Bien que miné par une situation intérieure désastreuse sur les plans politique, économique, le Burundi cherche à exister sur l’échiquier régional. Entre Kigali et Kinshasa, Bujumbura mise sur ses maigres atouts sécuritaires et économiques pour se rendre incontournable, adoptant une diplomatie opportuniste qui révèle surtout une volonté de survie dans un environnement de rivalités exacerbées.
Des Grands Lacs sous tension
La région des Grands Lacs est en proie à de vives tensions géopolitiques. Fin janvier 2025, la ville de Goma, poumon économique du Nord-Kivu en RDC, est tombée aux mains de la rébellion du M23 soutenue par le Rwanda. Ce succès éclair des rebelles, qui a vu l’effondrement des forces congolaises, illustre la fragilité de l’État congolais et bouleverse les équilibres régionaux. L’ONU a même averti que le conflit à l’est du Congo risquait d’« engloutir toute la région » si aucune solution n’était trouvée. De fait, l’escalade actuelle fait craindre une guerre par procuration à l’échelle régionale, où chaque voisin – Ouganda, Rwanda, Burundi – chercherait à défendre ses intérêts sur le sol congolais. Les analystes soulignent que cette crise pourrait se muer en conflit généralisé impliquant directement Kigali, Kampala et Bujumbura, au fil des accusations mutuelles et des alliances changeantes.
Dans ce contexte explosif, Kigali et Kinshasa s’affrontent ouvertement : la première, accusée par l’ONU et la RDC d’armer le M23 pour asseoir une logique de prédation régionale ; la seconde, arc-boutée sur son refus de négocier et en quête d’alliés extérieurs. Coincé entre ces deux feux, le Burundi tente de tirer parti de la crise. Longtemps marginalisé, Bujumbura se rêve en médiateur incontournable, mais sa posture, dictée autant par la survie sécuritaire que par l’avidité économique, trahit davantage une diplomatie opportuniste qu’un réel retour en force.
Inquiétudes sécuritaires et jeu d’alliances
Se disant conscient des périls, le Burundi adopte une posture qu’il présente comme prudente, mais qui révèle surtout une fuite en avant militariste. Obsédé par la menace de Paul Kagame, Gitega a massé des troupes au nord dès début 2024, affichant une logique d’escalade plus que de prévention. En parallèle, Bujumbura a scellé un rapprochement avec Kinshasa, moins par solidarité régionale que par calcul sécuritaire et opportunisme politique. Dès 2022, le régime Ndayishimiye avait déjà envoyé discrètement un bataillon en RDC pour traquer ses propres opposants, avant de s’abriter derrière le mandat de la force régionale de l’EAC. Les 900 soldats déployés à Goma jusqu’à fin 2023, officiellement pour contenir le M23, illustrent moins un engagement pour la paix qu’une instrumentalisation cynique du chaos congolais afin d’asseoir une fragile légitimité régionale.
Cette entente militaire s’accompagne d’une intense diplomatie entre Bujumbura et Kinshasa. Le président burundais Évariste Ndayishimiye et son homologue congolais Félix Tshisekedi multiplient les rencontres bilatérales. Au cours des seuls douze derniers mois, ils se sont entretenus en août 2023 et février 2024 à Kinshasa, puis en septembre 2024 à Pékin en marge d’un sommet sino-africain, avant une visite d’amitié éclair de Tshisekedi à Bujumbura en décembre 2024. Officiellement, ces échanges visent à « promouvoir le développement et la stabilité dans la région des Grands Lacs ». Mais ils traduisent aussi un alignement stratégique : face aux « agressions » du Rwanda via le M23, le Burundi se place aux côtés de la RDC. Cette convergence n’échappe pas à Kigali. La visite surprise de Tshisekedi à Bujumbura a provoqué une certaine nervosité au Rwanda, qui voit d’un mauvais œil la coopération entre ses deux voisins. Des observateurs évoquent même la crainte d’un affrontement indirect entre le Rwanda et le Burundi sur le sol congolais – un scénario que des voix appelant à la raison des deux côtés de la frontière cherchent à éviter. Pour l’heure, Bujumbura joue l’équilibre : fermeté défensive vis-à-vis du Rwanda, solidarité active avec Kinshasa, tout en évitant toute provocation ouverte qui pourrait servir de prétexte à un conflit régional dévastateur.
Enjeux économiques et intelligence stratégique
Au-delà de la sécurité, le jeu d’influence se joue aussi sur le terrain économique. Le Burundi, pays enclavé aux ressources limitées, a beaucoup à gagner – et à perdre – dans la recomposition en cours. La RDC est devenue un partenaire commercial crucial pour Bujumbura. Entre 2015 et 2019, les échanges ont bondi de +2500 %, signe d’une intégration accélérée des deux économies. Désormais, environ 11 % des exportations formelles du Burundi sont destinées à la RDC, avec laquelle il dégage un rare excédent commercial. Si l’on inclut le petit commerce transfrontalier (évalué à 47,4 millions USD en 2018), la RDC représente en réalité plus de la moitié des débouchés extérieurs du Burundi. Bujumbura exporte vers son grand voisin des produits manufacturés (bière, sodas, sucre, savon), tout en important de Kinshasa des biens vitaux tels que des hydrocarbures, des minerais et divers produits de consommation indispensables. Cette relation privilégiée fournit au Burundi des devises étrangères et des ressources essentielles qu’il ne génère pas en interne. En clair, l’économie burundaise reste largement tributaire des flux en provenance de RDC, qu’il s’agisse d’énergie, de matières premières ou simplement de l’accès au vaste marché congolais.
Face à cela, le Rwanda mise lui aussi sur l’économie pour accroître son influence régionale. En soutenant le M23, Kigali cherche non seulement à créer une zone tampon sécuritaire à sa frontière ouest, mais également à s’ouvrir un accès privilégié aux riches gisements miniers du Kivu. Coltan, or, cassitérite – ces ressources stratégiques congolaises attisent les convoitises et financent les guerres. Des analyses soulignent que le Rwanda tirerait profit du chaos pour s’approvisionner à bas coût en « minerais de sang », malgré les mécanismes de traçabilité mis en place internationalement. Kinshasa a d’ailleurs dénoncé en 2024 un accord commercial entre Kigali et l’Union européenne, accusé de faciliter l’accès rwandais aux ressources congolaises. En réaction, le président Tshisekedi tente de jouer sa carte économique : il agite la promesse de concessions minières aux partenaires arabes ou occidentaux en échange d’un soutien contre les rebelles du M23. Ce « poker minier » vise à attirer des alliés (États-Unis, Émirats arabes unis, etc.) en monnayant le cobalt, le cuivre ou le lithium congolais contre une aide diplomatique et militaire. Ainsi, la rivalité Kigali-Kinshasa s’exprime autant sur le terrain militaire que par des manœuvres d’intelligence économique à l’échelle internationale.
Conscient de ces dynamiques, le Burundi entend ne pas rester à l’écart et déploie sa propre stratégie d’intelligence économique. Le gouvernement Ndayishimiye s’attache à moderniser la gestion de l’économie et à accroître les recettes intérieures pour réduire sa dépendance. Un exemple emblématique est la récente coopération avec la société N-Soft dans le domaine de la gouvernance numérique. En février 2024, Bujumbura a adopté un système de gestion informatisé des jeux de hasard afin de mieux contrôler ce secteur jusque-là opaque, où des millions de dollars de revenus échappent à l’impôt chaque année. Cette plateforme technologique, déployée en partenariat avec le ministère des Finances, permet de traquer en temps réel les mises, les gains et les profits des opérateurs de loterie et de paris. L’objectif est double : d’une part augmenter significativement les recettes fiscales, et d’autre part disposer de données stratégiques sur un pan de l’économie informelle. Selon Léa Ngabire, directrice de la Loterie Nationale du Burundi (LONA), ce projet renforce la « souveraineté numérique » du pays et s’inscrit dans son plan de mobilisation des revenus. Plus largement, en fournissant des analyses détaillées de l’activité, de tels outils offrent aux autorités une des renseignements obtenus légalement pour orienter les décisions politiques et attirer des investisseurs étrangers grâce à un environnement plus transparent. Dans un contexte de rareté de l’aide internationale depuis 2015, ces initiatives innovantes témoignent de la volonté de Bujumbura de diversifier ses leviers de développement.
Parallèlement, le Burundi cherche à valoriser ses atouts économiques inexploités. Le pays dispose d’un sous-sol prometteur (nickel, terres rares, or) et commence à peine à attirer des investissements miniers. Le président Ndayishimiye a d’ailleurs déclaré « collaborer avec des investisseurs étrangers qui peuvent amener les capitaux pour démarrer l’industrialisation du pays », citant les minerais, les TIC et le tourisme comme secteurs d’avenir. Cette ouverture vise à rompre avec le modèle agrarien dominant (80 % des emplois étant encore agricoles) et à amorcer une transformation structurelle de l’économie. D’après la Banque africaine de développement, le Burundi aura besoin d’environ 2,2 milliards USD d’investissements par an jusqu’en 2030 pour financer cette mutation et combler son retard en infrastructures. Une somme colossale (près de 50 % du PIB annuel) qui explique l’activisme du gouvernement sur tous les fronts – quêtes de financements, partenariats publics-privés, intégration régionale – afin de mobiliser les capitaux nécessaires.
La vision de Bujumbura à l’horizon 2040
Malgré les turbulences régionales, le Burundi affiche une vision à long terme ambitieuse. Le Président Évariste Ndayishimiye promeut l’objectif de faire du Burundi un pays émergent d’ici 2040 et un pays développé à l’horizon 2060. Pour y parvenir, la stabilité régionale est une condition sine qua non. Bujumbura mise donc sur la coopération avec ses voisins pour transformer les crises en opportunités. L’adhésion récente de la RDC à la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) est perçue comme une aubaine stratégique : soudain, le marché commun de l’EAC s’élargit de 90 millions de consommateurs supplémentaires et englobe l’immense richesse minérale congolaise. Le Burundi, déjà membre de l’EAC, entend tirer profit de cette intégration accrue. Des projets d’infrastructure voient le jour, à l’image du corridor ferroviaire en construction qui reliera Dar es Salaam (Tanzanie) au Congo via le Burundi, désenclavant ce dernier et boostant les échanges régionaux. Fin 2024, Bujumbura a accueilli une table ronde des investisseurs où autorités locales, bailleurs internationaux et secteurs privés ont planché sur le financement du Plan National de Développement 2018-2027 et de la Vision Burundi 2040-2060. Lors de cet événement, le gouvernement a présenté ses réformes et ses priorités pour la décennie à venir, avec en tête l’amélioration du climat des affaires, l’essor du secteur privé et la diversification des sources de financement.
Sur le plan interne, la feuille de route de Ndayishimiye est claire. « Ma priorité, c’est d’abord d’augmenter les revenus des citoyens pour subvenir à leurs besoins… et développer les infrastructures, surtout énergétiques. On est encore en arrière, mais nous faisons tout pour augmenter notre capacité en énergie », déclarait-il en 2024. Cette focalisation sur l’accès à l’électricité, la santé, l’éducation et le logement traduit la volonté du pouvoir burundais d’offrir des dividendes de la paix à une population éprouvée par des années de crise. Le Burundi part de loin – avec un PIB par habitant autour de 300 USD, il figure parmi les pays les plus pauvres du monde – mais les perspectives d’une stabilité retrouvée dans les Grands Lacs pourraient accélérer son développement. Chaque pas vers la paix en RDC est un pas vers la prospérité pour le Burundi : la fin des hostilités permettrait de libérer des ressources (humaines et financières) aujourd’hui consacrées à la défense, et de consolider les axes commerciaux terrestres vitaux pour l’économie burundaise.
Entre Kigali et Kinshasa, Bujumbura joue ainsi sa partition avec précaution. Le petit poucet de la région, autrefois marginalisé, se repositionne comme un acteur à part entière, capable de nouer des alliances opportunes et de penser son avenir en stratège. En combinant diplomatie sécuritaire et intelligence économique, le Burundi cherche à assurer sa sécurité tout en préparant son décollage économique. Sa marge de manœuvre reste étroite, coincé entre un voisin rwandais offensif et un partenaire congolais chaotique. Mais en misant sur la coopération régionale (plutôt que l’affrontement) et sur des politiques publiques éclairées par la donnée et l’analyse stratégique, Bujumbura démontre sa compréhension fine des enjeux. Il lui reste à concrétiser sa vision de développement dans un environnement incertain. La partie n’est pas gagnée d’avance, mais le Burundi montre qu’il a sa propre voix – et voie – dans le concert régional, refusant d’être un simple spectateur de la rivalité entre Kigali et Kinshasa. C’est dans cet exercice d’équilibriste, à la fois factuel dans ses choix et lucide sur ses intérêts, que Bujumbura espère transformer les défis des Grands Lacs en opportunités pour son peuple. Les prochains mois diront si cette stratégie porte ses fruits, mais d’ores et déjà, le Burundi a fait la preuve qu’il entend écrire activement son chapitre dans l’histoire tourmentée de la région.
Oscar Lafay
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