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Stratégies de pouvoir et influence : l’Ascension de « Barbecue » dans un Haïti en Crise

En Haïti, la lutte violente pour le pouvoir révèle la complexité des dynamiques sociales et politiques. Au cœur des turbulences haïtiennes, Jimmy « Barbecue » Chérizier incarne la dualité entre héros populaire et figure controversée, grâce à une habile guerre de l’information. Symbole d’une lutte contre la corruption et l’injustice, son ascension soulève des questions sur l’influence des gangs et la volonté de stabilité en Haïti.

Haïti : entre crise économie et sociale sur fond d’héritage révolutionnaire

Haïti, première nation caribéenne indépendante en 1804, incarne un héritage de luttes. La révolte des esclaves, menée par Toussaint Louverture sous l’ère Napoléonienne, a marqué le début d’une période d’instabilité politique. Des coups d’État, occupations étrangères et dictatures ont jalonné son histoire. Les interventions internationales et catastrophes naturelles, dont le séisme de 2010, ont exacerbé cette instabilité. Elles ont contribué à un vide de pouvoir, permettant l’émergence de figures telles que Chérizier, surnommé « Barbecue ».

Classé parmi les pays les plus pauvres du monde, Haïti dépend fortement de l’aide internationale. Les envois de fonds de sa diaspora soutiennent son économie, pour un montant égale à 2,4 milliards en 2017 sous forme de  rapatriements de fonds réguliers. Une grande partie de la population vit sous le seuil de pauvreté, avec un accès restreint à l’éducation, la santé et l’emploi. Cette précarité, combinée à la corruption, alimente la contestation sociale.

Jimmy «Barbecue» Chérizier : profil et ascension

De police aux gangs

Jimmy « Barbecue » Chérizier est né et a grandi dans l’un des quartiers les plus pauvres de Port-au-Prince, capitale d’Haïti. Sa carrière professionnelle a commencé au sein de la Police Nationale d’Haïti, où il a servi dans l’Unité de Maintien de l’Ordre, une force spécialisée souvent impliquée dans la gestion des manifestations et des émeutes. Son parcours au sein de la police a pris fin de manière controversée, marquée par des accusations de participation à des violences et à des actes répressifs contre les civils. Suite à son départ de la police, Chérizier a opéré une transition vers les gangs, prenant la tête du G9 Family and Allies, une coalition de gangs puissants dans la capitale haïtienne.

Méthodes utilisées pour asseoir son autorité sur les gangs et les communautés

Chérizier a utilisé plusieurs stratégies pour asseoir son autorité. Il a notamment mis en avant une combinaison de charisme personnel, de promesses de protection et de justice sociale pour les plus démunis, tout en démontrant sa capacité à organiser et à mener des actions violentes contre ses opposants. En se présentant comme un défenseur des opprimés, il réussit à gagner le soutien de certaines sections de la population haïtienne. Parallèlement, il a maintenu une discipline stricte au sein de son alliance de gangs, utilisant à la fois la loyauté et la peur pour consolider son pouvoir, inspiré des cartels mexicains, tels le Cartel de Jalisco Nouvelle Génération (CJNG). Effectivement certains d’entre eux sont justement formé par des cartels, comme le témoigne l’affaire relative à l’assassinat de Jovenel Moïse en juillet 2021. Ce sont vingt personnes aguerries, principalement colombiennes et issue des forces spéciales. Elles sont débauchées par les cartels, et chapeautées par la société militaire privée CTU, à Miami en lien avec le sénateur Joseph Joel John condamné aux Etats-Unis d’Amérique.

Jeudi 8 juillet 2021 AP Photo/Joseph Odelyn
Construction d’une image de «Robin des Bois» moderne et ses implications

L’image publique de Chérizier est celle d’un mélange complexe de figures criminelles et de héros populaires. En se comparant à des figures historiques révolutionnaires et en s’appropriant le narratif de défenseur des pauvres, la lutte contre la corruption, Chérizier a cultivé une image de « Robin des Bois » des temps modernes. Cette image est renforcée par son engagement visible dans certaines actions communautaires, comme la distribution de nourriture aux pauvres, bien que ces actes soient contrastés par les violences et les intimidations attribuées à son groupe. L’utilisation habile des médias sociaux et des interviews sur le terrain avec des journalistes internationaux a permis de diffuser cette image au-delà des frontières d’Haïti, cherchant à s’ancrer dans les mythes et le narratif local des Caraïbes : Che Guevara. Il justifie ainsi une certaine violence et autorité à travers une figure de révolutionnaire populaire.

PHOTO : ASSOCIATED PRESS / DIEU NALIO CHERY

 

Dans les images présentées, nous voyons Jimmy Barbecue en pleine action dans des interviews et des photos qui semblent mettre en scène des moments de vie quotidienne. Jimmy Barbecue maîtrise l’art de se montrer proche du peuple, surtout des enfants, cultivant une image de sympathie et renforçant son allure paternaliste. Il utilise ces mises en scène pour tisser une connexion émotionnelle forte avec son audience, se positionnant comme un protecteur bienveillant et accessible.

Cette stratégie de communication visuelle cherche non seulement à charmer mais aussi à influencer le public. Cependant, elle soulève des interrogations sur l’authenticité de ces scènes et leurs intentions réelles. La figure de Jimmy « Barbecue » Chérizier incarne ainsi les paradoxes d’un Haïti tourmenté par la violence et la recherche désespérée de justice sociale. Sa transition de la police à la tête d’un gang, son style de leadership qui mélange charisme et violence, et la construction d’une image publique polarisante reflètent la complexité des dynamiques de pouvoir dans les zones où l’État a échoué à protéger et à servir ses citoyens.

Influence et guerre psychologique

Narratifs et Communication : techniques de construction et diffusion de narratifs visant à légitimer son action 

Jimmy «Barbecue» Chérizier et son alliance de gangs, le G9 Family and Allies, ont méticuleusement construit et diffusé des narratifs visant à légitimer leurs actions auprès de la population haïtienne et de la communauté internationale. Ces narratifs sont souvent centrés sur des thèmes de justice sociale, de lutte contre la corruption, et de protection des communautés défavorisées. Chérizier se positionne comme un protecteur des opprimés, se comparant à des figures historiques révolutionnaires pour renforcer cette image. La diffusion de ces messages à travers des conférences de presse, des déclarations publiques, et des apparitions médiatiques est au cœur d’une stratégie visant à façonner l’opinion publique en sa faveur, et à gagner le soutien ou la sympathie de segments de la population.

Ne s’arrêtant pas à une simple guerre de l’information, Barbecue est également présent sur le plan culturel. Sous l’appellation Vivre Ensemble, barbecue et ses gangs entreprennent ainsi une démarche d’encerclement cognitif redoutablement efficace. Pour Paris-Match, le 28 mars 2024, Krèk Satan (Le clitoris de Satan) déclare être rappeur. Ses vidéos sont regardées par des milliers de fans sur les réseaux sociaux: « C’est ma passion, la plus belle arme que j’ai jamais utilisée. C’est avec le rap que je me suis libéré, que j’ai pu m’exprimer. Dites-le en Europe: ce ne sont pas les gens qui ont des armes qui écrasent le pays. Ce sont les gens qui ont l’argent pour nous les acheter et nous les donner. Les gens de pouvoir.»

Manipulation Émotionnelle : utilisation de la peur et de la violence comme outils de contrôle psychologique et utilisation des croyances locales

L’utilisation de la peur et de la violence est une tactique psychologique clé dans la stratégie de Chérizier. Les actes de violence publique, les menaces contre les opposants, et les démonstrations de force servent à instaurer un climat de peur parmi les populations et les acteurs étatiques. Cette manipulation émotionnelle permet non seulement de contrôler les territoires, mais aussi de dissuader les critiques et la résistance contre son groupe. La peur engendrée par la perspective de violence agit comme un mécanisme de contrôle social. Ce mécanisme est davantage renforcé par des vidéos virales et animales, où l’on aperçoit des haïtiens membres des gangs, qui grillent des membres d’êtres humains, ou des humains en entier, sur des « feu de joie » à Port-au-Prince. 

Ces pratiques de « feu de joie » sont largement répandues, sans aller jusqu’aux cas extrêmes de cannibalisme, mais plutôt caractéristiques de rites surnommé « Barbecue », l’une des sources hypothétique du surnom de Chérizier (un autre explication viendrait du métier de sa mère, vendeuse de poulets frits). Ces rituels sont fréquemment adoptés par des extrémistes et sont étroitement associés au Vaudou, une religion à la fois structurante et syncrétique à Haïti, popularisée de nouveau sous François Duvalier, surnommé « Papa Doc ».

Jimmy Chérizier verse de l’alcool sur un feu de joie avant d’y mettre le feu lors d’une cérémonie vaudou pour réclamer justice pour le président haïtien Jovenel Moïse, assassiné le 7 juillet 2021. (Matias Delacroix/AP)

Barbecue est très accroché au symbole, lui permettant de s’inscrire dans une culture locale favorable.  Il est donc très sensible au vaudouisme, ces rites et symboles où il se vêtit régulièrement dans des tenues traditionnelles. Outre le spectre du vaudouisme, Barbecue s’attache également au symbole maçonnique. Il se revendique franc-maçon depuis 2004 et témoigne sa déclaration de foi autour de potentiels crimes que le G9 aurait commis : « Sur ma foi maçonnique, dans les zones du G9, il n’y a pas de vols, pas de viols, pas de kidnappings. »

Il entreprend de nombreuses démarches symboliques, qui tentent de justifier des menaces d’escalade tels que le discours du 5 mars : « Si le premier Ministre Ariel Henry ne démissionne pas, si la communauté internationale continue de le soutenir, nous allons tout droit vers une guerre civile qui conduira à un génocide. » Cette déclaration témoigne d’un rapport de force mortifère engagé, dont la population pauvre est otage.

Médias et réseaux sociaux : stratégies d’engagement médiatique pour façonner l’opinion publique

Dans le domaine des médias et des réseaux sociaux, Chérizier emploie des stratégies d’engagement visant à amplifier son message et à renforcer son image de leader charismatique. L’utilisation des réseaux sociaux pour partager des images et des vidéos de ses actions communautaires, ainsi que des discours enflammés, lui permet de toucher directement une audience jeune et connectée. Ces plateformes deviennent des outils puissants pour diffuser des narratifs alternatifs, contrer les récits médiatiques traditionnels, et engager un dialogue direct avec la population haïtienne et au-delà. Depuis la récente prise de pouvoir de facto, Barbecue et ses hommes ont décidé de restructurer leurs communications, notamment avec des vidéos qualifiable d’intimidation, une ressemblance quasi fidèle de la vidéo des fidèles de « Mencho », leader du CJNG.

 

La stratégie d’influence et les opérations psychologiques déployées par Jimmy « Barbecue » Chérizier illustrent la complexité de sa figure dans le contexte haïtien. En naviguant habilement entre la communication traditionnelle et numérique, la manipulation émotionnelle, et la construction de narratifs engageants, Chérizier cherche à asseoir son autorité et à légitimer son rôle au sein de la société haïtienne. Cette approche multidimensionnelle de l’influence met en lumière les défis auxquels sont confrontés les acteurs étatiques et non étatiques dans la lutte pour le contrôle et la stabilité en Haïti. 

Chaos autour de Barbecue : une résistance à plusieurs échelles

Certaines figures locales tentent de se lever contre sa nouvelle présidence de facto, tels que certaines communautés à l’exemple du quartier de Martissant, à Port-au-Prince. Les habitants y ont pris des mesures extraordinaires pour protéger leur communauté avec des systèmes de patrouilles armées et de renseignements citoyens, où ils signalent tout mouvement des gangs à proximité sur une application.

A plus grande échelle, nationale et internationale, les ONG, les organisations religieuses et les journalistes jouent un rôle crucial dans la construction et la diffusion de contre-narratifs. En offrant des récits alternatifs, ils mettent en lumière les conséquences néfastes de la violence des gangs sur la société haïtienne, et soulignent les efforts de reconstruction, de réconciliation, et la propagation de narratifs pieux et humaniste en contre mesure au vaudou, ainsi qu’aux différentes cultures qui traversent l’île. 

Berthony François, directeur de la clinique Elohim à Port-au-Prince, tire la sonnette d’alarme : « Une crise majeure s’annonce. Il n’y a plus d’oxygène, pas de carburant, pas d’électricité. On a encore deux ou trois semaines de réserve. On manque de sérum, de soluté, d’antidouleur, de gaz. Il faut s’asseoir autour d’une table. S’il faut éliminer tous les membres des gangs pour avoir la paix, il va falloir tuer beaucoup de monde. Nombre d’entre eux sont des enfants.» Ce qui laisse entendre une normalisation majeure de ces gangs auprès de la population. Une stratégie visiblement gagnante pour Barbecue, incarné par sa phrase bien connue « soit Haïti paradis pour tous, sinon, l’enfer pour tous.»

Face à cette crise humanitaire et sécuritaire accablante, la communauté internationale, notamment via le Conseil de transition d’Haïti, cherche activement à instaurer un environnement plus stable. Ce conseil, établi dans l’espoir de mener à des élections générales crédibles, s’efforce de renforcer les institutions démocratiques tout en abordant les réformes constitutionnelles, judiciaires et électorales nécessaires.

Thomas Guillaume

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