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Le rôle pivot du rap américain dans la relance de l’industrie du cognac

2022 a été la troisième meilleure année de l’histoire du cognac en termes de production et de vente avec un chiffre d’affaires de 3,9 milliards d’euros. Cette vitalité contraste avec la situation dans laquelle était la filière à l’orée du XXIe siècle. Victime collatérale de la crise économique asiatique de 1997, elle a dû son sauvetage a un milieu d’apparence très éloigné du sien, celui du rap américain.


Une sélection de morceaux évoquant le cognac est disponible en fin d’article.


 

Juillet 1997. La bulle qu’avait jusqu’alors été le « miracle asiatique » éclate. En cette fin de XXe siècle mondialisé, les conséquences désastreuses de cet événement ne se limitent pas qu’aux économies régionales. L’une des principales victimes collatérales de cette crise est ainsi le vignoble de Cognac. En effet, le Sud-Est asiatique, qui était alors le premier marché en valeur du spiritueux, chute de 23 % en volume dans l’année. Le marché japonais, deuxième, plonge de 24 % et Hong Kong, quatrième importateur et plaque tournante de la distribution vers la Chine, s'effondre de 50 %. Pour le seul mois de décembre, les ventes mondiales sont en baisse de 20 % par rapport à décembre 1996.

Pour la filière, l'addition est évaluée à 1 milliard de francs, c’est-à-dire la moitié de son chiffre d'affaires annuel d’alors, et beaucoup de producteurs se retrouvent au bord du dépôt de bilan. « Il faut considérer que la viticulture charentaise est un secteur sinistré comme le textile ou la sidérurgie », affirmait Philippe Sabouraud, un exploitant siégeant au Bureau National Interprofessionnel du Cognac (BNIC) – qui représente, développe et protège l’Appellation d’Origine Contrôlée Cognac en France et dans le monde – à l’époque.

 

2001, l’année où Busta Rhymes fait tourner le Courvoisier

Alors que le vignoble cognaçais panse ses plaies et cherche un moyen de rebondir en dépoussiérant son image de spiritueux vieillot, le salut arrive d’outre-Atlantique en 2001. Cette année-là, Busta Rhymes sort l’album Genesis qui rencontre un très grand succès. Dans celui-ci se trouvent deux titres qui participeront à sortir le cognac de la crise : Pass the Courvoisier et Pass the Courvoisier Part II. Ces morceaux, dans lesquels le rappeur célèbre son amour des Vénus callipyges et du nectar ambré, ont fait augmenter les ventes du cognac favori de Napoléon Ier de 30 %, selon le Distilled Spirits Council of the United States. Courvoisier saisit l’opportunité au vol et, dans la foulée, fait de Busta Rhymes un ambassadeur de sa marque – même si ce dernier a avoué par la suite avoir préféré Hennessy et n’avoir choisi Courvoisier que pour la meilleure sonorité du nom.

En réalité, l’intérêt des rappeurs américains pour le cognac se retrouve dès le milieu des années 1990. Une des premières mentions du spiritueux charentais peut ainsi être trouvée dans le morceau The Genesis qui ouvre l’album Illmatic de Nas en 1994. Ainsi, presque tous les grands noms du hip-hop américain de cette époque vont en parler dans leurs morceaux. Jay-Z mentionnait son habitude de « siroter du Rémy on the rocks » dans Can’t Knock the Hustle dès 1996, 2Pac répétait à qui voulait l’entendre que son « role model » se trouvait dans la « bouteille brune », Snoop Dogg et Dr. Dre en rappaient les louanges, etc.

 

Le cognac était essentiellement vu comme une marque de succès qui s'accompagnait des voitures de sport, des manoirs et des montres incrustées de diamants. Suivant cette tendance du « bling », les rappeurs ont commencé à montrer des modèles de bouteilles de cognac rares serties de pierres ou de métaux précieux. Ces bouteilles se vendaient très cher, cimentant ainsi l'image de ce spiritueux en tant que symbole de statut social tape-à-l'œil. Lors d’un entretien au Wall Street Journal, Jay-Z l’a d’ailleurs bien résumé : « Le cognac est un produit de classe, sophistiqué et très doux à boire ». Ainsi, tout comme les chaînes en or ou en diamants, le cognac est présenté comme un produit haut de gamme permettant d'afficher sa richesse. En témoigne le célèbre clip du morceau Naughty Girl de Beyoncé, où les flacons occupent une place de choix sur les tables. L'objectif est toujours le même : faire étalage de sa réussite, car rien n'indique mieux le succès que de sortir une bouteille de XO.

Les maisons de cognac l’ont vite compris et les collaborations avec des artistes ont fait du spiritueux une boisson avec laquelle il était à la mode d'être vu dans les clips musicaux, les bars et les clubs américains. À l’instar de Busta Rhymes, d’autres rappeurs sont donc devenus des ambassadeurs. Pharrell l’a été pour le Louis XIII, le breuvage le plus haut de gamme de la maison Rémy Martin. C'est aussi le cas de Quavo, rappeur principal du groupe Migos, devenu ambassadeur de la maison Martell en 2018. Pour fêter son arrivée, il s'est vu offrir un fût de 270 litres de son année de naissance, 1991.

Des rappeurs conscients du phénomène qu'ils ont eux-mêmes créé ont décidé de tirer parti de cette popularité pour diversifier leurs sources de revenus, en pleine crise de l’industrie musicale. Ainsi, en 2010, le rappeur Ludacris avait été le premier à se lancer en créant sa propre marque, Conjure. Cependant, l’exemple le plus connu est celui de la marque D’Ussé, lancée en 2012 par Jay-Z, en collaboration avec la maison Otard (appartenant au groupe Bacardi). Surfant sur l’immense notoriété de l’artiste, la marque est désormais solidement installée comme cinquième plus grande maison de cognac, derrière Courvoisier. Ces marques créées par des rappeurs sont néanmoins très orientées – si ce n’est exclusivement – vers le marché américain.

 

Si le nom Courvoisier a toutefois relancé l’intérêt pour le cognac aux États-Unis, c’est pourtant Hennessy, la maison de LVMH, qui est la plus citée dans les morceaux et qui en a le plus profité. Elle représente environ la moitié des ventes mondiales de cognac, soit environ 40 %. Tout cela n’est pas le fruit du hasard car elle a tissé des liens anciens avec la communauté afro-américaine.

 

Les vieilles relations entre le cognac et la communauté afro-américaine

Si de prime abord l’association entre cognac et rap américain a de quoi surprendre, pour qui s’y intéresse de plus près, elle est en réalité plutôt évidente. En effet, le spiritueux charentais entretient des relations anciennes avec les Afro-américains vivant chez l’Oncle Sam. Il est possible de les faire remonter à la première moitié du XXe siècle lorsque les soldats américains de couleur stationnés dans le sud-ouest de la France ont été initiés au cognac pendant les deux guerres mondiales. Ces liens ont probablement été renforcés par l'arrivée d'artistes et de musiciens comme Joséphine Baker ou Duke Ellington, qui ont rempli les clubs parisiens de jazz et de blues pendant l'entre-deux-guerres.

Pour les Afro-américains, l'élégante boisson d'un pays qui célébrait leur culture au lieu de la marginaliser ne pouvait qu’être bien acceptée. Aux États-Unis, l'option la plus courante était le whisky, un spiritueux fabriqué par des entreprises qui donnaient à leurs marques le nom de dirigeants confédérés ou faisaient appel au nationalisme sudiste. Face au bourbon des WASP, le cognac était donc la liqueur toute trouvée pour se distinguer mais aussi pour signifier sa réussite. Une maison comme Hennessy a ainsi très bien compris ce changement qui s’opérait dans la société dès les années 1950 et qui s’est accéléré dans la décennie suivante. Elle a été la première marque de cognac à lancer ses publicités dans des magazines destinés à un lectorat afro-américain comme Ebony ou Jet. Le choix du slogan « The world’s most civilised spirit » la plaçait de facto dans le camp de l’égalité des droits et du progrès social.

 

Publicité pour Hennessy ciblant la communauté afro-américaine (source)

La marque – et par extension toutes les marques de cognac – devint ainsi un symbole de richesse et de raffinement dans la culture afro-américaine. Dans les années 1990, 60 à 80 % des acheteurs aux États-Unis auraient appartenu à cette même communauté. L’idée selon laquelle l’intérêt pour le cognac est né quasiment ex nihilo chez les rappeurs américains est donc à écarter. Le symbole de luxe qu’est cette boisson – qu’ils ont certes poussé un cran plus loin jusqu’à un certain degré d’exagération – prend racine dans un mélange d’image traditionnelle du spiritueux charentais, de communication finement exécutée et in fine de tout un ensemble de souvenirs liés à des pratiques sociales et à des moments de sociabilité où les flacons de nectar ambré des bords de Charente trônaient fièrement sur les tables.

 

Un marché en pleine expansion

Ce renouveau par le hip-hop a pratiquement sauvé la région de Cognac qui se porte aujourd’hui mieux que jamais. Ces dernières années, malgré la crise sanitaire, les ventes ont repris et n'en finissent plus d'accélérer. Fin septembre 2021, elles affichaient une hausse de 24,2 % à 3,6 milliards d'euros, sur douze mois glissants, selon le BNIC. Fin avril de la même année, la progression était de 7 % sur un an. Cette hausse des expéditions signait le retour à l'équilibre. 2022 a vu cette tendance se poursuivre au point de devenir la troisième meilleure année de l’histoire du cognac en termes de production et de vente. 212,5 millions de bouteilles ont été expédiées pour un chiffre d’affaires total de 3,9 milliards d’euros au départ de Cognac malgré une baisse de 4,8 % en volume. Avec 97,2 % exporté dans près de 150 pays, le cognac est résolument un spiritueux tourné vers le monde. Parmi cette production, 53,5 % sont des VS (Very Special, au moins 2 ans de vieillissement en fûts), 37,2 % des VSOP (Very Superior Old Pale, au moins 3 ans de vieillissement en fûts) et 9,3 % des vieux cognacs (XO – Extra Old – et supérieurs, au moins 10 ans de vieillissement en fûts).

Les États-Unis conservent leur place de premier marché historique d’exportation malgré une baisse de 3,2 % en volume soit 111,3 millions de bouteilles de cognac expédiées. Le marché chinois, deuxième, enregistre un ralentissement de 12,8 % avec 29,6 millions de bouteilles expédiées dû à la fermeture du pays. L’Europe, dans un contexte de guerre en Ukraine et d’inflation, baisse à hauteur de 5,9 % avec 34,9 millions de bouteilles expédiées (8,3 millions de bouteilles au Royaume-Uni, 3,2 millions en Allemagne). Le marché français, cinquième, enregistre -2,8 % en volume soit 5,9 millions de bouteilles expédiées. Le reste du monde, tiré notamment par l’Afrique du Sud, le Kenya ou encore le Vietnam, est en croissance avec +20,9 % de bouteilles expédiées (Singapour représente 16,4 millions de bouteilles, l’Afrique du Sud 5,1 millions).

Ces chiffres sont à remettre dans le contexte de la performance générale du secteur des vins et spiritueux français. Selon les chiffres publiés le 14 février 2023 par la Fédération des exportateurs de vins et spiritueux de France (FEVS), le montant des ventes d’alcool français hors des frontières a dépassé le seuil record des 17 milliards d’euros en 2022 (en progression de 10,8 % par rapport à 2021). Le solde net a, quant à lui, atteint 15,7 milliards d’euros, en hausse de 10 %. Cela conforte la place du secteur au rang de deuxième contributeur à l’excédent de la balance commerciale derrière l’aéronautique. Si une part de cette croissance en valeur des exportations est liée à l’inflation, les volumes, eux, ont reflué de 3,8 %.

 

Un cognac qui s’adapte à toutes les consommations

Les bons résultats du cognac ces dernières années peuvent s’expliquer par deux choses : le changement de philosophie des maisons et la diversité de leurs produits. En effet, si l’utilisation exubérante et clinquante de leur boisson par les rappeurs a de prime abord surpris profondément les producteurs de cognac plus habitués à une richesse discrète toute protestante, ils ont vite compris que cela ne servait à rien de s’ériger en gardiens des bonnes pratiques de consommation. Au contraire, ils ont eu tendance à adopter une approche qui pourrait être résumée par l’expression « vivre et laisser vivre » quant à l'utilisation de leur spiritueux. Ils se sont ainsi mis au diapason du monde extérieur sur lequel reposent leurs ventes. À titre d’exemples, Rémy Martin vend à ses clients chinois, de plus en plus nombreux, un flacon à huit côtés, chiffre porte-bonheur dans la culture de l’Empire du Milieu, et Louis Royer fabrique du cognac casher, créé à l’origine pour le marché new-yorkais.

Dans un second temps, le renouveau du cognac tient à la grande variété de ses produits qui a permis de séduire différents types de consommateurs dans des régions du monde différentes. Le retour en grâce du spiritueux charentais est notamment passé par le cocktail, principalement aux États-Unis, au Royaume-Uni et, dans une moindre mesure, en France. Pour ce faire, les cognacs jeunes (VS et VSOP) sont privilégiés. Ainsi, représentaient-ils 97 % des exportations vers le pays de l’Oncle Sam en 2018. Ce boom rapide de la mixologie a également poussé les producteurs à expérimenter. Jusqu'à une date relativement récente, ils hésitaient à s'écarter des limites assez strictes de ce qui est officiellement considéré comme un cognac et s'en tenaient aux méthodes traditionnelles. Aujourd'hui, les choses changent car les consommateurs sont plus que jamais à la recherche de nouvelles facettes de leurs spiritueux préférés. Un exemple de ce changement de mentalité est l'Usher x Rémy Martin 1738, créé en collaboration avec l’artiste, et son cocktail co-brandé, le Rémy Roller (cognac, soda au gingembre et Angostura). À l’inverse et de longue date en Chine, le cognac est consommé à table car il s’accorde bien à la gastronomie locale. Le développement extrêmement rapide des classes moyenne et supérieure en quête de produits de luxe a permis à la catégorie intermédiaire VSOP d’atteindre 66 % des expéditions en 2018, tandis que les qualités vieilles représentent aujourd’hui 23 % du marché dans l’Empire du Milieu. 

 

Pourtant très éloignés d’apparence, le cognac et le hip-hop partagent tous deux une histoire mondialisée de production, de consommation, d'adaptation et de réinvention. Dans un moment aigu de crise, la filière a su s’appuyer sur ses savoir-faire traditionnels, tout en restant à l’écoute du monde qui l’entourait, pour rebondir. Le vice-président du BNIC, Alexandre Gabriel, résume ainsi parfaitement pourquoi le cognac connaît autant de succès ces dernières années : « Bien que plus volatiles, les marchés recherchent de plus en plus de produits de grande qualité et authentiques et le cognac répond à ces attentes de fond. »

 


Quelques morceaux afin de poursuivre votre découverte : 


 

Simon Rousselot

 

Pour aller plus loin :