Manipulations de l’opinion : le cas des élections présidentielles en Roumanie

Le second tour des élections présidentielles roumaines, prévu le 18 mai prochain, se tient dans un climat de crise démocratique. Initialement prévues fin 2024, les élections ont été annulées et reportées par la Cour constitutionnelle. En cause, des révélations par les services secrets roumains de manipulations massives de l’opinion via les réseaux sociaux, et des soupçons d’ingérence étrangère. Un cas emblématique de l’influence croissante des plateformes numériques sur nos démocraties.

L’ascension fulgurante du candidat d’extrême droite pro russe Calin Georgescu, est une démonstration saisissante de ce pouvoir des médias sociaux. Début novembre 2024, il était crédité de moins de 1 % des intentions de vote. A peine trois semaines plus tard, c’est un véritable retournement de situation, puisqu’il arrivait en tête au premier tour des élections avec 22,94 % des suffrages, sans avoir jamais réalisé un seul meeting. En conditions normales, tout le monde conviendra qu’il n’aurait presque aucune chance de remporter les élections. Comment un candidat sans parti, sans personnel électoral, sans budget électoral déclaré et avec une exposition médiatique très limitée, a pu obtenir autant de voix des citoyens roumains ? 

La tactique TikTok

Après un premier résultat triomphant pour Calin Georgescu, candidat présenté dans les journaux télévisés comme une personnalité TikTok, on peut se demander si sa campagne électorale sur la plateforme ne s’est déroulée véritablement que depuis son salon. Deux jours après le premier tour des élections, le PDG de TikTok a été convoqué au Parlement européen pour répondre de l’influence et de l’impact du réseau social sur ces résultats électoraux. Selon les services de renseignement roumains, plus de 100 influenceurs, totalisant 8 millions d’abonnés, ont été mobilisés pour promouvoir l’image Calin Georgescu, exploitant habilement les algorithmes de TikTok.

Cette campagne de promotion agressive sur TikTok a été qualifiée d’« opération d’envergure » par les services de renseignement, qui y voient une ingérence étrangère significative, possiblement orchestrée par la Russie. L’intérêt de la Russie à une prise de pouvoir en Roumanie par un parti favorable à ses idées et ses positions, se situerait dans la mise en place de gouvernements opposés au soutien à l’Ukraine. Les autorités roumaines ont ainsi accusé TikTok d’avoir accordé un « traitement préférentiel » à Calin Georgescu, facilitant ainsi sa visibilité massive sur la plateforme. Face à ces révélations, la Cour constitutionnelle a annulé le premier tour de l’élection présidentielle et disqualifié la candidature de Calin Georgescu, l’accusant d’avoir enfreint « les règles démocratiques d’un suffrage honnête et impartial », plongeant ainsi le pays dans une crise politique. Cette annulation soulève des questions sur la vulnérabilité des processus démocratiques à l’ère du numérique et de la manipulation cognitive.

Ce cas met en lumière la combinaison de deux techniques. La première, devenue classique et répandue depuis 2016 sur Facebook, est la diffusion de publicités politiques ciblées et non autorisées à grande échelle. S’ajoute à cela une campagne massive de discours copiés/collés, partagés par des milliers de faux comptes ou bots, créant ainsi artificiellement l’illusion d’un soutien populaire spontané. En complément, quelques influenceurs relaient ces contenus, leur donnant une visibilité accrue et favorisant un emballement organique, au-delà des cercles militants initiaux. La seconde tient à l’exploitation des algorithmes des médias sociaux qui favorisent des contenus engageants et ciblés, permettant une ascension rapide parmi les thèmes les plus repris dans l’opinion publique. Cette deuxième technique consiste à orchestrer la première afin d’en accélérer le processus. L’effet recherché est de faire croire à l’individu que ces actions sont spontanées et proviennent de personnes diverses, lui donnant ainsi l’impression qu’il s’agit d’une opinion populaire, sans qu’il ne soupçonne qu’elles ont en réalité été provoquées.

Le nouveau premier tour de l’élection présidentielle roumaine a eu lieu le 4 mai dernier. Il a été marqué par une nette avance du candidat d’extrême droite George Simion, leader de l’Alliance pour l’unité des Roumains (AUR). Ce dernier a obtenu près de 41 % des suffrages. Cette performance le place largement en tête, pour le second tour du 18 mai prochain. George Simion, qui avait soutenu Calin Georgescu en 2024, a promis de l’intégrer dans son gouvernement en cas de victoire.

Une tentative d’annulation de l’Union européenne ? Des avis controversés

L’annulation du premier tour de l’élection présidentielle de novembre 2024 par la Cour constitutionnelle a suscité des réactions controversées. Des citoyens roumains ont exprimé leur mécontentement, estimant infondée l’accusation faite envers le leader d’extrême droite d’incitation au trouble d’ordre constitutionnel. Ils y voient de l’influence de la part de l’Union européenne, ce mouvement se répétant actuellement en Pologne. Cette supposée ingérence de l’Union européenne, selon-eux, viserait à empêcher la montée d’une opinion nationaliste et hostile à  l’Union européenne.

Des messages de désinformation ont circulé sur les réseaux sociaux, accusant l’Union européenne et sa présidente, Ursula von der Leyen, d’ingérence dans le processus électoral roumain. Toutefois, ces affirmations ont été démenties, la décision d’annulation ayant été prise par la Cour constitutionnelle roumaine sans intervention de l’Union européenne. Par ailleurs, la Commission européenne a évité de commenter cette annulation, affirmant laisser les citoyens roumains décider de leur destin et soutenant des élections libres et équitables.

Par ailleurs, l’eurodéputée Diana Sosoaca a également été exclue de la présidentielle par la Cour constitutionnelle qui avait alors pointé des déclarations contraires aux « valeurs démocratiques ». Cette décision a fait naître des craintes publiques de voir s’installer un climat non démocratique. Ainsi, les accusations d’une tentative d’annulation des élections par l’Union européenne relèvent davantage du complotisme que de faits avérés. Dans cette situation, on peut attribuer à l’Union européenne une action de « faux positif » car le fait initial ne correspond pas à une attaque cognitive, contrairement à ce qui ressort d’une volonté de manipulation des algorithmes TikTok.

D’autres cas récents de manipulation de l’opinion en Europe

Le cas actuel de la Roumanie n’est pas isolé, puisque d’autres pays de l’Union européenne sont également la cible de la Russie, cherchant à affaiblir leur processus démocratique. Les élections législatives de juin 2024 en France, ont, elles aussi, fait l’objet d’une ingérence russe, notamment par le biais de campagnes de désinformation sur les réseaux sociaux, destinées à semer la discorde et à influencer l’opinion publique. Des publicités politiques ciblées ont été diffusées, atteignant des dizaines de millions d’utilisateurs. Par ailleurs, un faux site web imitant celui du groupe politique de la majorité présidentielle a été créé. Ce site proposait l’achat de procurations, visant à faire croire à un achat illégal de voix et à collecter des données sur les sympathisants du parti.

Lors des élections législatives allemandes du 23 février 2025, la Russie est soupçonnée d’avoir opéré des manipulations sur les réseaux sociaux. Le mode opératoire, nommé Storm 1516, et les cibles visées rappellent d’autres opérations d’ingérence russes avérées, comme en Pologne ou en France. Ces actions exploitent le manque de régulation entourant l’intelligence artificielle et les plateformes numériques. En Pologne, un ministre a dénoncé des attaques, déclarant qu’à chaque minute de son discours, « plus d’une douzaine d’incidents sont enregistrés contre des infrastructures critiques » polonaises. Récemment, les structures d’information du parti au pouvoir Plateforme civique (PO) ont été victimes d’une cyberattaque par des groupes cybernétiques de Russie. Le premier tour de l’élection présidentielle en Pologne se déroule aussi le 18 mai 2025, avec un éventuel second tour le 1er juin. Il faudra donc s’attendre à d’autres attaques dans les jours à venir, visant la perturbation du processus démocratique.

Un nouvel espace d’influence

La guerre cognitive vise à manipuler la perception et la prise de décision des individus, souvent à leur insu, en opérant par une modification durable de leur représentation du monde. Elle s‘appuie sur des mécanismes neuronaux bien connus et repose sur les moyens technologiques de propagation des informations. Notre cerveau est constamment exposé à un flot d’informations, qu’il trie et filtre en fonction de l’attention, des émotions et des préférences cognitives. En saturant l’espace numérique de contenus favorisant un candidat, en jouant sur les relais émotionnels des individus et en s’appuyant sur la dynamique virale de ces réseaux sociaux, la perception des électeurs se retrouve manipulée et leur pensée faussée. En conséquence, les personnes influencées ne peuvent s’en rendre compte que trop tard et auront beaucoup de mal à assumer avoir été trompées.

Recherches scientifiques sur la guerre cognitive

Plusieurs études sont menées par les institutions de défense, notamment le STO, la partie scientifique de l’OTAN (STO). En juin 2021, l’OTAN, via son Innovation Hub du Commandement Allié Transformation (ACT), en collaboration avec l’École Nationale Supérieure de Cognitique (ENSC), a organisé une première réunion scientifique sur la guerre cognitive à Bordeaux. Cet événement, soutenu par l’État-Major des Armées françaises, le NATO Collaboration Support Office (CSO) et la Région Nouvelle-Aquitaine, visait à approfondir la compréhension des menaces émergentes dans le domaine cognitif et à développer des stratégies pour y faire face. Les discussions ont porté sur la manière dont la guerre cognitive positionne l’esprit humain comme un champ de bataille, avec pour objectif de semer la dissonance, d’instiguer des récits conflictuels, de polariser les opinions et de radicaliser des groupes.

Ces actions peuvent motiver des comportements perturbateurs, fragmentant ainsi une société auparavant cohésive. Le rapport résultant de cette réunion souligne l’importance de développer une résilience cognitive au sein des sociétés alliées, en mettant l’accent sur la nécessité de renforcer les infrastructures de communication civile et les cadres éducatifs publics pour mieux résister et répondre aux attaques cognitives. Il propose également une feuille de route scientifique et technologique pour guider les futures recherches et investissements de l’OTAN et de ses partenaires dans ce domaine. Cette initiative de l’OTAN a été suivie par plusieurs autres réunions scientifiques et productions de rapports dont NATO STO HFM, tendant à montrer la guerre cognitive comme un domaine opérationnel à part entière.

Mais les études scientifiques sur le sujet restent à ce jour, isolées. Les travaux du groupe « CIVIL » auquel participe activement le Centre de Recherche 451, proposent une analyse de la situation montrant les difficultés de la mise en place d’études scientifiques sur le sujet et son extension au domaine économique. Trois points majeurs y sont relevés : il est difficile de savoir ce qu’il se passe dans la tête des individus, il est facile de se tromper dans l’interprétation des comportements, et les différences culturelles entre les individus peuvent aussi provoquer des manipulations spontanées.

Les décideurs n’ont pas encore pris conscience de l’ampleur et des conséquences de ce phénomène, ce qui explique que les études à ce propos soient peu nombreuses, et surtout non véritablement financées. Aussi, l’extension de ces actions d’influence dans la sphère économique en France se fait de façon opaque. Les méthodes de manipulation du cerveau sont probablement utilisées dans le domaine économique sur les dirigeants d’entreprise et l’opinion publique, et le manque de connaissance empêche les structures de s’en protéger. Pourtant, ces méthodes de manipulation du cerveau sont utilisées par la Russie depuis plus d’une dizaine d’années, notamment dans le cas de la Crimée en 2014. La Russie consacre une part gigantesque de son PIB dans l’effort de guerre. Elle peut ainsi financer des études et des tests grandeur nature à l’étranger.

Une menace fondamentale pour la démocratie

Il s’agit là de nouvelles formes d’ingérence, activant le point faible des démocraties : les électeurs. En 2024 plus de quatre milliards d’électeurs ont renouvelé leurs dirigeants ; pour 2025 plusieurs pays européens sont concernés et représentent une importance stratégique pour la Russie. Ces méthodes soulignent la nécessité pour les démocraties de renforcer leurs mécanismes de protection contre les ingérences numériques et de promouvoir une utilisation éthique des technologies de l’information.

Face à une véritable attaque menée sur une population entière comme en Roumanie, il devient très difficile d’inverser le mouvement. Les individus manipulés par les algorithmes des médias sociaux et qui avaient fait le choix de voter pour Calin Georgescu en novembre 2024, préfèrent certainement conforter leur envie de voir ce candidat pourtant disqualifié, jouer un rôle politique majeur. De ce fait, ils reporteront probablement leur voix sur le candidat qui le propose comme premier ministre, en mai 2025, plutôt que d’avoir à reconnaître la manipulation d’influence dont ils ont fait l’objet.

L’apparition d’outils de diffusion de courtes vidéos, comme Tiktok, a ouvert à une capacité de changement des représentations mentales des gens. Il va être très difficile de revenir dessus, pour permettre aux influencés de reconnaître cette influence. Par ailleurs, comme dans le cadre de la Roumanie, les critiques portées sur les politiciens et les systèmes en place ont une base véridique que les candidats aux futurs suffrages devront assumer. La question est de savoir comment les politiciens devront adapter leurs discours pour faire face à de telles opérations d’ingérence…

Elanor Le Blanc

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