la Russie. De manière générale, les procédures ont permis aux producteurs de Champagne de toucher des montants conséquents de dommages et intérêts. Une forte jurisprudence européenne sur la question des AOP est aussi apparue, confortant la position et la protection des AOP.

Un outil d’influence et de rayonnement français

Par ailleurs, chaque AOP regroupe des maisons ou des domaines qui ont plus ou moins de renommée. Le rayonnement international des vins et spiritueux a conduit à une forte spéculation foncière sur les vignobles. En effet, beaucoup de grandes marques françaises ou étrangères achètent des maisons, des châteaux ou des domaines. Elles utilisent leur influence pour se donner un rayonnement international. Certaines parcelles dans des AOP de très grandes renommées atteignent plusieurs millions d’euros voire dizaine de millions d’euros l’hectare à la vente. En conséquence, les transmissions familiales deviennent compliquées et peuvent constituer un risque sur le long terme. En effet, la financiarisation des vignobles pourrait mener à une uniformisation des processus de vinification et donc à une perte de diversité et d’authenticité des terroirs français.

Enfin, les AOP contribuent à l’attraction du tourisme. Ces dernières années, l’œnotourisme s’est considérablement développé en France. Il y a certes beaucoup de touristes français qui parcourent les routes des vins, mais on compte aussi des Allemands, des Anglais, des Belges et des Néerlandais. L’influence du vin français n’est pas unidirectionnelle : c’est un jeu d’import-export. Il faut néanmoins rester attentif à la pérennité des vignobles français face au surtourisme et à la trop forte spéculation foncière.

Le vin au cœur des guerres économiques

Le vin est certes un outil d’influence pour la France, il peut aussi être utilisé à contre la France dans le cadre d’une guerre économique. Du fait d’importantes exportations et du caractère non stratégique du vin dans le commerce international, il est tentant pour des puissances étrangères de s’attaquer d’abord à la filière vin, avant de s’en prendre à d’autres filières dont elles seraient dépendantes, dans un contexte de guerre économique.

Par exemple, en 2019, les États-Unis ont mis en place des taxes additionnelles à l’import de certains pays européens en réponse au contentieux entre Boeing et Airbus. Ces mesures, entrées en vigueur en octobre 2019, ont ciblé spécifiquement les vins français. La taxation additionnelle de 25 % imposée sur les boissons tranquilles de moins de 14°, conditionnés en contenants de moins de deux litres, a touché l’ensemble des régions viticoles françaises. Le conflit a évolué au fil du temps, avec l’ajout de nouvelles restrictions sur les vins de haute qualité, y compris ceux de plus de 14 degrés, comme les cognacs. Ce fut un véritable coup dur pour la France. En effet, la vente de bouteilles françaises aux Etats-Unis rapporte 2,6 Milliards d’euros annuellement. Le manque à gagner pour la France a été estimé à 1 milliard d’euros en 2021. Toutefois, les hostilités ont été suspendues avec l’administration Biden, donnant de la visibilité aux producteurs français. Le vin français, fort de son rayonnement, peut aussi être un outil qui se retourne contre la France dans le cadre d’une guerre économique. Le secteur est donc une victime collatérale d’un différend d’une tout autre nature dans le cadre de la guerre économique entre Boeing et Airbus.

Lors de sa campagne pour les primaires républicaines de 2024, Donald Trump ne s’est pas empêché de rappeler que la filière est très vulnérable et peut être instrumentalisée dans le cadre d’un rapport de force. En effet, en 2019, Emmanuel Macron avait voulu mettre en place une taxation sur les bénéfices des GAFAM. La loi avait été décrétée. En mesure de rétorsion à cette décision unilatérale française, Donald Trump, alors président américain, avait annoncé qu’il taxerait les vins et les champagnes si Emmanuel Macron ne retirait pas sa loi. L’affaire s’est soldée autour d’une discussion entre Trump et Macron, et les exporatations françaises n’ont pas été taxées davanatage.

La vulnérabilité de la filière française des spiritueux s’est aussi manifestée dans la montée des tensions dans la guerre économique qui oppose l’Union européenne à la Chine. En septembre 2023, la Commission européenne a annoncé ouvrir un enquête sur les pratiques anticoncurrentielles chinoises relatives à la production de voitures électriques. En contre-mesure, la Chine a décidé de s’en prendre à la filière Cognac.

Au-delà de la question des rapports de force dans des contextes de guerre économique qui peuvent être déstabilisantes, la filière viti-vinicole est confrontée à d’autres facteurs qui sont tout aussi préoccupants : la baisse de la consommation sur le marché intérieur ainsi que le changement climatique.

Vers un accroissement des dépendances à l’export ?

Les Français sont les plus gros buveurs de vin au monde et consomment en moyenne chaque année 68 % de la production du vignoble national. Mais cette consommation suit une dynamique baissière : de 72 litres annuels dans les années 2000, les Français n’en boivent plus que 44 aujourd’hui. Le vin n’est plus associé à une boisson du quotidien comme pourrait l’être la bière, mais à un alcool pour les repas du dimanche. Et cette tendance devrait se poursuivre dans les prochaines années avec le renouvellement générationnel. Si les vignerons ne parviennent pas à trouver des débouchés extérieurs, le vignoble français pourrait se rétracter dans les prochaines années… Ces tendances semblent déjà être à l’œuvre dans le bordelais ou des pieds de vignes sont arrachés faute de débouchés pour les bouteilles. Dans une autre perspectives, plus la proportion des ventes à l’internationale sera importante, plus la filière sera dépendante des exportations et plus elle sera vulnérable dans un contexte de guerre économique. La baisse de la consommation interne augmente donc le risque à l’international. Un débouché plus stable pour la France serait le marché européen, mais les vins français y sont en très forte concurrence avec des vins italiens et espagnols.

Le changement climatique : un risque prédominant pour la filière ?

Le changement climatique exerce aujourd’hui une influence considérable sur l’industrie viticole française, remettant en question la stabilité et la qualité des vins produits dans l’hexagone. Les bouleversements climatiques pourraient accroître les risques relatifs à la grêle, aux épisodes caniculaires, et à l’apparition de nouvelles maladies et insectes parasites. Dans les prochaines années, les vignes vont probablement avoir besoin de plus en plus d’eau, mais les précipitations se feront plus faibles, notamment dans la partie méridionale de la France. Il va donc falloir trouver des solutions pour maintenir des approvisionnements en eau, afin de ne pas déstabiliser l’ensemble de la filière et de maintenir une architecture territoriale qu’offrent les vignobles. Des épisodes de violence et de guerre d’influence semblables à ceux de Sainte-Soline pourraient se multiplier dans les prochaines années. Le changement climatique pourrait donc placer la filière au cœur de rapports de force entre des associations écologistes, les travailleurs du secteur et les autorités publiques.

Par ailleurs, l’augmentation des températures a également précipité le processus de maturation des raisins, entraînant une augmentation significative du degré alcoolique des vins et des déséquilibres entre l’alcool, le sucre et l’acidité, mettant en péril la fraîcheur et l’équilibre des produits, notamment pour les blancs. D’un point de vue gustatif, les vins français connaissent une transformation, et évoluent. Si la qualité des vins français venait à baisser dans les prochaines années, la filière pourrait perdre son principal avantage concurrentiel et ne serait plus dans une logique de compétitivité hors prix par rapport à l’Espagne ou à aux pays du nouveau monde.

Enfin, les productions étant contraintes par les AOP et les IGP, il ne sera pas possible de faire migrer le vignoble ou de changer significativement les cépages et les méthodes de vinifications. Les AOP, qui ont un rayonnement international aujourd’hui, ne seront probablement pas celles avec le grand prestige de demain. Des AOP pourraient disparaître, d’autres pourraient naître. Bref, il faut s’attendre à une transformation en profondeur du vignoble français dans les prochaines décennies qui redéfinira probablement les équilibres de l’intelligence territoriale du vignoble français. L’influence française se maintiendra probablement grâce au savoir-faire, à la recherche agronomique et à l’évolution des procédés de vinification, mais son expression sera peut-être différente.

Etienne Lombardot 

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