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[JDR] Gamestop, une affaire révélatrice des nouveaux enjeux pour le régulateur américain

Le potentiel de guerre financière et de déstabilisation politique par la manipulation des réseaux sociaux sont des stratégies dont la Chine, et surtout la Russie, se sont inspirées à plusieurs reprises pour s’immiscer dans la politique intérieure des Etats-Unis. Récemment, l’affaire Gamestop a mis en exergue l’impact et les conséquences sur les marchés d’une telle organisation des réseaux sociaux.

L’affaire Gamestop, tremblement de terre à Wall Street

En effet, l’affaire Gamestop a provoqué en ce début d’année 2021 un véritable cataclysme dans le monde de la finance américaine évitant de peu une véritable catastrophe et une crise sans précédent. Des membres du forum Reddit de la section R/Wallstreetbet, forum connu notamment, à l’instar de 4Chan, pour ses incursions régulières dans le paysage politico-médiatique et ses actions de piratage et d’influence, est parti en croisade contre les hedge funds, en représailles à la crise financière de 2008 dont elle les tient pour responsables. Si cette affaire peut avoir des relents de lutte des classes et de révolte des petits investisseurs contre les “grands” de la finance, il n’en est rien :  les principaux vainqueurs du GamestopGate ne sont pas les particuliers, mais bien les grands groupes, comme BlackRock. Cependant, il est légitime de considérer Reddit et R/Wallstreetbet comme les catalyseurs de cette crise : pour preuve leurs attaques coordonnées avec la technique du Short Squeeze, c’est ce forum qui a servi de base pour l’élaboration des plans d’attaques des hedge funds. Des soupçons de manipulation de marché planent sur ses acteurs principaux et notamment le redditeur Deep Fuckin’ Value, aussi connu comme Roaring Kitty, à l’origine des posts et prédictions sur Gamestop sur le forum.

Pour resituer les faits, les Hedge Funds ont shorté (parié à la baisse) 140 % de Gamestop. Par la technique du Short Squeeze, les traders ont tenté de faire couler de nombreux fonds d’investissements, dont Melvin Capital passé proche de la faillite d’après le gestionnaire du fond, Gabe Plotkin.

Tout ceci a été rendu possible par l’essor de services proposés notamment par RobinHood, licorne permettant de faciliter les investissements pour les particuliers au petit portefeuille notamment par le biais d’option call (achat/vente sous conditions) et de fractionnal shares (achat de parts d’actions).

L’armée des « détraders » de Reddit poursuivaient plusieurs buts et en premier lieu, celui de démontrer la vacuité et la fragilité des marchés financiers. Déconnectés de la réalité, les actifs financiers n’auraient, selon leurs dires, pas de valeur intrinsèque, une rhétorique partagée par les défenseurs des différentes crypto-monnaies. Deux écoles s’opposent alors, aux méthodes bien distinctes.

Côté Reddit, les utilisateurs se servaient du forum comme un poste de commandement, planifiant leurs opérations et les attaques sur Wall Street tout en affinant leurs stratégies. Ayant vent de la surveillance du forum par les Hedge Funds, de nombreux messages de désinformation ont aussi été publiés sur le forum pour induire en erreur leurs adversaires. De nombreux utilisateurs ont aussi loué des panneaux publicitaires affichant différents slogans propres au forum pour provoquer les Hedge Funds dans une culture du « troll » si chère au forum.

Du côté des Hedge Funds, ceux-ci surveillaient activement le forum pour appréhender la suite des opérations et publiaient de nombreux messages, via des faux comptes, incitant les boursicoteurs à revendre leurs actions ou à investir sur l’argent, placement sensé contrarier les Hedge Funds mais leur étant profitable.

Cet affrontement ne portait pas uniquement sur la richesse et le pouvoir, la plupart des détraders étant prêts à perdre leurs investissements, mais la capacité à créer de nouvelles vérités et à prouver la faiblesse des Hedge Funds face à des pratiques disruptives. Or, les détraders ont réussi l’exploit de s’organiser, d’effectuer de nombreuses analyses financières sur le marché et de détourner les règles à leur avantage.

Des puissances étrangères passées maîtres dans la guerre informationnelle 

Mais les retombées d’un tel retentissement ne touchent pas uniquement le marché domestique. Les différentes puissances rivales des Etats-Unis, Chine, Russie et Iran en tête ont ainsi pu s’en inspirer pour l’application de stratégies de guerre de l’information en vue de manipuler et d’attaquer les marchés financiers et le système financier américain, après avoir pris pour cible leurs réseaux sociaux.

Durant les élections de 2016 et 2020, les suspicions d’actions de propagande Russe pro-Trump ont drastiquement affecté la confiance des Américains dans leurs candidats et dans le fonctionnement du système politique. Lors des récentes manifestations du mouvement Black Lives Matters ou affilié, les « bots » et agents d’influences étrangères ont exacerbé les tensions internes, participant à polariser davantage le paysage politique américain. Après la victoire électorale, contestée, de Joe Biden en novembre dernier, les allégations de fraude ont été reprises, créant un climat propice à l’attaque du Capitole, attaque relayée par Trump qui lui a valu un bannissement définitif de Twitter.

Si l’effondrement du système économique et boursiers américain nuirait aux intérêts russes dû à l'interconnexion des économies et des places boursières, le Kremlin a certains objectifs qu’une guerre financière avantagerait : l’ingérence américaine amoindrie permettrait non seulement le renforcement de la mainmise russe en Syrie (avec ses alliés d’Ankara et Téhéran) mais également en Géorgie ou en Tchétchénie. Moscou a bien compris les réseaux sociaux et leurs fonctionnements qu’il étudie via l’Internet Research Agency.

La Chine, de son côté, consacre au moins 10 milliards de dollars par an à ses propres opérations d'influence via le département du travail du Front uni etpromeut des récits pro-Pékin à l'étranger et agit comme soft-power Chinois. Depuis quelque temps, la Chine arbore une stratégie très agressive sur les réseaux sociaux : l’affaire Huawei ne semble donc pas un si lointain souvenir.

A ce titre, la commission des services financiers de la Chambre des représentants américains a notamment ouvert une enquête concernant les liens de Reddit avec la géant technologique Chinois Tencent et le rival de Robinhood, Moomoo. Une possible manipulation de l'inflation des actions de GameStop par l'application de trading Robinhood et certains day traders de Reddit par les entreprises chinoises n’est pas exclue.

Les soupçons d’ingérence chinoise ne s’arrêtent pas là : est également évoquée la possibilité que de nombreux petits investisseurs chinois se soient lancés, de leur plein gré ou non, dans la bataille pour l'action GameStop.  

Les objectifs chinois différent cependant de ceux de leurs “camarades” Russes, mais ne sont pas moins enclins à mêler manipulation des réseaux sociaux et guerre financière. Sabotage, opérations d’influence et manipulation financière pourraient être utilisés pour faire valoir leurs desseins sur Taïwan, la mer de Chine méridionale ou Hong Kong. Un affaiblissement du monstre économique américain permettrait à Pékin, dont la croissance a considérablement ralenti ces dix dernières années, de capter davantage de flux de capitaux entrants, obligeant les investisseurs à se détourner des USA. Bien illustré lors des altercations entre Trump et ses homologues chinois, l’ambition chinoise reste celle de faire du yuan LA monnaie internationale. Le dollar représentant environ 60 % des réserves de change mondiales, les régulateurs américains détiennent un pouvoir considérable dans le système financier international, y compris la capacité d'appliquer les sanctions américaines au-delà de leurs frontières. Autrement dit, plus vite Pékin sera à même de miner le dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale, plus vite il échappera à la surveillance réglementaire américaine et à l'application des sanctions. L'incertitude qui règne sur le marché des actions des entreprises américaines pourrait, à long terme, remettre en cause le rôle dominant du dollar dans la finance mondiale.

De fait, les réseaux sociaux font désormais partie de l’arsenal dont disposent la Chine et la Russie dans la guerre économique qui les oppose aux États-Unis, et l’affaire Gamestop pourrait bien être riche en enseignements.

Les armes législatives américaine, nouvelles priorités de l'administration Biden

Devant l’ampleur de l’affaire Gamestop, il est crucial pour les organes de législation américains de prendre en compte ces nouveaux risques et la forte probabilité de nouvelles attaques de ce type sur les marchés financiers par des puissances étrangères.

En effet, la protection du système financier contre cette menace de plus en plus prégnante doit être une priorité pour le gouvernement américain, pour Wall Street et pour la Silicon Valley et plus globalement le paysage des RegTechs et de la compliance. Comme l'a dit Steve Huffman, PDG de Reddit, lorsqu'il a été interrogé la semaine dernière sur le risque que les forums de médias sociaux représentent pour la stabilité financière, "c'est une question pour la décennie".

Pour répondre à cette nouvelle arme de guerre financière, les responsables politiques américains doivent combler leurs lacunes et adapter de nouvelles mesures de prévention des risques dans différents types de réglementation. Il est aujourd’hui crucial pour la sûreté américaine de protéger les réseaux sociaux basés aux États-Unis contre les tentatives d’ingérences étrangères et autres actions de déstabilisation. Récemment, Facebook et Twitter, pour ne citer qu’eux, ont banni plusieurs centaines de comptes russes et chinois et semblent avoir durci leurs politiques d’utilisation pour lutter contre ce type de contenu. 

Aux Etats-Unis, les transactions individuelles impliquant des investisseurs étrangers sont examinées par le Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) pour s'assurer qu'elles ne menacent pas la sécurité nationale et qu’elles sont bien conformes aux réglementations en vigueur. Bien que la loi de 2018 sur la modernisation de l'examen des risques liés aux investissements étrangers (Foreign investment risk review modernization act, Firrma), ratifié par Donald Trump en 2018, ait déjà accordé de nouveaux pouvoirs au CFIUS et agisse comme une arme politique. Cette loi permet par exemple, pour certains domaines d’activité, dont l’immobilier, d’examiner et éventuellement de bloquer ou d'imposer des conditions aux investissements étrangers. Les régulateurs doivent donc être proactifs dans la détection et l’appréhension des nouvelles menaces visant le secteur financier américain, notamment celles venant des réseaux sociaux étrangers. Une des projets du Department of Justice est d’aller plus loin et de manière plus agressive dans le contrôle de la fraude et des poursuites associées.

Enfin, si la Securities and Exchange Commission (SEC) vise à maintenir des marchés efficaces, elle doit s'adapter rapidement, analyser les différentes tendances sur les réseaux sociaux, la volatilité du marché et surveiller notamment la présence d’éléments disruptifs d'origine étrangère. Dans le cas de l’affaire Gamestop, la SEC va se pencher sur les potentielles violations de lois fédérales sur la sécurité et sur les soupçons de manipulation de marché et de fraude qui planent sur RobinHood et Gamestop.  

Gamestop n’a été qu’un signal d'alarme : la frénésie semble avoir rapidement été endiguée et le pire a été évité de justesse. La prochaine fois, le système financier de l’oncle Sam n’aura peut-être pas cette chance. Toutefois, grâce à une réglementation rigoureuse, les responsables politiques peuvent prévenir les dangers de la manipulation des médias sociaux étrangers et de la guerre financière : la balle est désormais dans leur camp.

 

Julien PROTO pour le club Risque de l’AEGE

 

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