Les débats incessants au sein des institutions européennes soulignent l’impossibilité actuelle de construire un véritable marché unique européen de l’armement. L’absence de coordination entre États membres et de préférence européenne dans les achats entraîne des incohérences coûteuses, qui bénéficie aux exportateurs américains. La France dénonce le risque de financer des équipements américains sous licence, ce qui compromettrait l’autonomie stratégique européenne, défendant une approche visant à protéger l’industrie européenne face à l’influence des États-Unis. De plus, le manque d’harmonisation des procédures nationales freine les acquisitions communes en matière de défense.
Le contexte depuis 2022
Les récentes déclarations de Sébastien Lecornu, ministre des Armées, illustrent avec force l’impossibilité de bâtir un véritable marché unique dans le domaine de l’armement. Le ministre a notamment déclaré, à l’occasion des vœux aux armées : « L’agenda européen de soutien à l’industrie de défense est utile mais il ne devra pas conduire à dépenser l’argent du contribuable européen pour produire sous licence des équipements américains. Si cela peut donner à certains l’illusion d’une autonomie européenne, cela nous mettrait surtout à la merci d’un revirement stratégique de notre allié américain. »
Si l’Union européenne s’efforce de renforcer son industrie de défense, cette ambition ne doit pas aboutir à un paradoxe : financer des équipements sous licence américaine, au risque de dépendre des décisions stratégiques de Washington. L’absence de préférence européenne dans les achats d’armement et le manque de coordination entre États membres conduisent ainsi à des incohérences coûteuses, résultant davantage de considérations politiques que de choix économiques rationnels. La France porte actuellement un discours concurrent à celui des lobbyistes américains afin de sanctuariser des critères d’éligibilité aux financements protégeant les industriels européens.
Ces limites s’expliquent par l’absence de procédures unifiées de passation des marchés publics de défense et par une approche nationale de ces questions, chaque pays conservant la mainmise sur ses décisions d’acquisition. L’exemple des récentes commandes belges et allemandes de F-35 américains illustre la difficulté de mettre en place des achats véritablement européens. Dès lors, quels sont les principaux obstacles aux acquisitions communes en matière de défense ? Et pourquoi ces débats persistent-ils depuis les premières tentatives d’intégration européenne après la Seconde Guerre mondiale ?
L’exception du Traité de Rome
L’Europe s’est dotée en 1957 des prémices d’un marché unique avec un abaissement des principales barrières douanières, accompagné par des politiques sectorielles communes (via la PAC notamment). Aucune disposition ne portait spécifiquement sur les enjeux de défense. Cependant, une exception au futur marché unique portait sur les questions militaires, et continue jusqu’en 2025 d’avoir une incidence sur les politiques nationales de défense, en dispensant largement d’achats publics par des passations de marchés concurrentiels et ouverts.
L’article 233 du Traité de Rome disposait alors que : « […], tout État membre peut prendre les mesures qu’il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production ou au commerce d’armes, de munitions et de matériel de guerre ». Cet article est resté inchangé jusqu’à aujourd’hui, devenant ensuite l’article 296 du Traité sur les Communautés européennes puis l’article 346 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. D’après la Mission Flash de l’Assemblée nationale sur les marchés publics européens de défense, la conséquence ne tarda pas à se faire sentir dès les années 1960 : « la défense [est] un secteur économique à part, exempté des règles du marché intérieur, en laissant aux États-membres les marges de manœuvre nécessaires pour l’organiser à leur guise. »
Des processus institutionnels timorés et non-contraignants (les directives 2004 et 2009).
Dès lors, la Commission et le Parlement prirent plusieurs décennies à s’attaquer à la problématique que constituaient ces marchés de l’armement non-uniformisés, sans mise en concurrence continentale, répondant à des logiques politiques et non économiques. Ainsi, une première directive européenne voit le jour en 2004, la Directive générale 2004/18/CE relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services. Tentant de traiter la question des marchés publics nationaux sans mise en concurrence, elle manque son objectif pour les enjeux de défense, en ne constituant aucunement un cadre juridique spécifique. En effet, la directive de 2004 renforce le régime d’exception créé par l’article 296 des traités qui permet de déroger aux règles de passation classiques : « La présente directive s’applique aux marchés publics passés par des pouvoirs adjudicateurs dans le domaine de la défense, sous réserve de l’article 296 du traité » (article 10 de la directive de 2004). Ces lacunes tenteront ensuite d’être corrigées en 2009 par une seconde directive, spécifique cette fois aux achats publics de défense.
La directive 2009/81/CE visait à intégrer plus fortement les marchés publics de défense au sein du marché intérieur, ce qui se matérialisait par l’instauration des règles de publicité et mise en concurrence « sur mesure » pour ce secteur d’activité spécial. En somme, cette directive ambitionnait de construire un cadre juridique européen clarifié aux marchés publics de défense, hors du champ dérogatoire habituel. L’un des apports majeurs de cette directive provient de l’énumération claire des procédures applicables aux marchés publics de défense. La procédure de droit commun est alors l’appel d’offres restreint ou négocié avec publication d’un avis de marché, permettant de mettre en concurrence ces marchés et de s’opposer à la pratique « politique » du recours excessif à l’exception de l’article 346 du TFUE. La directive 2009/81/CE permet également la consécration de deux principes absents de la directive de 2004 : la sécurité de l’information et la sécurité de l’approvisionnement.
Désormais, la sélection des candidatures se fait selon le capacité économique, financière, technique, environnementale et professionnelle du soumissionnaire, avec des exclusions prévues en cas de condamnations antérieures (corruption, financement du terrorisme notamment). Concernant ensuite le choix de l’attributaire, le principe ne revient plus à la nationalité, la directive prévoyant que l’attribution repose soit uniquement sur le prix le plus bas, soit sur des critères élargis de qualité, prix, coût d’utilisation…
Cependant, plusieurs études externes, et même des publications du Parlement européen concluront à l’inefficacité de la directive. La Mission Flash de l’Assemblée nationale citée ci-dessus qualifie alors la mise en œuvre comme « imparfaite, variable selon les États membres et sans réelle influence sur la BITD européenne ». Le Parlement européen expliqua même que, de 2016 à 2018, le montant des marchés notifiés ne représentait que 12% du budget global des achats publics de défense des États membres. Plusieurs raisons expliquent ce constat amer : transposition tardive et/ou partielle par les États, recours continu aux procédures prévues par les traités et la directive pour s’en exempter et des choix politiques liés notamment à la nationalité des entreprises.
La dépendance au parapluie militaire américain
Malgré ces progrès relatifs en termes de publicité et de mise en concurrence, le recours aux exceptions prévues par la directive et le Traité continue de permettre aux États de se décharger de leurs obligations. De plus, l’utilisation des articles 12 et 13 de la directive de 2009 et l’article 346 du TFUE est difficile à quantifier, puisque pour l’article 346, par exemple, l’État se justifie a posteriori en cas d’utilisation. La Mission Flash de l’Assemblée a pu obtenir des éléments chiffrés sur ce mécanisme via la Direction Générale de l’Armement.
En 2019, 36,18% (169 sur 467) marchés susceptibles de faire l’objet de l’exemption ont échappé aux procédures en vigueur. Trois raisons sont alors avancées pour justifier ce recours accru. D’abord, les États européens disposant d’une BITD souhaitent la soutenir à tout prix et assurer des débouchés aux entreprises qui la composent. Pour les Etats sans BITD structurée, le partenaire américain et les protections offertes dans le cadre de l’OTAN constituent la « clé de voûte de leur politique nationale de défense ». Ils se fournissent alors sans concurrence via les programmes internationaux volontaristes du Département de la Défense américain. Enfin, une dernière raison complète la seconde : l’incapacité de certains Etats à « évaluer les différents équipements de défense proposés et s’assurer de la solidité de la procédure de mise en concurrence ». Face aux risques juridiques contentieux, ils se tournent alors vers le Département de la Défense américain et son programme FMS (Foreign Military Sales).
Dès lors, sur les marchés publics de défense en Europe de 2016 à 2020, les opérateurs américains empochent les contrats majeurs, pour une valeur estimée à 70 milliards d’euros. La Belgique, la Pologne et le Royaume-Uni sont les principaux acquéreurs, notamment sur le marché aéronautique avec les ventes de l’avion F-35 de Lockheed Martin, qui continuent de progresser face au Rafale français, qui ne fait l’objet d’aucune préférence européenne. Le marché américain est quant à lui privé volontairement de concurrence étrangère, tant les débouchés pour les entreprises nationales peuvent s’appuyer sur les commandes massives du Département de la Défense pour prospérer. Avec un gouvernement américain qui soutient aussi fortement son industrie en commandant quasi exclusivement des matériels militaires américains, la BITD américaine possède un socle solide et durable, augmentant de fait sa compétitivité et sa capacité d’innovation. Des avantages compétitifs qui permettent également aux entreprises de se lancer plus facilement à l’assaut des marchés asiatiques et européens.
Les nouvelles tentatives de communautarisation par la Commission européenne
Deux initiatives récentes illustrent les efforts européens pour harmoniser le marché de la défense. Le règlement EDIRPA (European Defense Industry Reinforcement through commun Procurement Act) a été adopté en 2023, pour encourager les achats conjoints d’équipements militaires en finançant certaines acquisitions. Un budget de 300 millions d’euros a été dégagé afin de soutenir financièrement les achats conjoints réalisés par au moins trois Etats membres, sous réserve de conditions d’éligibilité. Les contractants et les sous-traitants doivent être basés dans l’UE ou dans un pays associé (Islande, Liechtenstein ou Norvège), et leurs structures de gestion doivent également s’y trouver. De plus, ils ne doivent pas être contrôlés par un pays tiers non associé. Par ailleurs, au moins 65 % des composants des produits finaux doivent être originaires de l’Union ou provenir d’un pays associé. Cet instrument vise précisément à combler un manque : seulement 11% des dépenses militaires totales en 2020, d’après l’AED, relevaient de passations de marchés conjointes par les Etats. Les annonces politiques mettent également en avant le potentiel d’amélioration de l’interopérabilité des armées ainsi que la compétitivité des entreprises du secteur par cet instrument.
Par ailleurs, le Fonds européen de défense, lancé en 2021 avec un budget de 8 milliards d’euros sur la période 2021-2027, subventionne la recherche et le développement d’équipements de défense dans une logique d’intégration du marché européen. Enfin, le Programme européen de l’industrie de défense (EDIP) vise à renforcer la base industrielle et technologique de défense en Europe. Il a pour objectif d’accroître la capacité de production d’armements, de moderniser les chaînes d’approvisionnement et de réduire la dépendance aux fournisseurs extérieurs. Ce programme encourage la coopération entre États membres et entreprises du secteur, en finançant des projets structurels pour améliorer l’efficacité et l’interopérabilité des équipements militaires. Il s’inscrit dans la stratégie européenne d’autonomie stratégique en consolidant l’innovation et la souveraineté industrielle. L’EDIP complète d’autres initiatives comme le Fonds européen de la défense (FED) et l’EDIRPA, en mettant l’accent sur une approche durable et structurante.
Un bilan historique contrasté
Cependant, et comme déplorés par le Ministère des armées français, EDIP et EDIRPA trouvent un écho opérationnel mesuré, Berlin souhaitant abaisser les seuils liés au contrôle économique et l’implantation européenne, faisant craindre des achats subventionnés par l’UE de matériels militaires américains et une BITD statique dans une période appelant à un effort communautaire. Malgré ces avancées, la création d’un marché unifié de la défense demeure entravée par la structure spécifique du secteur (monopsone étatique, oligopole industriel), les impératifs de sécurité nationale et l’influence stratégique des États-Unis.
L’étude des efforts politiques des 50 dernières années permet de comprendre que les achats d’armement ne sont que partiellement guidés par des logiques d’économie des coûts, l’influence géopolitique du vendeur, la nationalité de l’entreprise et l’emplacement des chaînes de valeur s’imposant comme critères de détermination. Également lors des vœux aux armées, le ministre des armées développait : « La défense n’est pas en Europe un marché comme les autres : le pilotage des priorités doit rester chez les États membres, qui définissent souverainement leurs besoins opérationnels et capacitaires ». Toutefois, l’Union européenne continue de jouer sa partition, en proposant une intégration des processus d’achats d’armement. La logique de mutualisation des achats a désormais pris le pas sur les efforts vains de procédures de marchés publics communautaires.
Club droit de l’AEGE
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