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[CR] L’intelligence économique française face aux nouveaux impérialismes – Conférence de Joffrey Célestin-Urbain, chef de service du SISSE [2/2]

Invité le 2 février dernier par l’association AURA pour donner une conférence, le chef de service du SISSE Joffrey Célestin-Urbain a partagé son analyse des mutations de la menace extérieure sur nos intérêts stratégiques. Dressant un panorama de l’intelligence économique étatique en France en 2021, il développe notamment les évolutions, le fonctionnement et l’action du SISSE pour défendre notre souveraineté économique, et nous introduit dans les arcanes de son service pour cette dernière partie.

Fonctionnement et place du SISSE au sein de l’Etat dans les questions de sécurité économique

Pour appréhender les acteurs étatiques de la sécurité économique et la tutelle actuelle de Bercy, un peu d’histoire s’impose. Reconnaissant les nombreuses ‘’hésitations sur le meilleur positionnement de l’intelligence économique, la sécurité économique au sein de l’appareil d’Etat’’, le chef du SISSE témoigne que les ancêtres de son service ont été régulièrement partagés entre Matignon et Bercy, voire les deux en même temps (D2IE et SCIE). Cet effet de balancier laisse aujourd'hui sa trace dans le positionnement du service, aujourd’hui dimensionné comme un service à compétence nationale et à vocation interministérielle, indispensable pour mener efficacement ses missions : ‘’notre politique de sécurité économique a été, est, et restera toujours interministérielle’’. Cette transversalité apporte une meilleure couverture en informations et multiplie la capacité d’action du SISSE. Revers de médaille, leur sensibilité augmente fortement le risque de rétention de la part d’administrations déjà naturellement peu habituées à les mutualiser. En amont, la mission du SISSE consiste à décloisonner et faire travailler toutes ses parties prenantes autour de la même table.

A cet effet, ce dernier est clairement désigné comme ‘’l’instance de pilotage, d’animation et de coordination de cette politique’’ de sécurité économique. Il travaille principalement avec le SGDSN (Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale) qui met à sa disposition ses interactions avec l’ensemble des administrations, ainsi qu’avec la CNRLT (Coordination Nationale du Renseignement de et la Lutte contre le Terrorisme), point d’entrée pour les échanges avec les services actifs dans le renseignement économique et dont la contribution est très appréciée.

Concrètement, l’action du SISSE se focalise sur une liste préalablement définie d’entreprises stratégiques de toutes tailles, à laquelle s’est rajoutée une liste de technologies sensibles ou critiques pour la France. À partir de ces deux piliers, le service détecte les manifestations d’intérêt étrangères : entrée de fonds activistes, lancement d’OPA, intrusion d’un chercheur dans un laboratoire technologiquement sensible… Autant d’activités qui entrent directement dans le champ de la sécurité économique et justifient toutes les opérations pour neutraliser la menace, par une interdiction formelle ou une restriction des modalités d’acquisition proportionnelle aux impératifs de souveraineté.

Ce dispositif opérationnel suppose d’anticiper les menaces avant qu’elles ne se révèlent au grand jour. Si l’une d’entre elle est avérée, le service réunit toutes les administrations compétentes autour du dossier pour définir une position commune et proposer un plan d’actions au ministre de l’Economie, avant arbitrage éventuel à Matignon ou à l’Elysée en cas de divergences d’appréciation.

Sur fond d’accélération du rythme des alertes de sécurité économique depuis la crise sanitaire, on peut citer à titre d’exemple l’approche par un groupe étranger, leader mondial sur son marché, d’un institut de recherche public français. Celui-ci lui propose de financer la R&D sur des technologies sensibles pour l’indépendance stratégique nationale. L’information peut alors remonter par les services de renseignement ou une prise de contact directe à Bercy. A ce moment-là, le SISSE examine la sensibilité de l’institut, des chercheurs, de la technologie, évalue le niveau de la menace représentée par l’acquéreur en question, et l’impact potentiel pour la sécurité économique, avant de prendre les mesures nécessaires au blocage du partenariat. Il s’assure également de l’application effective des recommandations, loin d’être systématiquement acquise dans la sphère publique ou le secteur privé. Cette approche témoigne notamment de ‘’l’intérêt grandissant des puissances étrangères pour l’amont de la chaîne de valeur en France, c'est-à-dire le monde de la recherche et de l’innovation’’, mondialement convoité et qui appelle à un niveau de vigilance et de sensibilisation beaucoup plus fort, de manière à pouvoir neutraliser les menaces dans ce domaine.

Autre exemple : un sous-traitant de rang 1 d’une filière industrielle majeure en difficulté se retrouve en redressement judiciaire et au tribunal de commerce en vue d’une éventuelle reprise, où on retrouve plusieurs sociétés étrangères intéressées à l’acquisition. Plutôt que de s’en remettre à des manifestations d’intérêt extérieures à l’UE potentiellement prédatrices et laisser partir emplois, usines et technologies hors du territoire national, le SISSE a orienté la recherche d’investisseurs en priorité vers la France, sinon l’Europe.

Enfin, devant la perspective de la vente par un grand groupe français d’une de ses filiales, qualifiée de ‘’pépite technologique’’, intéressant une entreprise étrangère, le service veille à proposer une alternative française à un niveau de valorisation équivalent, préservant ainsi un savoir-faire prometteur en France. Pour mettre en œuvre cette politique, il dispose de moyens politiques, informels ou réglementaires, le plus médiatisé étant le contrôle des Investissements Étrangers en France (IEF) permettant de conditionner ou bloquer ces derniers. 

Il faut ajouter que ces dernières années, la capacité d’action et d’influence du SISSE à l’intérieur de Bercy s’est notablement accrue, du fait du caractère opérationnel de la politique de sécurité économique, incarné par l’établissement de listes d’entreprises et de technologies critiques, ainsi que l’existence d’alternatives proposées en arbitrage. À cette dimension s’ajoute celle d’une volonté politique sur la souveraineté, affichée aux plus hauts niveaux de l’État, ministre de l’Économie et président de la République inclus, illustrée par l’actualité et qu’on retrouve ainsi sur l’ensemble de la chaîne décisionnelle de l’administration.

Pour décliner cette politique en actions de terrain, le SISSE s’appuie sur des profils plus à l’aise avec une culture portée sur la sécurité économique que sur l’inviolabilité d’une concurrence pure et parfaite. Au-delà de ce socle commun on y retrouve aussi bien des généralistes que des agents des ministères, analystes financiers ou ingénieurs. Pour les compléter, le service est ouvert aux profils ‘’motivés, qui croient à ces questions-là [de souveraineté, ndr], qui croient encore à la puissance publique, au bien commun, au long terme’’, sans être forcément passés par une formation en intelligence économique. Bien évidemment celle-ci offre une solide longueur d’avance technique et culturelle sur ces enjeux, mais priorité est donnée au travail en équipe, au mode projet, à la performance et aux résultats dans un esprit de responsabilité et d’autonomie sur des projets concrets : le SISSE est en effet jugé sur son efficacité.

Pour conclure, la contribution des initiatives portées par la jeunesse sur ces thématiques est doublement primordiale. D’une part, ‘’la sécurité économique, la souveraineté, le long terme sont des thématiques de demain qui restent entièrement à construire et à diffuser dans le corps social et économique’’, et la génération étudiante est idéalement placée pour les propager dans la durée. D’autre part, une fois parvenue aux responsabilités du monde politique, économique et social, cette même génération sensibilisée limitera d’autant les vulnérabilités à la menace et facilitera durablement le travail du service. À ce titre, toutes les initiatives de formation des futurs décideurs à ces défis sont les bienvenues, en particulier celles qui interagissent entre elles en ayant le SISSE comme point de référence pour transmettre l’idée que ‘’la sécurité économique, c’est l’avenir et on a besoin de tous pour la réaliser’’. Plus encore, pour Joffrey Célestin-Urbain, ‘’la souveraineté économique est un projet politique’’, qui vise à rééquilibrer par une politique de souveraineté digne de ce nom les dérives de la mondialisation, au risque de la rendre inacceptable par les Français : la jeunesse peut d’ores et déjà s’en faire les ambassadeurs.

 

Louis-Marie Heuzé

 

Partie 1 [CR] L'intelligence économique française face aux nouveaux impérialismes – Conférence de Joffrey Célestin-Urbain, chef de service du SISSE [1/2]

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