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La stratégie gazière de la Norvège : entre maximisation des profits et hedging énergétique

Oslo est au cœur de la stratégie allemande de création d’une demande européenne d’hydrogène importé. La Norvège compte la satisfaire par l’exportation d’hydrogène bleu, produit à partir de gaz, en attendant que l’hydrogène vert puisse être généré grâce aux parcs éoliens offshores-norvégiens. Cette stratégie s’oppose aux préférences françaises de produire directement l’hydrogène, à partir du nucléaire, dans l’UE.

Depuis les années 1960 et le début de l’exploitation des hydrocarbures norvégiens, l’importance de la vente d’énergies fossiles dans l’économie du royaume nordique n’a cessé de croître. Le modèle économique de la Norvège est, en effet, intimement lié aux exportations de gaz et de pétrole : ces derniers représentent 33 % de son PIB et 64 % de ses exportations totales. Ils sont indissociables de la qualité de vie exceptionnelle du pays et du financement de son État providence. Grâce à une taxe de 78 % sur les compagnies pétrolières, des dividendes et des licences d’exploitation, la Norvège capte une partie conséquente des revenus pétroliers et gaziers qui sont ensuite stockés dans le fonds de pension gouvernemental. Le fonds souverain norvégien investit ainsi ses 1,2 trillion d’euros (soit 250 000 euros par Norvégien) dans plus de 9 000 entreprises et se garantit de ce fait un confortable filet de sécurité.

 

La règle du Handlingsregelen limite l’injection, dans le budget de l’État, de seulement 3 % du rendement annuel du fonds afin de pérenniser la manne financière des énergies fossiles. « Nous avons pris une ressource temporaire et créé un flux de trésorerie probablement éternel qui pourra profiter aux générations norvégiennes futures », explique Andreas Bjelland Eriksen, secrétaire d'État au ministère du pétrole et de l'énergie. « Au fil du temps, nous avons eu des hommes politiques sages et prévoyants qui ont su trouver le difficile équilibre entre le financement de mesures importantes à court terme et l'épargne pour les jours difficiles », se félicite-t-il. 

 

Guerre en Ukraine et explosion du prix de vente des hydrocarbures norvégiens

Avec l’augmentation du prix des énergies fossiles à cause de la guerre russo-ukrainienne, la Norvège a vu ses profits liés aux exportations d’hydrocarbures s’envoler. La décision des pays européens de réduire considérablement leurs importations énergétiques de Russie a fait exploser la demande du vieux continent en gaz norvégien. Avant la guerre, la Russie fournissait 40 % du gaz consommé dans l’UE. Nord Stream 1 acheminait environ 35 % du gaz russe, pour une capacité maximale de 55,3 milliards de m3 par an. La Norvège est désormais le principal fournisseur de gaz de l’UE, réalisant au passage des profits colossaux. Dans le prolongement des 114 milliards de dollars de revenus réalisés grâce aux hydrocarbures en 2022, la Norvège devrait gagner autour de 130 milliards de dollars en 2023, selon les estimations, soit 5 fois plus qu’en 2021.

 

« La guerre en Ukraine serait profitable à la Norvège qui devrait gagner autour de 130 milliards de dollars en 2023 sur le marché des hydrocarbures. »

 

Le secteur pétrolier et gazier norvégien considère l’augmentation des prix comme un fait neutre résultant simplement d’une demande supérieure à l’offre. De plus, certains en Norvège ne manquent pas de rappeler que durant les 20 dernières années l’UE a privilégié une politique de libéralisation des marchés gaziers. La principale conséquence a été l’abandon des contrats gaziers de long terme à prix fixe à la faveur des marchés spots, à forte volatilité, dont l’UE a favorisé la montée en puissance, contre la préférence de la Norvège.

Depuis l’expiration du dernier accord d’approvisionnement gazier à prix fixe entre l’UE et la Norvège, il y a deux ans, Oslo ne vend désormais plus que son gaz au prix spot. En août dernier, le ministre du pétrole et de l'énergie, Terje Aasland, a refusé de forcer les compagnies pétrolières à vendre le gaz à prix fixe à l’UE, préférant que la Norvège se concentre sur les livraisons pour satisfaire la demande et demeurer un fournisseur fiable. « The EU has made its own bed. Now they have to lie in it », selon les mots du journaliste Jon Hustad de l’hebdomadaire norvégien Dag og Tid.  

Cette situation frustre un certain nombre de pays européens menacés par l’insécurité énergétique, l’inflation et la désindustrialisation. La Pologne, l’Espagne, mais aussi l’Allemagne ont émis des protestations face au prix de vente du gaz norvégien, jugé indécent. Les critiques émanent aussi en interne où les Verts norvégiens considèrent comme moralement répréhensible le fait de s’enrichir grâce à l’augmentation des prix des hydrocarbures, particulièrement du gaz, résultant de la guerre. Ils veulent ainsi que les surprofits soient versés dans un fonds de solidarité à destination de l’Ukraine et des pays européens. 

 

Plafonnement des prix du gaz par l’UE

Le gouvernement norvégien s’est opposé au plafonnement du prix du gaz par l’UE pendant des mois, alors qu’il déclarait, par l’intermédiaire de son secrétaire d'État au ministère du pétrole et de l'énergie, que « la Norvège n’était pas contre les mesures susceptibles de faire baisser les prix élevés du gaz ». À partir du 15 février prochain, la Norvège devra néanmoins faire face au plafonnement des prix finalement adopté fin décembre 2022 par l’UE après deux mois de négociation afin de contenir l’envolée des prix. Les prix avaient notamment atteint 350 euros le mégawattheure en août dernier contre 77 euros avant la guerre sur l’indice TTF (Title Transfer Facility).

Le mécanisme de plafonnement sera activé dans deux cas de figure. Premièrement, si le prix du gaz dépasse 180 euros par mégawattheure pendant trois jours ouvrables consécutifs sur l’indice (TTF). Deuxièmement, si le prix du gaz excède de 35 euros le prix mondial moyen du gaz naturel liquéfié. Cependant, cet instrument n’est pas sans risque. Un certain nombre d’analystes craignent que les distorsions de marché ne viennent contracter davantage l’offre de gaz en détournant les flux du Vieux continent.

 

La stratégie gazière de la Norvège

Si les pays européens s’offusquent des prix élevés du gaz norvégien, les ressources naturelles du royaume scandinave sont malgré tout essentielles à la stabilité énergétique de l’UE. La Norvège extrait actuellement plus d’hydrocarbures qu’au cours des 20 dernières années (47 licences d’exploration pétrolières et gazières viennent d’être attribuées, notamment dans l’Arctique). Avec l’inauguration en septembre 2022 d’un nouveau gazoduc connectant la Norvège à la Pologne, le Baltic Pipeline, Oslo assoit sa position de nouveau leader sur les marchés d’exportation gaziers en Europe en récupérant les parts de marché de la Russie. Le Baltic Pipeline couvre 15% de la consommation annuelle de gaz naturel de la Pologne, soit 2,4 milliards de mètres cubes (m3), et a une capacité maximale annuelle de 10 milliards de m3.  

 

« Si la guerre en Ukraine a forcé une plus grande diversification des importations gazières allemandes, Berlin n’a cependant jamais altéré la centralité du gaz dans sa stratégie énergétique. »

 

Outre la Pologne, la Norvège coopère aussi étroitement avec l’Allemagne, dont elle est le principal fournisseur (33 % du gaz consommé). Si la guerre en Ukraine a forcé une plus grande diversification des importations gazières allemandes, Berlin n’a cependant jamais altéré la centralité du gaz dans sa stratégie énergétique. De plus, le 5 janvier dernier a été signé entre les deux pays « un partenariat stratégique sur le climat, les énergies renouvelables et l’industrie verte ». L’objectif est d’établir une étroite coopération dans les « domaines de l’hydrogène, de l’éolien en mer, des batteries, du captage et du stockage du carbone, de la navigation écologique, de la microélectronique et des matières premières ».  

Plus précisément il s’agit d’établir un réseau européen d’hydrogène basé sur la construction d’un pipeline d’hydrogène bleu (c’est-à-dire produit à partir de gaz naturel) entre la Norvège et l’Allemagne, passant par le Danemark, d’ici 2030. L’étude de faisabilité technique est en cours et devrait se terminer au printemps 2023. Plus tard, ce même pipeline devrait permettre à l’Allemagne d’importer de l’hydrogène vert généré par les parcs éoliens offshores que le norvégien Equinor et l’allemand RWE envisagent de développer conjointement. Les deux entreprises construiront aussi en Allemagne des centrales électriques d’une puissance totale de 3 gigawatts, fonctionnant initialement au gaz, avant de s’appuyer sur l'hydrogène bleu et, ensuite, vert. À l’horizon 2030, l’UE compte produire 10 millions de tonnes d’hydrogène renouvelable et en importer autant. Le pipeline d’hydrogène entre la Norvège et l’Allemagne devrait, selon l’entreprise Gassco, transporter 0,5 million de tonnes d’hydrogène. Selon Euractiv, ce pipeline serait d’une longueur de 750 km et  pourrait, selon son tracé, venir détrôner le plus long réseau d’hydrogène européen de 900 km, actuellement exploité par le français Air Liquide, en Belgique. 

 

Avec 11 % des familles de brevets internationales en lien avec les technologies de l’hydrogène au niveau mondial, l’ambition de Berlin, assisté par Oslo, est d’étendre la demande et le marché de l’hydrogène en Europe et d’être le leader européen du secteur. Pour satisfaire cette demande, Berlin compte importer de l’hydrogène bleu et, demain, vert de partout dans le monde (Canada, Afrique, Moyen-Orient et Norvège). Cette stratégie est contraire à celle de la France qui préfère une production d’hydrogène bas-carbone intra-UE fondée sur le nucléaire. Le projet du pipeline d’hydrogène BarMar, qui relie l’Espagne, le Portugal et la France à l’Allemagne, s'explique notamment par la volonté de Paris de faire transiter de l’hydrogène rose, c'est-à-dire produit à partir du nucléaire. 

BarMar devrait acheminer 2 millions de tonnes d’hydrogène vert par an d’ici 2030 en Europe du Nord grâce aux énergies renouvelables d’Espagne et du Portugal. Il devrait, en théorie, contribuer à satisfaire les objectifs de production d’hydrogène internes de l’UE, et donc ne pas concurrencer le pipeline entre la Norvège et l’Allemagne qui s’inscrit, quant à lui, dans les objectifs d’importation d’hydrogène de l’UE. En revanche, certains analystes sont sceptiques face à la possibilité d’une demande de l’UE de 20 millions de tonnes d’hydrogène d’ici 2030. Dès lors, si la demande européenne d’hydrogène en 2030 est inférieure aux estimations actuelles, la péninsule ibérique pourrait être en concurrence avec la Norvège pour capter la demande européenne d’hydrogène. 

 

Si la France et l’Allemagne déclarent tous deux respecter leurs choix technologiques respectifs pour produire de l’hydrogène, les deux pays continuent, dans les faits, de s’opposer au niveau de l’UE. La France, mais aussi la Roumanie, la Pologne, la Slovaquie, la Slovénie, la Croatie, la Bulgarie et la Hongrie voudraient que l’hydrogène bas-carbone – comprendre ici produit grâce au nucléaire – soit compté en complément des énergies renouvelables dans la directive sur le gaz et l’hydrogène. En revanche, l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg ne veulent pas que l’hydrogène bas-carbone soit mêlé, de près ou de loin, aux renouvelables. L’Allemagne désire, cependant, étendre le label vert à l’hydrogène bleu dès lors que les technologies de capture et de stockage du CO2 sont utilisées.  

La complémentarité entre la Norvège et l’Allemagne est, ici, manifeste. Connue pour ses actions de lobbying en faveur de l’utilisation du gaz et du pétrole dans l’UE, Oslo veut exporter du gaz dont les recettes constituent la moitié de son budget, alors que Berlin a besoin d’un approvisionnement gazier fiable, socle de sa forte économie. Le partenariat stratégique avec Oslo est crucial pour Berlin, car le gaz norvégien demeurera central avant que l’éolien ne puisse in fine le remplacer dans la production d’hydrogène. Quant à la Norvège, elle est consciente, à terme, de l’inéluctabilité de la baisse de ses ventes d’hydrocarbures en raison des objectifs climatiques et du détournement du monde des énergies fossiles. Ainsi, Oslo compte s’arrimer à la stratégie de Berlin qui veut développer une demande européenne en hydrogène bleu importé. 

C’est un positionnement judicieux pour la Norvège qui maintient des prix de ventes de gaz élevés tout en s’inscrivant comme un maillon essentiel de la chaîne d’approvisionnement du Vieux continent en hydrogène. Il s’agit d’une manière, pour le royaume scandinave, de faire du hedging, c'est-à-dire de développer des relais de croissance en matière d’exportation énergétique afin de réduire sa vulnérabilité face à la baisse future de la demande d’énergies fossiles. Entre-temps, la Norvège entend bien maximiser la rente des hydrocarbures, comme sa constitution en donne le mandat au gouvernement.

 

Rémy Carugati 

 

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