En 2010, le FBI démantelait un réseau d’agents russes illégaux infiltrés aux États-Unis. Parmi eux, Donald Heathfield, de son vrai nom Andrey Bezrukov, un agent du SVR en mission clandestine depuis plus de dix ans. Dans cet entretien, « Jean », un ancien cadre dupé par Heathfield, revient sur les détails de cette infiltration et la manipulation opérée par cet agent.
L’affaire Donald Heathfield, alias Andrey Bezrukov, illustre à la perfection une stratégie où la relation humaine, patiemment construite, devient le levier principal de l’extraction d’informations sensibles. Membre d’un réseau d’agents « illégaux » russes démantelés en 2010 par le FBI, Heathfield n’était pas un consultant ordinaire. Derrière son apparence de formateur brillant, diplômé d’Harvard et parfaitement intégré au tissu économique nord-américain, se cachait un agent de renseignement extérieur russe (SVR) ayant passé plus de dix ans en mission clandestine aux États-Unis. Il faisait partie d’un dispositif exceptionnel mis en place par Moscou pour implanter des agents dormants sous de fausses identités occidentales, capables d’opérer en toute discrétion dans les milieux économiques, technologiques et politiques stratégiques.
Aux côtés de neuf autres « illégaux », “Don”, comme l’appelaient ses collègues, faisait partie d’une des plus vastes opérations d’infiltration humaine menée par la Russie post-soviétique, visant à capter de l’information au sein même des plus grandes sociétés occidentales, par le levier de la confiance, du réseau, et de la proximité professionnelle. Au sein d’un écosystème où les NDA semblent suffire à protéger l’innovation, où la vigilance se limite souvent à la cybersécurité, l’humain reste la faille la plus exploitable et la moins sensibilisée.
À travers le témoignage exclusif d’un ancien cadre d’un groupe international de haute technologie (désigné sous le nom de « Jean » ) séduit puis trahi par Heathfield, le club HUMINT & Négociation de l’AEGE pénètre les rouages subtils de la guerre économique contemporaine. L’entretien, conduit à Paris en avril 2025, a été anonymisé afin de préserver l’identité de l’interlocuteur.
Pouvez-vous vous présenter ?
Jean : Je suis cadre marketing. Avant ça, j’ai dirigé trois PME dans le bâtiment. Je suis quelqu’un de naturellement méfiant, pas naïf du tout. J’ai toujours été très carré dans mes relations professionnelles, avec une préférence pour les choses bien formalisées. Même quand la confiance est là, je pense que le meilleur moyen de la préserver, c’est de tout écrire noir sur blanc. Ça évite les ambiguïtés.
Connaissez-vous la notion d’HUMINT (acronyme de Human Intelligence / ROHUM en français) ?
Jean : Pas du tout. Ni avant de rencontrer Heathfield, ni même maintenant à vrai dire. Je n’avais aucune notion de ce que c’était.
Aviez-vous été sensibilisé ou formé, par intérêt personnel ou professionnel, aux techniques de captation d’information ou d’approche humaine avant de rencontrer Donald Heathfield ?
Jean : Non, jamais. J’avais une méfiance « basique », comme tout le monde quand on achète sur LeBoncoin ou qu’on loue via Airbnb. Mais je n’avais aucune connaissance des techniques de renseignement ou de manipulation humaine.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Jean : À l’époque, je suis responsable de la création d’une école de vente et marketing pour une entreprise mondiale de haute technologie. Je cherchais des consultants expérimentés, passés par le terrain. C’est comme ça que je tombe sur la société Global Partners. Un premier consultant m’est proposé, puis pour les formations marketing, on me présente Donald Heathfield. Premier contact par téléphone vers 2002, puis rencontre en présentiel.
Quelle a été votre première impression lors de cette première rencontre ?
Jean : Physiquement, rien de marquant : pas grand, légèrement bedonnant, souriant sans exagération. Mais humainement, impressionnant. Très pro, très naturel, il inspire la confiance tout de suite. Il présente un CV solide : diplômé de Harvard Business School, ancien patron d’une boîte logistique dans le domaine médical. Il savait de quoi il parlait, ce n’était pas du vent.
Comment vous a-t-il approché ? Quelle était son attitude ?
Jean : Il ne poussait jamais. C’était exactement ce qu’on attend d’un consultant de haut niveau. Il écoutait, il proposait, il était là pour aider, pas pour vendre. Il n’a jamais essayé de m’influencer directement. C’est moi qui, naturellement, avais envie de travailler avec lui.
Vous parlait-il de ses formations (écoles, expériences professionnelles) et de sa vie personnelle (famille, hobbies, quotidien) ?
Jean : Oui, pour l’aspect professionnel : il m’a parlé de Harvard, de son expérience dans la logistique médicale. Mais rien sur sa vie personnelle. Zéro info, même après des mois à voyager et à travailler ensemble. Il évitait avec habileté, sans jamais rendre ça étrange. Il m’a juste dit une fois que sa femme travaillait dans l’immobilier. Je lui ai même proposé que mon fils fasse un stage chez lui, il a esquivé sans dire non, mais sans jamais donner suite. Il gardait tout sur le registre business, strictement.
Quel a été son rôle dans votre environnement professionnel ? Apportait-il des choses concrètes ? S’impliquait-il activement ?
Jean : C’était, sans hésitation, le consultant le plus compétent que j’ai rencontré. Il apportait énormément : des formations de haut niveau, une capacité rare à faire le lien entre théorie et réalité business. Il n’était jamais abstrait. Il s’adaptait aux besoins des participants, les poussait à réfléchir en partant de leurs vrais enjeux. Il animait avec intelligence, rigueur, dynamisme.
Quelle a été votre relation avec lui tout au long de votre collaboration ?
Jean : Elle était excellente. Je faisais tout pour qu’il soit présent à chaque session. Quand la société me proposait un autre consultant, je refusais. C’est Don que je voulais. Il ne demandait rien, mais il recevait tout, parce qu’il le méritait. C’était la solution parfaite à mes attentes.
Y a-t-il eu un élément déclencheur dans son comportement, ou dans la facilité avec laquelle il accédait à certains documents ou contacts ?
Jean : Jamais un mot de trop, jamais une demande explicite. Mais il orientait les formations vers des séminaires « réels » : des workshops autour de vraies problématiques, avec des chiffres réels, confidentiels parfois. Les participants venaient avec leurs données, leurs enjeux stratégiques, et lui, en tant que coach, avait accès à tout. Mais ça passait dans le cadre du travail. Il n’a jamais franchi la ligne, mais il s’en approchait, avec méthode et sans éveiller le moindre soupçon.
Combien de temps avez-vous travaillé ensemble ?
Jean : Environ quatre ans, de 2002 à 2006.
Quel a été le laps de temps (approximatif) entre la première rencontre et le jour de son arrestation ?
Jean : Il a été arrêté en 2010. Donc environ huit ans.
Avez-vous eu des doutes sur lui à un moment donné ?
Jean : Jamais. C’est ça qui est le plus déstabilisant. Il était irréprochable. Rien ne laissait penser qu’il pouvait mentir ou manipuler. Il se présentait comme Canadien ou Américain, parlait français sans le moindre accent. Un sans-faute absolu.
Avec le recul, certains événements vous reviennent-ils à l’esprit et prennent-ils un nouveau sens ?
Jean : Oui. Son refus de parler de sa vie privée, de recevoir mon fils en stage… Et surtout, à la fin, quand il a commencé à me dire qu’il avait des contacts chez Thales, Valeo, Thomson. Il me demandait si je pouvais donner son nom comme référence si quelqu’un m’appelait. J’ai dit oui. Avec le recul, je lui ai ouvert la porte de boîtes ultra sensibles.
Auriez-vous pu deviner qu’il était russe ?
Jean : Jamais. C’était inimaginable. Aucun signe, aucun accent. Il jouait son rôle à la perfection.
Comment avez-vous appris son arrestation ?
Jean : Un jour, deux agents de la DGSI sont venus sans prévenir dans mon bureau. Ils ont sorti un ordinateur et une imprimante portative, m’ont interrogé pendant plus d’une heure. C’était irréel. À la fin, ils m’ont dit qu’ils enquêtaient sur Donald Heathfield. J’étais sous le choc total. Ils avaient des documents signés de ma main. Ils savaient tout.
Vous a-t-il recontacté après son arrestation ?
Jean : On m’avait interdit tout contact avec mes anciens collègues de cette époque. Cependant, un ancien alternant de son équipe, que je connaissais, m’avait recontacté. Lui aussi avait été victime des manipulations de Don et faisait partie de l’enquête. Il m’a expliqué que Don avait conçu un logiciel qu’il présentait régulièrement aux clients comme une solution révolutionnaire : un outil puissant capable de les aider à établir des plans stratégiques, automatiser des processus et analyser des grandes quantités de données. En réalité, ce logiciel extrayait discrètement toutes les données stratégiques des entreprises une fois installé.
Comment avez-vous vécu personnellement l’après ? (méfiance, paranoïa, peur, remise en question, etc.)
Jean : Je ne vais pas mentir : je me suis senti trahi à 20/10. J’étais prêt à envoyer mon fils chez lui au Canada. Ce niveau de manipulation, c’est un abus de confiance absolu. J’ai pris du recul, mais j’en parle encore souvent aujourd’hui pour alerter les gens. Ça m’a marqué profondément, même si ça ne m’a pas cassé.
Avez-vous été impliqué dans l’enquête d’une quelconque manière ?
Jean : Deux entretiens avec la DGSI, pas plus. Ils m’ont interrogé, ont confirmé que je n’étais pas impliqué. Mais ça reste très marquant. Surtout quand on peut être suspecté de complicité.
Êtes-vous devenu plus attentif à la sécurité de l’information ou aux interactions humaines depuis ?
Jean : Oui, énormément. Je fais beaucoup plus attention à ce que je partage, même à des gens sous NDA. Et je raconte cette histoire encore et encore à mes équipes, pour qu’elles comprennent que ça peut arriver à n’importe qui.
Selon vous, quel était son objectif ? Quelles informations cherchait-il à obtenir ? Et pourquoi vous ? Est-il parvenu à ses fins selon vous ?
Jean : Son objectif, c’était de s’insérer dans des milieux à haute valeur stratégique. Grâce à ma recommandation, il a pu approcher des grands groupes stratégiques français. C’est sans doute là qu’il a récupéré des choses sensibles. Moi, j’étais une étape, un facilitateur. Il m’a offert exactement ce que je cherchais : un consultant parfait. Il s’est offert à moi comme la solution idéale.
Quelle(s) leçon(s) en tirez-vous ?
Jean : Même avec toute la méfiance du monde, tu ne vois rien venir face à des gens aussi préparés. Ce qui m’a tué, c’est son naturel. Il ne jouait pas un rôle, il était ce rôle. Le naturel absolu, c’est leur arme. Et quand on se fait manipuler à ce niveau, il ne reste plus qu’à tirer les conclusions : ne plus jamais faire confiance les yeux fermés, même aux profils les plus brillants.
Un échange mené par Khalid Ouchenir et Léa Marconnet pour le club Humint & Négociation de l’AEGE
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