Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

La France à l’heure du numérique : rencontre avec Lionel Janin (France Stratégie) – II/II

Economiste spécialisé dans les questions de concurrence et de régulation, Lionel Janin travaille actuellement au sein de France Stratégie – organisme de réflexion, d’expertise et de conseils placé auprès du Premier ministre – sur les questions numériques et a accepté de répondre aux questions du Portail de l’intelligence économique sur le phénomène de « transformation numérique ». (Partie II)

Portail de l’Intelligence Economique : Dans le cadre de ce phénomène de « transformation numérique », quelle est la place des pouvoirs publics, notamment dans la fourniture de services sécurisés accessibles à tous ?

Lionel Janin : Sur la question du maintien d’un écosystème suffisant pour que les personnes puissent trouver les solutions adaptées à leurs besoins, il n’est pas certain qu’il appartienne à l’Etat de développer lui-même ces solutions. En effet, on constate actuellement que le « génie moderne » s’apparente à une production de services décentralisés brouillant les frontières traditionnelles entre secteur public et privé. L’un des rôles stratégiques que peuvent tenir les pouvoirs publics est de mettre à disposition des données – l’open data – générant ainsi des exploitations nouvelles susceptibles de rencontrer un public correspondant. L’une des principales caractéristiques de l’économie numérique est l’attention poussée envers la satisfaction de l’utilisateur final. La volatilité des utilisateurs nécessite d’offrir des solutions adaptées à leurs besoins. Mais il reste néanmoins que la question d’offres protégeant les données personnelles risque de demeurer un marché de niche du fait du caractère « indolore » de la collecte de ces données.

PIE : Sur la gestion de l’information, les pouvoirs publics doivent-ils mettre en œuvre un processus « d’éducation numérique » ? Ne peut-on pas craindre une fracture numérique ?

L.J. : Il existe actuellement un consensus sur l’introduction du numérique à l’école. Les débats portent davantage sur la manière dont l’introduction du numérique au sein de l’école doit se faire. L’exemple du codage est à cet égard illustratif : à quel point l’honnête homme doit-il connaitre le codage ? On assiste très largement à un développement de la culture numérique que ce soit par les évolutions des programmes des filières éducatives « traditionnelles », le dynamisme des start-up ou l’émergence de formations innovantes comme l’école 42.

Vis-à-vis de la formation des masses, il est nécessaire de veiller à ce qu’il y ait suffisamment de débats, de Think tank, et d’agitateurs d’idées afin de multiplier les canaux de diffusion de cette « culture numérique ». L’une des fractures numériques susceptible d’apparaitre concerne la question de l’employabilité et la répartition de celle-ci. Une des caractéristiques du numérique est le phénomène de concentration de la production de valeur ajoutée entre un nombre réduit de salariés. L’exemple de WhatsApp est ici illustratif de ce phénomène avec une valorisation avoisinant les 20 milliards de dollars pour 50 salariés… Le développement parallèle de l’Intelligence Artificielle et de la robotique risque de polariser les emplois entre ceux dont les tâches sont, ou seront, automatisées et ceux – « les classes créatives » – dont les compétences permettront de s’intégrer pleinement dans ce phénomène de transformation numérique.

PIE : IoT, robotique… Face aux promesses de ces nouveaux relais de croissance, il apparait une certaine crispation entre les Etats pour bénéficier des retombées de ces dernières. Quel est le positionnement français sur ces nouveaux marchés ?

L.J. : On constate une prise de conscience généralisée en France de l’importance croissante de cette économie numérique. En retour on voit un « bouillonnement » des écosystèmes numériques multipliant les chances de voir émerger des solutions innovantes et compétitives sur le territoire. Le label French Tech contribue également à donner une visibilité nationale à l’ensemble de ces écosystèmes. Le gouvernement alloue enfin des fonds pour pouvoir développer ces nouvelles technologies. Cette émulation, y compris entre pays et surtout pays européens, doit favoriser l’émergence de solutions compétitives.

Le rôle des métropoles devient déterminant comme facteur d’entrainement d’un territoire du fait de l’émergence des « classes créatives ». Le besoin de taille critique, de concentration d’acteurs, et de centres de recherche, contribuent à donner ce rôle central aux métropoles comme facteur d’entrainement des territoires. On constate que les écosystèmes régionaux réussissent à mobiliser des acteurs pour produire des écosystèmes innovants afin de dynamiser les tissus économiques locaux et proposer des solutions déployables à l’échelle nationale voire internationale.

Le corollaire de la transformation numérique, c’est l’ouverture. Que ce soit l’ouverture des données ou les interactions avec les sous-traitants, c’est de l’échange que naitront les prochains champions numériques.

PIE : En matière de numérique peut-on parler d’hyper compétition dans laquelle s’affrontent des grands ensembles tels que les Etats-Unis et la Chine ? Qu’en est-il de l’Europe ?

L.J. : Nous sommes dans une compétition mondiale. Il ne faut pas sous-estimer la compétition entre New-York et la Silicon Valley, voire même au sein de cette dernière. Cette concurrence est inévitable au niveau européen et est même plutôt saine pour favoriser l’innovation et l’investissement dans ces écosystèmes. C’est plus sur la définition des règles qu’il est nécessaire de coopérer en Europe afin de ne pas fragmenter le marché européen afin que les entreprises puissent rapidement s’internationaliser au niveau mondial. A cet égard le marché américain est plus simple à aborder alors qu’il existe « des » marchés européens. C’est pour cette raison que la Commission européenne s’est attaquée à ce sujet afin de déterminer des règles communes susceptibles de renforcer la rapidité de développement des start-ups européennes. Cela demande un long travail d’identification des normes devant être harmonisées tout en respectant les sensibilités nationales. Ce travail peut concerner aussi bien des agréments à l’export que l’usage des données personnelles ou enfin des règles en matière d’investissement pouvant aider les entreprises à se déployer plus vite.

PIE : La transformation numérique contribue-t-elle à accroitre cette compétition mondiale, ou tout du moins à l’accélérer ? Quel en est l’impact pour les entreprises traditionnelles ?

L.J. : Je ne sais pas si l’on peut considérer que c’est nouveau. Nous sommes en « crise » depuis 1974 et encore plus en « crise » depuis 2008. Pour les entreprises les chocs se suivent depuis longtemps et nécessitent de fortes capacités d’adaptation. Or il était certainement plus facile pour de grandes entreprises de gérer ces transformations que pour les plus petites. Ce qui est néanmoins récent c’est l’arrivée de concurrents nouveaux et d’organisations nouvelles susceptibles de proposer des modèles radicalement différents. C’est aussi un facteur d’opportunité pour aborder de nouveaux marchés et développer de nouveaux modèles d’affaires.

PIE : Comment l’intelligence économique peut-elle  être utilisée au service de cette nouvelle économie ?

L.J. : Les aspects de veille stratégique sont certainement essentiels pour les entreprises. Les grandes entreprises pourront avoir recours à l’intelligence économique mais ça ne suffira pas nécessairement, quand leur activité repose sur un marché acquis qu’il est difficile de faire évoluer. L’exemple de la disparition de l’entreprise Kodak est marquant de ce point de vue et constitue une alerte pour les grandes entreprises. Pour les entreprises de plus petite taille, cela reste plus compliqué car elles n’ont pas nécessairement les ressources nécessaires en interne pour suivre ces transformations, donnant ainsi un rôle plus important aux écosystèmes qui doivent être capables d’identifier les nouvelles technologies, les nouveaux modèles organisations…

Ce qui restera rare sera « le temps de cerveau disponible » car malgré la profusion des sources d’information, les journées ne font que 24 h, créant de fait une concurrence pour avoir accès à l’attention du dirigeant ou du responsable. L’optimisation de l’information par la présentation des points essentiels constituera la caractéristique de cette veille stratégique pouvant provenir des services internes, des filières représentatives, ou même des pouvoirs publics à travers des lieux de rencontre physiques susceptibles de faire circuler l’information clé.

Propos recueillis par Hugo Lambert

Pour consulter la première partie de l’interview

Pour aller sur le site de France Stratégie