Yémen, Mer Rouge et canal de Suez, une crise régionale devenue enjeu global

Le renouvellement des sanctions contre le Yémen montrent les intérêts de chaque État en mer Rouge. Tout cela s’inscrit dans des dynamiques régionales concurrentielles.

Le 14 novembre 2025, le Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) a adopté la résolution 2801, prolongeant d’un an le régime de sanctions contre le Yémen. 

Le Royaume-Uni, « parrain » diplomatique du Yémen, est à l’initiative de cette résolution, pour contenir les Houthis sans aggraver la situation humanitaire. Cette décision maintient le gel des avoirs financiers, les interdictions de voyage et l’embargo sur les armes imposé aux rebelles Houthis. Le Royaume-Uni a souligné que cela permettrait de « surveiller et dissuader » les transferts illégaux d’armes vers les Houthis. Ainsi, ces sanctions s’inscrivent dans une stratégie de pression diplomatique visant à instaurer un dialogue entre toutes les parties prenantes au Yémen. Cela vise également à limiter la capacité des Houthis à menacer la sécurité maritime régionale d’une part et le commerce mondial d’autre part. 

C’est pourquoi l’impact de cette résolution doit être analysé par différents prismes : celle d’une analyse régionale tout d’abord avant de se pencher sur une réalité de concurrence internationale. 

Un conflit local d’une portée régionale importante 

Avant tout, il convient de rappeler les pays riverains de cette mer : l’Égypte, le Soudan, l’Érythrée, Djibouti, le Yémen et l’Arabie saoudite. Il est également important de souligner que c’est l’Egypte qui contrôle aujourd’hui le canal de Suez. 

Un impact significatif sur les pays frontaliers   

Dès lors, il n’est pas surprenant que Le Caire subisse une perte significative de revenus liés au commerce en mer Rouge. Le canal de Suez a vu ses bénéfices chuter entre 2023 et 2024, passant de 10 à 4 milliards de dollars. Pour le maréchal Al-Sissi, président du pays depuis une décennie, cette nouvelle a été mal accueillie au vu de la contraction de l’économie égyptienne. En effet, celle-ci se doit de se restructurer face aux difficultés rencontrées récemment. La pénurie de devises étrangères et l’augmentation de la dette publique font de cette perte de revenus un manque à gagner important. 2 % du PIB égyptien provient en effet du canal de Suez.

À la suite des attaques, les multinationales ont également annoncé préférer faire un trajet beaucoup plus long pour contourner le canal au vu des évènements. Le passage par le cap de Bonne-Espérance est aujourd’hui un trajet plus fiable. Cependant, l’impact de ces attaques est aussi visible sur les autres États. L’Arabie Saoudite, qui dépend de la Mer Rouge pour son commerce maritime, voit ses lignes d’approvisionnement affaiblies. Ce conflit coûteux enlise la dynastie saoudienne dans une guerre difficile, lui donnant par ailleurs une mauvaise image sur la scène internationale. 

Si l’on revient sur le continent africain, notons que des États très importants d’un point de vue géopolitique subissent les contrecoups du conflit. Prenons le cas de Djibouti qui accueille sur son sol bon nombre de bases militaires appartenant à de grandes puissances. Ce micro-État dépend en grande partie du commerce maritime pour s’approvisionner et commercer, ce qui rend extrêmement tendu sa situation financière. De plus, les problématiques migratoires sur son sol augmentent l’impact du conflit. Tout ceci oblige donc les grandes compagnies commerciales à contourner la mer Rouge. 

La restructuration du commerce maritime en mer Rouge 

Le trafic a fortement diminué pour laisser place à un contournement du continent africain par le sud et le cap de Bonne-Espérance. Une augmentation de 89 % de fret au premier semestre 2024 démontre bien cette tendance. Le trafic passant par le golfe d’Aden et le canal de Suez a chuté de 70 à 76 % entre la fin de l’année 2023 et juin 2024. Cette réorganisation implique donc une augmentation des prix sur le transport des marchandises. Illustrons cette évolution à travers l’augmentation spectaculaire de la liaison SCFI Shanghai – Afrique de l’Ouest, où le tarif moyen a augmenté de 137 % depuis janvier 2024. Malgré un voyage plus long (12 jours) et des coûts qui augmentent, la tendance reste à la prudence pour les entreprises de transport de marchandises, qui y voient un gage de sécurité. 

Exemple de problématique de sécurité : en juillet 2025, deux navires ont été coulés, le Magic Seas et l’Eternity C. Si ces attaques avaient pour but d’atteindre des bâtiments commerciaux en lien avec Israël, l’impact sur le commerce maritime régional est donc frappant. Cela pose également des problématiques environnementales à ne pas négliger. En effet, bon nombre de populations vivant sur le littoral sont dépendantes de la pêche. La pollution amenée par le fait de couler des navires représente donc un désastre pour l’environnement ultramarin local. Si le cessez-le-feu à Gaza d’octobre 2025 a permis de suspendre les attaques en mer Rouge, le commerce maritime mondial reste tout de même sur le qui-vive. L’arrêt des attaques demeure temporaire. Les compagnies maritimes attendent l’apaisement de la situation pour reprendre leurs activités dans le canal.

Malgré les tensions en mer Rouge, le commerce mondial continue de croître : 33 000  milliards de dollars sur l’année 2024, avec une croissance en augmentation. Cependant la route du cap de Bonne-Espérance semble aujourd’hui toujours plus sûre. Tant que le conflit israélo-palestinien perdure et que la rébellion des Houthis au Yémen existe, le commerce en mer Rouge sera limité. Cette limitation entraîne des pertes commerciales importantes pour l’ensemble des États riverains. A noter qu’aucune mention du Soudan, empêtrée dans une guerre civile terrible où le commerce en mer Rouge n’est clairement pas la priorité. Si les bombardements houthis en mer Rouge ont d’abord été perçus comme une dynamique strictement régionale, leur portée dépasse rapidement ce cadre.

En effet, la militarisation de cet espace stratégique place les grandes puissances face à leurs propres rivalités, transformant un conflit local en enjeu global. Les réactions contrastées observées au CSNU illustrent clairement cette internationalisation du conflit : les États-Unis, la Chine et la Russie mobilisent désormais le dossier yéménite et les attaques houthis comme un terrain de concurrence diplomatique, militaire et normative. 

La résolution 2801 : révélatrice des intérêts stratégiques des États

Si la Mer Rouge est aujourd’hui un corridor fragilisé, c’est aussi un espace où s’affrontent désormais visions concurrentes du droit maritime et des rapports de force internationaux. C’est dans cette zone sous tension que les choix stratégiques des États se reflètent. 

Une résolution onusienne jugée insuffisante : la France et les États-Unis dénoncent 

La France et les États-Unis dénoncent le manque d’ambition de la résolution 2801, après les attaques des Houthis contre le navire néerlandais MV Minervagracht. Notons également la détention illégale, en octobre dernier, de « cinquante-neuf personnels des Nations Unies, de travailleurs humanitaires et de membres d’ONG ». Cependant, ce jugement incarne des intérêts géostratégiques plus larges. 

La dimension indo-pacifique de la stratégie française éclaire également la position de Paris face aux attaques houthies. La France est l’un des rares pays européens à disposer d’une présence militaire permanente dans la région de part sa base à Djibouti. Ce point de passage stratégique relie la mer Rouge à l’océan Indien et permet des liaisons maritimes entre l’Europe et l’Asie. Or, les attaques répétées des Houthis contre les navires de commerce menacent directement cette continuité géostratégique. En ciblant les routes maritimes de la mer Rouge et du golfe d’Aden, les Houthis perturbent le trafic régional.

De plus, ils fragilisent aussi l’accès à l’Indo-Pacifique, zone où la France défend des intérêts majeurs comme la protection de ses territoires ultramarins. C’est aussi une question de sécurité des flux commerciaux, et de maintien d’une posture militaire crédible face aux puissances concurrentes, notamment la Chine. C’est pourquoi la France estime que la résolution onusienne regrette que « le texte adopté ne soit pas plus ambitieux ». Les États-Unis, pour leur part, considèrent que les Houthis sont un relais de la stratégie régionale de l’Iran. Pour Washington, ces attaques servent les intérêts stratégiques iraniens en compliquant la navigation internationale. Cette instabilité profite à Téhéran, puisqu’elle détourne l’attention des États-Unis de ses propres activités dans le Golfe. Les redéploiements de destroyers et de porte-avions en mer Rouge réduisent la surveillance américaine du détroit d’Ormuz.

L’Iran peut quant à lui, poursuivre ses enrichissements nucléaires et ses tests de missiles balistiques. Parallèlement, cette situation renforce le poids de Téhéran dans les négociations régionales. En effet, les États du Golfe, doivent désormais traiter avec lui pour calmer les Houthis. L’Iran peut alors utiliser ces derniers comme levier de pression dans ses discussions avec le Capitole. Enfin, en autorisant les Houthis à attaquer des navires liés à Israël ou aux États-Unis, Téhéran consolide son rôle de leader au sein du « front de la résistance ». Ainsi, un texte onusien trop modéré serait interprété comme un signal de faiblesse pour les États-Unis et la France. 

Chine et Russie : un vote silencieux au service du contrôle des routes commerciales 

L’abstention de la Chine et de la Russie au CSNU ne relève pas d’un simple désaccord procédural mais s’inscrit dans une logique de contrôle des routes commerciales mondiales. 

Le représentant chinois à l’ONU, Geng Shuang, a déclaré que la Chine « soutient le renouvellement normal du régime » de sanctions contre le Yémen, tout en s’opposant à certaines dispositions. Pékin critique particulièrement les « interdictions maritimes arbitraires », car une clause du projet permettrait à des États membres d’inspecter des navires dans la mer Rouge « sur la base de motifs présumés raisonnables ». La Chine, possédant la plus grande flotte marchande du monde, est fortement dépendante du trafic maritime.

Ainsi, tout précédent autorisant des inspections ou détentions de navires fragiliserait la sécurité juridique et opérationnelle de ses navires, ainsi que les lignes commerciales de son projet « Belt & Road ». Pékin craint également que de tels mécanismes ne soient appliqués ensuite dans d’autres zones sensibles, comme la mer de Chine méridionale. Par ailleurs, la Chine entretient des relations commerciales et énergétiques avec l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis et l’Iran. Pékin choisit l’abstention plutôt qu’un véto pour éviter d’aliéner aucune de ces parties. Ce faisant, la Chine se positionne en médiateur potentiel, protégeant ainsi ses investissements et ses approvisionnements énergétiques.

De son côté, la Russie, représentée par la diplomate russe à l’ONU, Anna Evstigneeva, a qualifié la résolution 2801 de « déséquilibrée » et « partiale », dénonçant une approche « hautement politisée » portée par les pays occidentaux. Derrière cette déclaration, Moscou cherche à limiter l’usage des instruments multilatéraux. Justifiant qu’ils servent des stratégies occidentales visant à isoler ou affaiblir certains acteurs, ici l’influence iranienne et les Houthis. L’abstention russe permet donc de contester la légitimité politique du texte.

Moscou souhaite également préserver sa marge de manœuvre avec divers acteurs régionaux tels que l’Iran, les États du Golfe et les acteurs yéménites. Cela sans se lier à une résolution qui les condamnerait explicitement ou autoriserait des actions coercitives. Comme la Chine, Moscou ne veut pas normaliser des mécanismes d’inspection qui pourraient être utilisés politiquement contre ses intérêts ailleurs. L’abstention russe peut être interprétée comme un message politique visant à renégocier le texte tout en restant crédible comme négociateur régional.

 

                                                                                                                                                                          Clémence BRODIN & Adrien RAMEL

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