Le 29 août 2025, le croiseur lance-missiles USS Lake Erie (CG-70) a été aperçu en transit vers l’Atlantique, franchissant une écluse du canal de Panama aux alentours de 21h30, en route pour la mer des Caraïbes.
Par l’envoi de ce croiseur, Washington intensifie un déploiement naval d’ampleur autour de l’Amérique du Sud, officiellement pour endiguer les flux de stupéfiants. À Caracas, l’exécutif revendique la défense de la souveraineté et dénonce une « intimidation ».
Démonstration américaine, mobilisation vénézuélienne.
L’événement s’inscrit dans un cadre de tensions entre les États-Unis et le Venezuela. Depuis la mi-août, plusieurs bâtiments américains ont convergé vers la zone sud-caraïbe : trois destroyers de la classe Arleigh Burke (USS Gravely, USS Jason Dunham, USS Sampson), un groupe amphibie articulé autour de l’USS Iwo Jima, un sous-marin d’attaque et des moyens aériens ISR. La presse américaine décrit une force totale de huit navires et plus de 4 500 personnels, avec une capacité de frappe terrestre crédible. Si le Pentagone met en avant une campagne renforcée contre les cartels, les analystes rappellent que l’essentiel des flux maritimes de cocaïne vers les États-Unis transite plutôt par le Pacifique et non par l’Atlantique, où la concentration navale est aujourd’hui la plus visible. Dès lors, le dispositif peut aussi être lu comme une coercition politique calibrée à l’encontre de Nicolás Maduro.
Côté vénézuélien, la réponse est à la fois opérationnelle et narrative. À partir du 26 août, Caracas annonce des patrouilles maritimes et aériennes dans ses eaux territoriales et le déploiement de 15 000 agents et militaires vers la frontière colombienne au nom de la lutte antidrogue. En parallèle, l’exécutif active la mobilisation populaire : Nicolás Maduro affirme engager plusieurs millions de membres de la Milice bolivarienne, présentée comme une protection territoriale face aux menaces américaines. Ces mesures visent autant à dissuader une manœuvre adverse qu’à ressouder les soutiens internes autour d’un ennemi extérieur.
Armer le droit : sanctions extraterritoriales et objectifs politiques
Sur le plan juridique, la qualification de l’opération menée par l’administration de Donald Trump n’est pas neutre. Depuis le début de l’année, Washington a durci sa doctrine en assimilant plusieurs organisations criminelles transnationales à des entités terroristes étrangères (FTO) : le Tren de Aragua vénézuélien, le MS-13 et plusieurs cartels mexicains figurent désormais formellement sur la liste, avec un appareillage complémentaire de sanctions financières. Cette bascule, inscrite au Federal Register et prolongée par des mesures du Trésor, n’est pas qu’un symbole : elle élargit les marges d’action coercitive et renforce la justiciabilité extraterritoriale. Elle se double, le 7 août, d’un signal politico-judiciaire ciblant Maduro lui-même : le Département d’État a porté la prime pour toute information conduisant à son arrestation à 50 millions de dollars. Le cadrage « antinarcotiques » s’adosse ainsi à une architecture légale qui rend plus actionnable des options de force limitées. La question « antidrogue ou changement de régime ? » relève donc moins d’une alternative binaire que d’un continuum.
En face, la communication officielle vénézuélienne évoque la souveraineté et la dissuasion par le nombre, tout en répétant le motif d’une ingérence. Dans l’environnement régional, la perception se fragmente entre l’inquiétude des voisins face au risque d’accident en mer et les prises de position du président colombien Gustavo Petro, qui a prévenu Washington contre l’usage de la force et, sur X, défendu la coopération sécuritaire avec Caracas, allant jusqu’à affirmer que Maduro « a aidé à vaincre le trafic de drogue à la frontière ».
La lutte contre le narcotrafic : une excuse ?
Le passage du Lake Erie intervient (ironiquement ?), alors que plusieurs indicateurs pointent le Pacifique comme route dominante des flux de cocaïne vers les États-Unis. En effet, les bilans récents de l’US Coast Guard soulignent la plasticité des itinéraires. Autrement dit, la ligne « anticartels » fournit un cadre juridique et politique à un message essentiellement stratégique : c’est précisément parce qu’elle est fondée en droit et arrimée à une réalité criminelle indéniable qu’elle peut, simultanément, façonner le rapport de forces avec Caracas.
Les effets de cette séquence se mesurent aussi dans la communication de résultats. Dans les jours encadrant l’annonce du déploiement, la Garde-côtes a publicisé des opérations de déchargement record en Floride : plus de 34 tonnes de stupéfiants saisis sur une série d’interceptions en Amérique latine. L’empilement de preuves d’efficacité nourrit la légitimité de l’effort, rassure les partenaires régionaux et prépare l’opinion américaine à la durée. Or la portée réelle de cette démonstration ne se mesure pas tant aux tonnes saisies qu’au point d’impact qu’elle vise : un régime structurellement affaibli, où la pression extérieure résonne avec des fragilités internes.
Le régime de Nicolás Maduro : un régime déjà fragilisé
Sur le plan intérieur, le Venezuela reste enlisé dans une crise structurelle. Investi pour un troisième mandat le 10 janvier 2025, Nicolás Maduro a prêté serment dans un climat de contestation immédiatement suivi d’un resserrement des mesures occidentales ; en avril, l’Assemblée nationale vénézuélienne a reconduit un état d’urgence économique qui confère à l’exécutif des pouvoirs élargis pour « stabiliser » prix et production. L’économie demeure dégradée, avec un taux d’inflation à trois chiffres (projections autour de 180 % en 2025), une dollarisation de fait et un rationnement électrique récurrent qui affecte l’industrie comme les services essentiels. Les enquêtes sociales continuent de documenter une pauvreté monétaire de masse et des inégalités persistantes, tandis que l’érosion des filets sociaux se traduit par une insécurité alimentaire diffuse. À cette crise économique s’agrège une crise humanitaire au long cours : près de 7,9 millions de Vénézuéliens ont quitté le pays depuis 2014, majoritairement vers les voisins latino-américains, alors même que les dispositifs d’aide internationale subissent des contraintes budgétaires croissantes. Ces vulnérabilités réduisent la marge de manœuvre du pouvoir et confèrent une résonance particulière à toute pression extérieure, qu’elle soit économique, judiciaire ou navale.
La stratégie américaine : contraindre sans frapper ?
En définitive, l’Atlantique redevient un laboratoire de coercition graduée où l’outil juridique sert de multiplicateur de puissance au dispositif naval. Le franchissement du canal par l’USS Lake Erie est un signal composite qui articule l’affirmation d’une présence militaire crédible, la promesse d’interdictions ciblées et la mise sous contrainte légale des écosystèmes qui nourrissent le régime, comme les réseaux criminels. Sous la bannière consensuelle de « l’antidrogue », Washington réduit les coûts diplomatiques de l’opération, élargit ses marges de manœuvre et s’adresse à toutes les audiences : aux cartels, il adresse un message de perturbation durable des flux ; à Caracas, il impose des coûts d’anticipation (déploiements et mobilisation) qui grèvent une économie déjà épuisée ; aux partenaires régionaux, il offre l’assurance d’un système de sécurité. En face, le pouvoir vénézuélien militarise son récit pour transformer la contrainte en ressource politique, mais cette mise en scène bute sur des contraintes matérielles (capacité navale, soutenabilité économique, exode massif). À court terme, la dynamique la plus probable reste celle d’une contrainte limitée, avec des interpellations en mer, des annonces judiciaires et des gestes calibrés qui maintiennent le statu quo pour Caracas. À moyen terme, l’efficacité du dispositif se mesurera moins aux tonnes saisies qu’à sa capacité à désarticuler les leviers économiques du régime et à façonner l’environnement d’acceptabilité chez les voisins. Et c’est tout l’enjeu de ce message à plusieurs niveaux : démontrer que le droit, la mer et la perception suffisent à reconfigurer un rapport de forces sans franchir le seuil de la guerre ouverte.
Melissa Mey.
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