La blockchain contre la contrefaçon : l’Union européenne déploie sa stratégie

La contrefaçon constitue une menace économique majeure représentant 2,5 à 3,3% du commerce mondial, soit plus de 500 milliards de dollars par an. Face à ce danger croissant, l’Union européenne (UE) mise sur la technologie blockchain pour protéger ses industries et faire un pas en avant dans la course à la souveraineté numérique.

Un phénomène croissant qui menace l’économie européenne

En 2023, les saisies douanières effectuées au sein des États membres de l’Union européenne ont atteint un record alarmant de 152 millions d’articles contrefaits interceptés, soit une hausse de 77% par rapport à 2022, pour une valeur estimée à 3,4 milliards d’euros. Cette progression fulgurante illustre l’ampleur d’un phénomène qui représentait déjà 5,8% des importations de l’Union européenne en 2019, pour une valeur de 119 milliards d’euros.

Une étude de 2024 de l’EUIPO (European Union Intellectual Property Office) révèle que la contrefaçon entraîne chaque année dans l’UE la perte directe de près de 200 000 emplois, principalement dans les secteurs du textile, des cosmétiques et des jouets. Le commerce en ligne facilite la distribution de ces produits : environ 63% des saisies douanières concernent des petits colis envoyés par voie postale ou express, contre 43% en 2019. Ces produits représentent un danger pour la santé et la sécurité des consommateurs. L’EUIPO et la Commission européenne alertent sur des accidents graves, parfois mortels, provoqués par des jouets, des appareils électriques et des produits cosmétiques contrefaits.

La Chine demeure le principal pays d’origine de ces produits selon l’EUIPO et la direction générale de la Fiscalité et de l’Union douanière (DG TAXUD), avec l’émergence de nouveaux hubs logistiques en Asie du Sud-Est et au Moyen-Orient. Les estimations basées sur les travaux de l’OCDE et de l’EUIPO indiquent que la valeur du commerce mondial de contrefaçon pourrait atteindre 1 790 milliards de dollars d’ici 2030, soit 5% du commerce mondial.

La blockchain : un registre décentralisé pour sécuriser la propriété intellectuelle

Pour contrer cette menace, la technologie blockchain, un registre numérique décentralisé réputé infalsifiable, offre des solutions innovantes. Appliquée à la propriété intellectuelle, elle permet d’attribuer à chaque produit un identifiant numérique unique, véritable carte d’identité garantissant son authenticité tout au long de son cycle de vie. Cette approche se distingue des solutions traditionnelles centralisées comme les infrastructures à clés publiques (PKI). Selon une analyse de Gartner de 2024, les solutions blockchain pourraient réduire les pertes liées à la contrefaçon de 40 à 60% dans les secteurs les plus exposés d’ici 2027, grâce à trois fonctionnalités clés.

D’abord, la décentralisation de la confiance permet un partage du registre entre tous les participants, sans point de défaillance unique, empêchant ainsi toute entité de modifier ou d’invalider une information sans que le réseau complet ne s’en aperçoive.  Ensuite, la cryptographie avancée sécurise chaque jeton avec des signatures numériques robustes. Depuis 2023, des travaux sont en cours pour intégrer des algorithmes résistants aux ordinateurs quantiques, basés sur les standards en préparation par le NIST (National Institute of Standards and Technology) aux États-Unis, afin d’anticiper les menaces futures tout en restant compatibles avec les systèmes existants. 

Enfin, les smart contracts automatisés, exécutés sur cette infrastructure, apportent une automatisation précieuse. Concrètement, lorsqu’un acteur de la chaîne logistique scanne un produit, le programme vérifie automatiquement sa présence dans la blockchain. En cas d’anomalie — par exemple, un identifiant scanné simultanément dans deux pays différents — une notification est immédiatement envoyée aux parties concernées.

Des initiatives sectorielles aux résultats prometteurs

Le secteur du luxe, particulièrement vulnérable à la contrefaçon, s’est rapidement emparé de cette technologie. Le groupe LVMH a lancé en 2019 le projet Aura, devenu depuis un consortium industriel regroupant des maisons comme Prada et Cartier (Richemont). Concrètement, chaque produit reçoit un certificat numérique inviolable permettant au client final de vérifier l’historique et la provenance de l’article en scannant un QR code ou une puce NFC. Au moins 40 grandes marques de luxe participent désormais à cette initiative, avec plus de 50 millions de produits authentifiés sur la blockchain fin 2024. Les résultats sont encourageants : LVMH a certifié plus de 580 000 produits via Aura en 2023, trois fois plus que l’année précédente.

Cette approche s’étend maintenant bien au-delà du luxe. En effet, dans le secteur pharmaceutique, le projet européen PharmaLedger, financé dans le cadre de l’initiative «Innovative Health» de l’Union européenne et de la Fédération européenne des associations et industries pharmaceutiques (EFPIA) à hauteur de 22 millions d’euros, a développé une plateforme blockchain permettant de suivre chaque lot de médicaments du fabricant jusqu’à l’officine.

EBSI-ELSA : une infrastructure européenne stratégique

Pour harmoniser la lutte anti-contrefaçon à l’échelle européenne, l’Union européenne a développé sa propre infrastructure blockchain : le projet EBSI-ELSA (European Blockchain Services Infrastructure – European Logistics Services Authentication). Mené par l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO) en partenariat avec la Commission européenne, ce projet vise à créer un écosystème standardisé où tous les acteurs de la chaîne logistique peuvent vérifier instantanément l’authenticité d’un produit.

EBSI-ELSA représente un compromis stratégique entre décentralisation technique et coordination administrative. Bien que la blockchain soit techniquement décentralisée (multiples nœuds validateurs distribués entre différentes institutions des États membres), sa gouvernance reste coordonnée au niveau européen. Cette approche fermée à accès restreint permet de bénéficier de la sécurité d’une blockchain tout en maintenant un contrôle institutionnel. Ce modèle s’appuie sur un mécanisme de consensus Proof-of-Authority (PoA), dans lequel les nœuds validateurs sont opérés par des entités publiques identifiées. Bien qu’il offre une meilleure résilience qu’une infrastructure totalement centralisée, il repose sur un niveau de confiance entre les participants, ce qui distingue EBSI-ELSA des blockchains publiques entièrement ouvertes.

Lorsqu’une marque rejoint le système EBSI-ELSA, elle obtient de l’EUIPO une identité numérique vérifiable (« Verifiable Credential ») liée à ses droits de propriété intellectuelle, stockée dans un portefeuille numérique sécurisé (« IP Wallet »). Pour chaque produit fabriqué, la marque peut générer un jumeau numérique (« digital twin ») sous la forme d’un NFT (jeton non fongible) enregistré sur la blockchain européenne EBSI. Ce NFT contient les principales informations d’authenticité du produit : référence, lot, date de fabrication, ainsi qu’une signature cryptographique de la marque. Lors de l’expédition et tout au long de la chaîne logistique, les transporteurs, les distributeurs et les autorités douanières peuvent scanner le produit à l’aide d’un lecteur compatible (smartphone, scanner NFC ou QR code). Ils vérifient ainsi en temps réel, via la blockchain EBSI, la validité et l’authenticité du jumeau numérique associé au produit, ainsi que la légitimité du titulaire de la marque. Ce système permet de détecter immédiatement toute tentative de fraude ou de contrefaçon, renforçant la confiance et la traçabilité sur le marché européen.

Après des tests concluants en conditions réelles entre 2022 et 2023 et impliquant notamment les douanes néerlandaises, KLM Cargo ainsi que Mercedes-Benz, l’EUIPO a présenté en mai 2023 les résultats prometteurs du projet.

Menaces de cybersécurité et avantages sur les systèmes traditionnels

Recourir à la blockchain pour protéger la propriété intellectuelle s’accompagne de défis de cybersécurité. En 2023, plus de 2,4 milliards de dollars ont été dérobés via des piratages de plateformes blockchain, au cours de plus de 330 incidents majeurs selon le rapport CertiK (2024). Les principales menaces incluent le vol de clés privées permettant de générer de faux tokens ou transférer des actifs sans autorisation. Les attaques dites « 51% » représentent également une menace, car elles se produisent lorsqu’une seule entité ou un groupe de pirates parvient à contrôler plus de la moitié de la puissance de calcul d’une blockchain, leur permettant ainsi de manipuler les transactions, de les valider de manière frauduleuse ou de les annuler. Enfin, l’exploitation de failles dans le code de ces programmes autonomes expose les utilisateurs à des pertes, des erreurs de programmation ou des vulnérabilités pouvant être utilisées par des pirates pour détourner des fonds ou en manipuler les fonctionnalités.

Pour répondre à ce danger, EBSI-ELSA intègre plusieurs couches de protection. Des audits de sécurité réguliers sont effectués, garantissant la robustesse de la plateforme. Enfin, une conformité stricte avec le RGPD est respectée. Ainsi, les données sensibles, telles que les caractéristiques techniques, les coordonnées ou les documents d’expédition, ne sont pas inscrites en clair sur la blockchain mais échangées via des canaux chiffrés.

Malgré ces défis, plusieurs publications européennes récentes soulignent que la blockchain constitue une technologie résiliente et transparente, capable d’améliorer la traçabilité et la fiabilité des informations échangées entre acteurs économiques. En comparaison avec les infrastructures traditionnelles de type PKI, la blockchain présente l’avantage de supprimer les dépendances à une autorité unique de certification, offrant ainsi un potentiel intéressant pour des cas d’usage comme la lutte contre la contrefaçon.

Une infrastructure au service de la souveraineté numérique européenne

L’Union européenne renforce sa souveraineté numérique en maîtrisant les technologies stratégiques comme la blockchain. Le projet EBSI, dont EBSI-ELSA est une application concrète, constitue la première blockchain du secteur public en Europe, opérée conjointement par la Commission et les États membres. Cette approche vise explicitement à réduire la dépendance vis-à-vis de technologies non-européennes, en cohérence avec l’objectif d’autonomie stratégique de la « décennie numérique » européenne.

La Commission européenne a lancé le projet EBSI en collaboration avec les États membres dans le but précis de développer une infrastructure blockchain publique européenne. Cette initiative vise à garantir la protection des données sensibles, telles que les preuves de propriété intellectuelle et les informations de traçabilité. Elle entend s’assurer qu’elles restent sous juridiction européenne, à l’abri des législations extraterritoriales comme le «Cloud Act» américain.

En mai 2024, la Commission européenne a lancé EUROPEUM-EDIC, un consortium réunissant neuf États membres pour industrialiser l’infrastructure blockchain européenne EBSI. Cette initiative vise à accélérer le déploiement de services publics numériques sécurisés et à renforcer la souveraineté numérique au sein des États membres de l’Union européenne, dans un contexte de compétition technologique avec la Chine et les États-Unis. La maîtrise de la blockchain devient ainsi un enjeu incontournable pour garantir l’autonomie et la compétitivité des pays européens à l’ère numérique.

Enjeux de mise en œuvre et perspectives

Plusieurs obstacles doivent être relevés pour généraliser ces solutions. L’adoption massive nécessitera de transformer toute la chaîne commerciale : les terminaux en magasin devront intégrer des capacités de lecture de codes-barres, des QR codes ou des puces RFID pour optimiser la gestion et la traçabilité des produits. Des programmes régionaux, tels que le Retail Booster soutenu par le Fonds européen de développement régional (FEDER), accompagnent les commerces dans leur transformation digitale. Ces initiatives visent à faciliter l’équipement des points de vente en technologies innovantes et à renforcer la compétitivité du commerce de détail.

L’intégration de la solution EBSI-ELSA, initiative européenne de traçabilité et d’authentification des produits, constitue un investissement essentiel pour les entreprises qui luttent contre la contrefaçon. Selon l’EUIPO, les coûts d’intégration initiaux varient de 127 000 à 430 000 euros la première année, selon la taille de l’entreprise et ses systèmes existants. Le coût de maintenance par produit authentifié reste modéré, entre 0,035 et 0,05 euro selon le volume et les technologies utilisées (QR code, NFC). Ces investissements doivent être comparés aux bénéfices attendus, notamment la réduction des pertes liées à la contrefaçon et les frais juridiques associés. Le programme européen COSME offre des dispositifs de soutien à l’innovation, particulièrement pour les PME, bien qu’aucune subvention ne cible spécifiquement l’intégration de l’EBSI-ELSA. Malgré son coût conséquent, l’adoption de cette dernière présente des avantages réels pour sécuriser les chaînes d’approvisionnement et lutter contre la contrefaçon, reconnus par les institutions européennes.

Sur le plan réglementaire, l’UE adapte son cadre juridique. Le règlement MiCA (« Markets in Crypto-Assets») de 2023, bien que principalement orienté vers les aspects financiers des crypto-actifs, crée un précédent important dans la reconnaissance des tokens. La loi sur les données, en vigueur depuis janvier 2024, introduit des exigences inédites sur les smart contracts, notamment en matière de sécurité et de transparence. Ces règles s’appliqueront à partir de septembre 2025. Ces avancées renforcent la confiance et la sécurité dans l’écosystème numérique européen.

En posant les fondations d’une infrastructure commune anti-contrefaçon, les pays de l’Union européenne se positionnent en précurseurs dans ce domaine fondamental. Cette initiative s’inscrit dans une ambition plus large de souveraineté numérique, essentielle pour maintenir la compétitivité européenne face aux autres blocs économiques, tout en restaurant la confiance dans les échanges commerciaux.

Mehdi Medjou pour le Club Cyber de l’AEGE

avec la participation de Michel Dong consultant chez Advens

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