État de l’art du terrorisme islamiste au Cabo Delgado (Partie 2/2) 

Alors que TotalEnergies tente de relancer son projet gazier au Cabo Delgado, le terrain sécuritaire continue de se déliter. L’EIM, affaibli depuis 2024, est devenu plus mobile et prédateur, et a intensifié les violences contre les civils, élargi son emprise territoriale et sape les routes logistiques essentielles aux investissements énergétiques. Cette mutation du groupe expose un paradoxe : la province demeure indispensable à l’économie mozambicaine, mais l’insécurité persistante et l’érosion de l’autorité étatique empêchent toute stabilisation durable et fragilisent le retour des acteurs économiques étrangers.

Depuis 2021, malgré les opérations conjointes des Forces Armées de Défense du Mozambique (FADM) et des Rwanda Defence Force (RDF), l’État Islamique au Mozambique  (EIM) a su s’adapter. Le groupe a singulièrement modifié son modus operandi et ses actions de projection. Depuis les défaites de 2024, l’EIM frappe davantage les civils, sabote les routes logistiques et cible des infrastructures importantes pour l’économie locale. Le Cabo Delgado est fragilisé par l’EIM, dont les actions sapent l’autorité de l’État central et bloquent toute dynamique de stabilisation sécuritaire et socio-économique. Les effectifs du groupe demeurent difficiles à estimer, tant l’organisation repose sur des cellules fragmentées, mobiles et moins hiérarchisées depuis les défaites de la première moitié de l’année 2024. Des estimations récentes les évaluent à environ 300 combattants, dont certains sont étrangers. Ils sont répartis en petits groupes autonomes et capables de se regrouper ponctuellement pour mener des attaques de « masse », en opérant selon des techniques de guérilla davantage mobiles. Ce mode opératoire leur permet d’exploiter les défaillances sécuritaires des forces mozambicaines et rwandaises particulièrement visibles dans les zones rurales et les routes secondaires.

Les modes d’action restent classiques : attaques contre les forces de sécurité, exécutions sommaires, violences ciblées contre les civils dans le but  de saper l’autorité de l’État. Depuis mi-2024, le groupe recentre ses actions vers une guerre de prédation. Cette évolution se manifeste par des attaques multiples sur la route N380, axe capital reliant Mueda, Macomia, Mocímboa da Praia et Palma. Cet axe est devenu prioritaire : cinq attaques ont été recensées entre avril et décembre 2024 dont deux à l’aide d’engins explosifs improvisés (IED), contre neuf entre janvier et septembre 2025, sans IED.

Les reconfigurations opérationnelles à la suite des opérations de 2024

À la fin de l’année 2023, la dynamique du groupe s’intensifie: six soldats sont tués et une base est incendiée le 6 décembre, puis douze soldats sont abattus lors d’attaques coordonnées le 26 décembre. Entre décembre 2023 et mars 2024, la recrudescence des violences a provoqué le déplacement forcé de plus de 112 000 civils dont 71 000 autour de Chiure pour le seul mois de février.

Les forces conjointes ont néanmoins réussi à infliger plusieurs défaites à l’EIM entre mars et mai 2024, notamment à Mbau, ainsi que lors de combats menés dans les districts de Macomia, de Chiure et le long du corridor côtier MucojoQuiterajo. Certaines de ces zones, utilisées comme axes logistiques depuis la Tanzanie, abritent des camps d’entraînements et dépôts d’armes. À partir de fin juillet 2024, les RDF ont mené une offensive, impliquant des frappes aériennes dans le district de Macomia, sur des bases insurgées dans la forêt de Catupa et autour de Mucojo. Début septembre, les RDF ont annoncé avoir repoussé le groupe terroriste situé à Catupa, Mucojo et Quiterajo. Cette série d’opérations a permis de briser la chaîne de commandement de l’EIM et de couper son corridor logistique tanzanien, provoquant la dispersion des combattants. 

Malgré la reconquête de plusieurs territoires par les forces mozambicaines et rwandaises entre 2021 et 2024, l’EIM démontre une grande capacité d’adaptation dans un contexte de vide étatique et d’absence de gouvernance locale, deux facteurs dont le groupe sait pleinement tirer profit. Dépourvu d’une base territoriale stable depuis ces opérations, l’EIM continue de se financer par le pillage des  populations locales, le rançonnage, les assassinats et la collecte de la zakat, utilisée comme moyen de légitimation religieuse.

Dès lors, la stratégie du groupe, moins coordonnée, reste plus flexible, avec des petites unités mobiles menant des opérations de pillage, des enlèvements et des rançonnages pour se ravitailler. Malgré cette fragmentation, l’EIM conserve une capacité opérationnelle suffisante pour mener ponctuellement des attaques coordonnées dans plusieurs villages voisins.

Les données de l’Armed Conflict Location and Event Data (ACLED) confirment cette  tendance : entre mars et mai 2024, plus de 139 morts sont recensés dans des affrontements de l’EIM, contre moins de 73 entre juin et octobre 2024. En parallèle, l’ONU estime à plus de 200 000 le nombre de personnes déplacées entre janvier et mai 2024. Cette diminution des attaques ne traduit pas un essoufflement du groupe, mais un changement du mode opératoire  tactique avec une augmentation des violences à l’encontre des civils.

L’intensification des attaques et du ciblage des civils en 2025

Ainsi, l’année 2025 confirme la poursuite de cette tendance avec une intensification de la violence contre les civils. Les attaques augmentent de 10,3% tandis que la létalité progresse de 28,46%. La part d’événements mortels passe de 46% à 56%, et la proportion d’incidents visant les civils atteint  près de 50% (Cf. Tableau ci-dessous). Simultanément, la proportion de  combats entre le groupe et les forces militaires conjointes recule. Ces données confirment l’évolution de ce mode opératoire.

Les données de l’Armed Conflict Location and Event Data – (ACLED)  sur les périodes cibles permettent une analyse  plus poussée de l’évolution du modus operandi du groupe terroriste :

Tableau présentant les résultats d’une analyse faite sur deux périodes distinctes, entre 2024 et 2025, en utilisant les données de l’ACLED. Lilian A.

L’EIM est alors progressivement passé d’un schéma de confrontation militaire à une stratégie d’usure contre les populations locales. Cette logique s’est également étendue géographiquement : seize districts sont touchés en 2025 contre dix sur la période de 2024. Cette dynamique traduit une expansion de la guérilla et une perte de contrôle des positions préétablies.

Terreur, légitimation tirée de la misère sociale

Ce glissement s’accompagne d’une prédation et d’une stratégie de la terreur à l’encontre des locaux, jugés hostiles lorsqu’ils soutiennent les actions gouvernementales. Le nombre de décapitations reste ainsi stable. L’attaque du 22 septembre 2025 à Mocímboa da Praia, qui  fait au moins cinq victimes civiles y compris par décapitation, en est l’illustration. En effet, la part des attaques contre les civils passe de 46% sur la période étudiée de 2024 à 63% sur celle de 2025. Les pillages systématiques, les rançons et les exécutions visent à terroriser les communautés et à financer le mouvement. 

Parallèlement, le groupe cherche à asseoir sa légitimité religieuse. Le 7 octobre 2025, après avoir pénétré, chaussés, dans une mosquée de Mocímboa da Praia, trois combattants ont tenu un prêche appelant à la création d’un califat et à la désobéissance envers l’État, qualifié d’illégitime et soutenu par l’Occident. Dans ce discours tenu un mois après l’incursion du groupe dans la ville et l’exécution de plusieurs civils, les insurgés se sont présentés comme un contre-État, assimilé aux croisés, agissant dans une région délaissée par le pouvoir central. La mise en avant d’une alternative politico-religieuse légitimant de surcroît la lutte armée,  vise à rallier les populations locales autour du sentiment d’exclusion. Pour une partie de la jeunesse, rejoindre le groupe est davantage un moyen de survie qu’une adhésion idéologique. Le taux de chômage élevé et la pauvreté généralisée dans la région expliquent également cette tendance.

En juillet 2021, le président de la Communauté Islamique du Mozambique déclarait

« L’origine de ces groupes terroristes ne peut pas être associée à notre religion. Notre religion est une religion de paix. Plusieurs raisons peuvent expliquer la naissance de ces groupes. Les autorités publiques ne veulent pas le reconnaître mais le problème est dans la pauvreté des jeunes, le manque d’investissements, la mauvaise gouvernance. Les personnes qui ont le ventre vide, lorsqu’elles ont une arme, elles en font usage pour leur survie. Ces personnes sont vulnérables aux discours manipulateurs de quelques prédicateurs. » 

Ces propos résument et mettent en lumière la faille systémique sur laquelle s’appuie le discours de l’EIM : une société fracturée par la pauvreté et la défaillance de l’État. La misère devient alors un terrain de recrutement, tandis que la religion sert d’outil de contestation politique.

Points de bascule et effets sur l’État

En dépit de ses pertes territoriales en 2024, l’EIM a réussi à conserver une capacité de nuisance significative par la prédation contre les locaux. L’augmentation du nombre de districts touchés témoigne de sa capacité de projection qui lui a permis de compenser les pertes humaines et matérielles.

Les multiples attaques de l’EIM font partie intégrante d’une politique de terreur qui vise à discréditer l’État mozambicain. L’objectif recherché  est de capitaliser sur des fractures préexistantes. Le développement des projets liés aux hydrocarbures, qui auraient dû améliorer la vie économique locale et les conditions de vie des populations autour des sites gaziers, n’ont pu aboutir.

L’enlisement de la région du Cabo Delgado dans l’insécurité favorise l’exode, le déplacement des forces de sécurité et créé un vide sécuritaire propice à l’entrisme djihadiste. L’EIM profite ainsi des failles socio-économiques et mène une guerre militaire et économique contre l’État, l’affaiblissant de facto. 

Le groupe avance également l’idée de « deux États » au Cabo Delgado : celui de l’EIM, présenté comme défenseur des populations locales, et celui du gouvernement des « croisés », accusé d’exploiter les richesses sans en redistribuer les bénéfices. Ce discours  se fonde  sur des fractures réelles, dans une région où près de 70% des habitants sont illettrés (contre 15,1% à Maputo) et ne maîtrisent pas la langue administrative nationale. L’accès à l’emploi et aux services publics est rare, ce qui ancre la défiance envers l’État central. Dans ce contexte, l’EIM se présente comme un substitut sérieux à l’État, apportant un semblant de justice, de protection, et de redistribution des ressources. La menace terroriste reste néanmoins circonscrite au Cabo Delgado. Si les forces mozambicaines et rwandaises contiennent l’expansion du groupe, elles peinent à rétablir une sécurité durable. Sur ce terreau d’incertitudes, la récente sortie des canaux de communication ordinaires de TotalEnergies et les multiples suspensions des projets liés aux hydrocarbures privent l’État de revenus et accentuent la défiance des populations envers un pouvoir perçu comme impuissant. L’EIM, lui, poursuit sa guerre d’usure, avec pour objectif de saper la légitimité de l’État. 

L’avenir du Cabo Delgado dépendra de la capacité de l’État à restaurer ses services essentiels et à regagner la confiance des investisseurs. Cela reposera aussi sur la sécurisation durable des infrastructures économiques et sur le retour de l’adhésion d’une population méfiante, aussi bien envers le pouvoir central que les acteurs étrangers.

Lilian A. 

Pour le Club Influence de l’AEGE.

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