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Anatomie d’une fake news : la défection d’un pilote de SU-27 ukrainien

C’est l’histoire d’un pilote de SU-27 ukrainien « passé à l’Est », devenu officier chef d’escadrille faisant défection à bord d’un engin volé rempli de documents classifiés et d’armements de l’OTAN. Retour sur la construction d’une fake news, incarnant un véritable défi pour la déontologie journalistique.

L’art de manipuler de l’information : la source originelle 

Tout part d’un post sur une chaîne Telegram prorusse, celle du blogueur Kirill Fedorov, qui annonce le 18 novembre matin, qu’un pilote ukrainien serait « passé à l’Est ». Il précise qu’une interview sera donnée prochainement et qu’un pilote de Ka-52, indicatif « Voïvode » aurait participé à cette défection. Ce dernier confirme la désertion mais n’indique rien de plus sur son compte Telegram. Il rappelle au passage qu’il existe un mécanisme de récompense pour les pilotes faisant défection avec leur appareil. Il assure avoir pris part à cette affaire mais, factuellement parlant, l’histoire est encore pauvre. Il n’y a ni photo, ni nom, ni lieu, ni date. Malgré l’absence de ces éléments, l’histoire reste tout de même plausible : les défections sont rares mais pas impossibles, bien que celles des pilotes rejoignant l’ouest aient été plus médiatisées.

Même si peu d’éléments viennent étayer cette information, ce qui laisserait penser à une fake news, l’hypothèse d’un pilote ukrainien défectant reste plausible. Considérant l’implication manifeste du pilote d’un hélicoptère biplace KA-52 dans cette histoire, une extraction par ce moyen aérien est envisageable sur le théâtre ukrainien.. Il est aussi possible que le pilote ukrainien ait été capturé, mais que cette histoire soit présentée comme une défection pour alimenter une opération PsyOps comme le FSB sait les faire. Quoiqu’il en soit pour l’instant, on ne sait pas grand-chose concrètement. Mais ce qui est intéressant ici, c’est le cheminement de l’information et la façon dont l’information « évolue » au fur et à mesure de sa diffusion.

L’emballement

Cette histoire sort en effet rapidement des réseaux Telegram pour rejoindre un site russe, Lenta.ru, où le titulaire du compte Telegram en question est cité comme source primaire. L’histoire atteint ensuite rapidement les grands médias russes comme Gazeta.ru ou l’agence TASS, reprenant toujours les mêmes éléments lapidaires. A ce stade, nous sommes toujours le 18 novembre et la nouvelle ne circule que depuis quelques heures.

Mais l’histoire est trop belle pour ne pas être exploitée de manière plus approfondie. L’histoire prend une autre tournure  sur le site Mk.ru  où elle s’enrichit d’hypothèses et de faits nouveaux. Selon le blogueur Daniil Bessonov, le pilote aurait renseigné la Russie depuis 2022, mais le mystère reste entier quant à l’origine de cette information. Puis un expert militaire russe, Vladimir Popov, formule quelques hypothèses sur l’origine de l’information. Il explique que si le pilote est un officier, il aura des informations intéressantes à transmettre en plus. Des scénarios sur la façon dont le pilote a été récupéré (congés, exfiltration par des FS…) complètent ensuite ses hypothèses. Par contre, et cela vaut la peine d’être noté, il doute d’une défection en cours de mission, à bord d’un appareil militaire ukrainien.

A ce stade, les informations sont encore rares, voire ne sont que de simples conjectures. Cela n’a pas empêché un blogueur russe d’annoncer de son côté de façon définitive qu’il s’agissait d’un officier supérieur vraisemblablement  arrivé à bord d’un avion de type SU-27, sans que l’on sache non plus d’où viennent ses certitudes.

Le site Lenta.ru décide alors de refaire un article sous forme de synthèse entre les quelques  faits  connus et les hypothèses. C’est à ce stade que l’opinion s’emballe puisqu’ il est désormais acquis  qu’il s’agit d’un officier supérieur ayant donc beaucoup d’informations à donner. De plus, seule l’hypothèse de la défection en SU-27 est  retenue. Un autre article sur le site ura.news confirme ces informations tandis que le site topcor.ru considère désormais le tout comme des faits avérés.

La reprise par les médias russes

Il n’en fallait pas plus pour que le site TopWar.ru, nettement plus reconnu en Russie et en dehors, s’empare finalement d’une histoire désormais plus crédible auprès des lecteurs russes. Certaines informations encore hypothétiques deviennent des faits : nous avons désormais l’histoire d’un « chef d’escadrille ukrainien » qui a fui la Russie à bord de son SU-27, a traversé les lignes et s’est posé sur un aérodrome russe.

On notera que chaque nouvelle itération de cette histoire s’enrichit de quelques faits vraisemblables mais jamais sourcés, pour rendre l’histoire plus plausible. Le tout se déroulant en moins de 10 heures de temps à compter du premier post Telegram.

A ce moment, l’histoire apparaît également en anglais sur un site russe anglophone, déjà connu pour avoir écrit une histoire très contestable sur des officiers de la DGSE morts lors de leur exfiltration de Marioupol en avril 2022.

La touche Twitter

C’est vraisemblablement à cette occasion (le récit est maintenant disponible en anglais) que l’histoire quitte le monde médiatique russe pour arriver sur Twitter où elle fait les délices des comptes pro russes. Ces derniers ne s’attardent pas sur de quelconques précautions, et ajoutent au passage le principe d’un SU-27 « volé » cette fois :

–  « Sensational news about the flight of an active Ukrainian pilot to Russia : The Ukrainian pilot flew hijacked a Ukrainian Su-27 and had been secretly collaborating with Russia from the very beginning of the Special Military Operation. » 

« The supply of F-16 aircraft is under threat: a high-ranking pilot of the Ukrainian Armed Forces defected to the Russian side and hijacked a Su-27 aircraft […] So this appeared in the base today : A Ukrainian « flight commander flew » a SU-27 jet over the Russian border and landed in one of our bases. Can’t wait for the F-16…»  

Certains n’hésitent pas à ajouter nombre d’informations à l’histoire d’origine, sans que l’on comprenne d’où cela provient. Ils s’inscrivent probablement dans une démarche de sensationnalisme et donc « d’engagements » sur Twitter : « A senior pilot who served as a squadron commander in the Ukrainian Air Force escaped with a Su-27 jet and took refuge in Russia. It is said that the pilot arrived with a large amount of information, documents and some intact western-made missiles, radar and electronic warfare pod on the plane. This is the first time such an incident has occurred, and the fact that the incoming pilot is a high-ranking figure with plenty of documentation, and that the planes are already NATO integrated and carry NATO equipment and missiles, constitutes a historical opportunity for the Russians regarding NATO air equipment and missiles. It was also a chance to obtain extensive information about the situation of the Ukrainian Air Force and air defense forces, as well as NATO activities in the country. » 

Premiers articles dans les médias occidentaux 

A ce moment, l’information est suffisamment diffusée pour pouvoir faire l’objet d’un article dans des médias occidentaux, notamment sur Bulgarian Military, site dont la fiabilité des informations est parfois douteuse. Ce dernier reprend d’ailleurs très largement les informations du site TopWar.ru, sans réellement les remettre en question.

Une information relativement simple, mais largement modifiée en chemin, a donc quitté la sphère des médias russes pour atteindre en moins de 24 heures les médias anglophones occidentaux, en profitant de la passerelle Twitter. En quelques heures, par la magie d’un téléphone arabe Telegram, médias russes et Twitter, on est donc passé d’une possible histoire d’un pilote ukrainien « passé à l’Est » dans des circonstances inconnues, à la fuite d’un chef d’escadrille, officier supérieur ukrainien à bord d’un SU-27 volé, rempli de documents secrets et bardé d’armements de l’OTAN.

Un exemple supplémentaire des effets délétères de la «circulation circulaire » de l’information, pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu, à laquelle s’ajoute la volonté de certains individus de vouloir « faire le buzz », dans un engrenage de surenchères à laquelle aucun média ne met fin. Cette histoire relativement anecdotique illustre ce qui se passe lorsque des médias considèrent les réseaux sociaux comme des sources d’informations utilisables, sans les vérifier avant de les utiliser. In fine, une histoire plausible est ainsi transformée en fake news, en bonne et due forme. C’est actuellement la réalité de nombreux médias russes, mais c’est aussi de plus en plus le cas des médias occidentaux, qui renoncent le plus souvent à remonter le fil d’une information d’origine étrangère et à recouper suffisamment les sources.

Pierre-Marie Meunier

Pour aller plus loin :