Le régime syrien et l’exploitation économique du Captagon : de la production à la manipulation géopolitique

Depuis la fin du régime de Bachar el-Assad, le trafic de Captagon en Syrie reste un héritage économique et géopolitique majeur. Exploité à grande échelle par la famille Assad dès le début de la guerre civile en 2011, ce commerce de drogue a transformé le pays en un véritable narco-État. Une économie parallèle qui illustre comment ces trafics illicites peuvent s’ancrer durablement dans les structures étatiques, devenant un outil central de survie, d’influence et de contrôle dans des contextes marqués par la guerre et les sanctions internationales.

Du médicament à l’arme économique

A l’origine, le Captagon est un médicament psychotrope commercialisé dans les années 1960 en Allemagne par Degussa Pharma Gruppe. Utilisé dans le traitement des troubles de l’attention, il était dérivé de la fénétylline. Cependant, en 1986, les Nations Unis placent cette dernière sur la liste noire des psychotropes, mettant fin à sa commercialisation.  Dans les années 1990, la Bulgarie se place en grande productrice du Captagon. Toutefois, son entrée dans l’UE force la production à se déplacer vers le Liban et la Syrie. À noter que, selon l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), les comprimés vendus sur les marchés des drogues du monde arabe sous le nom de « Captagon » sont des contrefaçons, la composition étant désormais majoritairement du « speed » coupé à de la caféine.

La production de comprimés de captagon a connu une augmentation en Syrie après le début de la guerre civile en 2011. Le pays, autrefois simple pays de transit, est devenu un producteur majeur, avec la participation active de l’armée syrienne et de milices étrangères, comme le Hezbollah et des groupes soutenus par l’Iran. Ce phénomène a été facilité par l’existence d’une industrie chimique en Syrie et d’une expertise technique des ingénieurs nationaux qui étaient formés dans le cadre du programme de développement d’armes chimiques. Lorsque la guerre a détruit leurs emplois, les chimistes syriens au chômage y ont trouvé un débouché professionnel. De petits ateliers artisanaux ont ainsi remplacé les grandes usines, permettant une production à grande échelle.

Syrie, un Narco-Etat

Selon le Fonds monétaire international (FMI), on parle de narco-État lorsque « toutes les institutions légitimes ont été pénétrées par le pouvoir et la richesse issus du trafic illicite de drogues ». La Syrie peut être qualifiée ainsi, dans la mesure où le revenu de la contrebande de drogue dépasse celui provenant de sources de revenus légitimes. « Le régime retirait, selon les estimations, entre 3,5 et 5,5 milliards de dollars par an du trafic de captagon. C’était de loin sa première ressource économique », explique David Rigoulet-Roze, rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques. À titre de comparaison, le budget du pays de l’année écoulée est estimé à près de 3 milliards de dollars. Le commerce d’huile d’olive, une des principales sources de revenus licites de la Syrie, ne représentait qu’une centaine de millions de dollars par an.

Le 8 décembre 2024, le président Bachar el-Assad a été renversé du pouvoir par un groupe islamiste radical. Le chef de ce groupe a alors déclaré que l’ancien président a « semé le sectarisme et le captagon ». En effet, le rôle de la famille Assad dans ce trafic est indiscutable.  Dès le début de la guerre civile en 2011 le régime a organisé et protégé la production de Captagon.

Le frère de Bachar al-Assad, Maher al-Assad, chef de la Quatrième division de l’armée syrienne, a joué un rôle central dans cette activité illégale. Il était le chef de facto de la Quatrième division, l’unité d’élite de l’armée syrienne. Caroline Rose, experte du New Lines Institute, affirme que « La Quatrième division a joué un rôle actif dans la protection, l’organisation et la fabrication de captagon, et dans le transport des cargaisons vers les ports de Lattaquié et de Tartous », dans le nord-ouest et l’ouest de la Syrie. Ce contrôle direct de la production et de la distribution du Captagon par l’armée syrienne montre le lien étroit entre les élites politiques et les réseaux criminels, unissant pouvoir étatique et activités illicites.

Captagon : outil économique syrien 

Le captagon, puissant stimulant utilisé comme arme psychologique sur le champ de bataille, rappelle la pervitine, une méthamphétamine administrée aux soldats allemands durant la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, au-delà de ses effets sur l’endurance, l’agressivité et la réduction de fatigue, son trafic est devenu un levier financier majeur pour le régime syrien. Cette industrie est apparue cruciale dans un contexte de guerre prolongée et de sanctions internationales. Selon une estimation du gouvernement britannique, le commerce du captagon syrien rapportait environ 57 milliards de dollars de 2011 à 2022. Il était devenu une bouée de sauvetage financière pour le régime d’Assad, représentant environ trois fois le commerce combiné des cartels mexicains.

Cela a permis de compenser la perte de revenus issus des exportations légales et de financer ses activités militaires et administratives. Le coût de production d’un comprimé de captagon était estimé à environ 0,50 dollar, tandis qu’il pouvait être vendu jusqu’à 100 dollars dans les pays du Golfe, où la demande était élevée.  Ainsi, la drogue permettait « à la fois de faire tourner a minima un pays économiquement moribond – où l’impôt ne rentrait plus avec une population à près de 80 % sous le seuil de pauvreté – tout en assurant la fortune personnelle de ses dirigeants », affirme David Rigoulet-Roze. 

Captagon : arme offensive et stratégique

Au-delà de son impact économique, le Captagon a été utilisé comme une arme offensive, en particulier contre les pays voisins de la Syrie. Le trafic a été organisé vers des pays comme la Jordanie et l’Arabie Saoudite, alliés des États-Unis et rivaux de l’Iran. En effet, depuis le début de la guerre en Syrie en 2011, l’Iran est devenu le principal soutien militaire, financier et logistique du régime de Bachar al-Assad. Cette alliance repose sur des intérêts communs, et notamment de maintenir un axe chiite qui va de Téhéran à la Méditerranée, via l’Irak, la Syrie et le Liban. 

La Jordanie, monarchie sunnite,  en tant qu’alliée des États-Unis et des monarchies du Golfe, et opposée à l’expansion de l’influence iranienne dans la région, est directement visée par ce trafic transfrontalier qui vise à la fragiliser sur les plans sécuritaire et économique. C’est en ce sens que le porte-parole de l’armée jordanienne, le colonel Mustafa Hiari, a déclaré à la télévision publique Al Mamlaka : « Nous sommes confrontés à une guerre le long des frontières, à une guerre de la drogue menée par des organisations soutenues par des parties étrangères. Ces milices iraniennes sont les plus dangereuses car elles visent la sécurité nationale de la Jordanie ». En 2022, les autorités jordaniennes ont également saisi plus de 16 millions de comprimés de Captagon, dépassant le total de 15,5 millions saisis en 2021 (tous originaires de Syrie). Cette instrumentalisation du captagon ne laisse aucun doute : au-delà d’un trafic lucratif, il s’agit d’une véritable arme  utilisée pour déstabiliser et affaiblir les pays voisins hostiles à l’influence iranienne. 

Le régime syrien a également utilisé le Captagon comme un levier diplomatique pour réengager les discussions avec ses voisins, en particulier les puissances du Golfe. Ainsi, la réhabilitation diplomatique d’Assad est devenue, en grande partie, conditionnée par sa capacité à réguler ou restreindre cette industrie qu’il a contribué à créer. En mai 2023, la Syrie a ainsi été réintégrée au sein de la Ligue arabe, après avoir été suspendue pendant plus de 11 ans. Cette décision s’inscrit dans le cadre d’une série de gestes visant à réintégrer Damas dans le concert des nations arabes, contre la promesse implicite d’une régulation du trafic de Captagon. Ce développement témoigne de la manière dont le trafic de Captagon est devenu une arme de pression pour la Syrie, modifiant ainsi la dynamique géopolitique du Moyen-Orient.

Le Captagon Act : une coopération régionale contre le trafic syrien

À la fin de l’année 2022, les États-Unis ont adopté le « Captagon Act », une législation visant à élaborer une stratégie pour perturber et démanteler le trafic de Captagon soutenu par le régime de Bachar al-Assad. L’un des objectifs principaux de cette loi était de fragiliser l’économie parallèle du régime en ciblant les flux financiers liés à ce commerce illégal. Elle cherchait notamment à restreindre les capacités des entreprises et des acteurs impliqués dans ce trafic à opérer sur le marché international, en sanctionnant des individus et des entités directement liés à cette chaîne d’approvisionnement.

Au-delà de son impact économique, le Captagon Act a joué un rôle important dans la diplomatie et la coopération internationale, en particulier au sein des pays voisins de la Syrie. Il a mis en lumière l’importance d’une collaboration renforcée entre les nations directement affectées par le trafic de Captagon, telles que l’Arabie Saoudite, la Jordanie, le Liban, et d’autres États du Golfe. Ces pays, confrontés aux conséquences néfastes de ce commerce illicite, ont vu dans le Captagon Act une opportunité pour coordonner leurs efforts avec les autorités américaines La loi a ainsi facilité le partage d’informations sensibles et la mise en place d’actions conjointes de répression. Cette dynamique a non seulement renforcé les relations de coopération entre ces nations, mais a également contribué à une diplomatie régionale accrue, visant à affronter un problème de sécurité commun. En ciblant les réseaux financiers liés au trafic de Captagon, cette initiative a eu un impact direct sur la géopolitique régionale, incitant ces pays à unir leurs forces face à un défi partagé, tout en exerçant une pression supplémentaire sur le régime syrien.

La chute de Bachar al-Assad en décembre 2024 a mis en lumière l’étendue du trafic de Captagon en Syrie. Toutefois, le trafic de Captagon reste une source de revenus pour des groupes criminels et milices, malgré les efforts internationaux pour le contrer. La Syrie demeure un centre névralgique du narcotrafic, avec des routes passant par le Liban, l’Irak et la Jordanie, qui alimentent des marchés au Moyen-Orient et au-delà .​ Cette situation soulève des questions sur l’avenir du trafic de Captagon en Syrie, notamment à savoir si le trafic persistera malgré la chute du régime ? Sur la reprise des activités par des réseaux criminels locaux, ou encore par l’émergence d’autres pays producteurs ?

En somme, le trafic de Captagon en Syrie est un phénomène complexe, enraciné dans des dynamiques économiques, politiques et géopolitiques. Sa persistance après la chute d’Assad témoigne de l’ancrage profond de ce commerce dans le pays.

Club droit de l’AEGE.

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