Les États-Unis et la lutte anti-corruption en Ukraine : entre « désoligarchisation », ingérence et guerre économique [2/2]

L’affaire Alstom, en France, l’a démontré : la lutte contre la corruption est parfois un outil de soft power qui procède d’une logique de guerre économique. En Ukraine, les États-Unis jouent un rôle majeur dans l’élaboration des réformes anticorruption, qui servent autant à « désoligarchiser » l’économie qu’à prendre le contrôle de marchés stratégiques.

L’Ukraine est un épicentre des intérêts américains et occidentaux en Europe. Elle est soutenue à bout de bras depuis des années dans sa guerre contre l’envahisseur russe. Une guerre d’ailleurs considérée par certains comme particulièrement rentable en termes de coûts-bénéfices, censé rendre exsangue la Russie à moindres frais pour les États-Unis.

Comment envisager, dans ce cas, que l’assistance américaine dans la lutte anti-corruption puisse paradoxalement suivre une logique de prédation économique au détriment de l’Ukraine ? L’envoi massif d’aide internationale et l’anticipation de la reconstruction de l’Ukraine sont pourtant bel et bien indissociables de son programme de réformes politiques et économiques, dans lequel la lutte contre la corruption et la privatisation des marchés ukrainiens sont les deux faces d’une même pièce.

La reconstruction de l’Ukraine constitue l’opportunité de réformer son économie en accord avec les intérêts économiques Américains

La future reconstruction de l’Ukraine et son financement représentent une entreprise hautement délicate en raison de la corruption endémique. Toutefois, même si les autorités américaines s’en inquiètent très sérieusement, cette reconstruction de l’Ukraine n’en demeure pas moins perçue comme une opportunité exceptionnelle : celle d’accompagner la privatisation d’entreprises publiques et de convertir des secteurs d’activité à la logique du marché, pour le bonheur d’entreprises et d’investisseurs américains, déjà très impliqués dans ce processus de métamorphose.

En effet, compte tenu de la situation de l’Ukraine, la nécessité de réformes portant sur l’économie, la gouvernance et l’État de droit sont indiscutables. Mais, telles que ces réformes sont envisagées, il s’agira concrètement de « dompter les oligarques » et de « désoligarchiser » l’économie ukrainienne, c’est-à-dire d’en faire une économie occidentalisée et de déverrouiller des marchés qui étaient jusqu’à présent la chasse gardée de l’oligarchie ukrainienne. Cet aspect de la diplomatie américaine est plus discret, mais n’en est pas moins fondamental : la transformation économique en profondeur de l’écosystème ukrainien est la condition sine qua non de l’« intégration euro-atlantique » décrite par exemple par le Département d’État américain.

Sous l’effet des oligarques ukrainiens, une concentration économique exceptionnelle

La spécificité de la corruption ukrainienne est à mettre en lien avec le démantèlement de l’URSS dans les années 1990. Un groupe restreint d’individus – les fameux oligarques ukrainiens – ont constitué des « clans d’affaires » sur les ruines de l’URSS et sont rapidement devenus les principales forces économiques du pays grâce à leurs liens avec les réseaux du pouvoir, avec pour conséquence une concentration économique exceptionnelle. Un spécialiste résume : « en raison de la monopolisation de pans entiers de la vie économique qu’elle a su mener à bien de manière souterraine, cette force est considérée comme l’obstacle majeur à la démocratisation et à la mise en place de l’économie de marché ». De la sorte, jusqu’à récemment, les relations entre ces quelques individus constituaient donc l’une des grandes clés de lecture de l’économie et de la politique ukrainiennes.

Cette situation de monopole oligarchique a évidemment des conséquences néfastes sur le fonctionnement de l’économie, à commencer par l’investissement. Le gouvernement américain, comme les investisseurs privés, sont formels : ces derniers sont prêts à en ordre de bataille pour « inonder » l’Ukraine de capitaux pour sa reconstruction. Le terme a été employé par Larry Fink en personne, le dirigeant de BlackRock, la plus grande société de gestion d’actifs au monde. Or, dans cet environnement si particulier, celui d’un pays en guerre ouverte contre la Russie et marqué par l’instabilité politique et financière, des investissements d’une telle ampleur sont forcément conditionnés par l’assurance d’évoluer dans un environnement un tant soit peu business-friendly. Bonne gouvernance, partage du risque, transparence dans les marchés publics, État de droit dans le secteur économique et des institutions publiques… Autant de conditions que l’Ukraine remplit difficilement, encore aujourd’hui. C’est sur ces paramètres que l’assistance internationale dans la lutte anti-corruption doit impérativement agir, pour la bonne et simple raison qu’elle est la clé de l’investissement pour la reconstruction.

BlackRock, JPMorgan, McKinsey… Les investisseurs étrangers dans les starting blocks pour élaborer les fonds de reconstruction de l’Ukraine

Mais à quel genre d’investisseur l’Ukraine ouvrirait-elle la voie exactement ? À BlackRock justement, par exemple, dont le dirigeant avait l’oreille du président Volodymyr Zelensky au moins dès la fin de l’année 2022. « Si vous nous embauchez, nous n’allons pas créer de nouveaux oligarques, mais une nouvelle Ukraine », affirme-t-il avoir déclaré à Zelensky. Les deux hommes se sont mis d’accord pour que BlackRock « coordonne (…) les investisseurs potentiels et les participants à l’effort de reconstruction, en dirigeant les capitaux vers les secteurs les plus indispensables de l’économie », notamment les infrastructures, le climat et l’agriculture. La branche conseil de BlackRock avait été mise à contribution dès novembre 2022 pour trouver la meilleure manière d’attirer les capitaux, et surtout pour mettre en place le grand fonds de reconstruction de l’Ukraine, l’« Ukraine Development Fund ».

Deux mois plus tard, en février 2023, BlackRock a été rejoint dans cette mission par JPMorgan. Cette banque est depuis longtemps un prestataire privilégiée de l’Ukraine : elle l’a aidée à rembourser plus de 25 milliards de dollars de dette souveraine depuis 2010, et a mené en 2022 une restructuration de sa dette pour 20 milliards de dollars.

JPMorgan et BlackRock déclarent offrir bénévolement leurs services, mais y trouveront leur compte en ayant un aperçu en avant-première des possibilités d’investissement dans le pays. Elles seront assistées par des consultants du géant américain du conseil McKinsey, qui se refuse à toute précision. Le but sera notamment de rechercher des fonds souverains de démarrage, afin de rassurer les investisseurs privés et les encourager à suivre. Pour répondre à leurs inquiétudes, notamment en matière de « gouvernance », le fonds devrait placer dans son conseil d’administration des représentants de gouvernements et de grandes institutions financières internationales. L’Ukraine espère ainsi un effet de levier dans lequel chaque dollar d’investissement public ou des bailleurs internationaux générera jusqu’à 10 dollars d’investissement privé.

À en croire le vice-président de BlackRock, Philipp Hildebrand, la banque de reconstruction était prête dès 2024. Néanmoins, elle ne devrait pas tourner à plein régime avant la fin du conflit avec la Russie, et elle ne peut toujours pas compter sur le règlement des problèmes de gouvernance et de corruption, qui gangrènent encore le pays. C’est donc précisément là que réside tout l’enjeu : savoir si l’anti-corruption ukrainienne parviendra à mener à bien sa métamorphose, déjà bien entamée.

La consolidation du « rule of law » au bénéfice des intérêts économiques américains ?

L’emprise des oligarques sur l’économie et la politique s’exerce au détriment de la population et des institutions démocratiques ukrainiennes. Mais, détail important, elle a aussi pour effet de cadenasser des secteurs clés de l’économie et de mettre de profonds leviers de la politique ukrainienne hors d’atteinte de l’influence des Occidentaux. C’est pourquoi, outre les notions habituelles de démocratie et de droits humains, les discours des agences fédérales américaines avancent d’autres arguments remarquables.

À cet égard, la posture du Département d’État américain est sans appel : si seulement des entreprises publiques et des pans entiers de l’économie ukrainienne pouvaient être privatisés et arrachés aux oligarques ukrainiens, ils se trouveraient dès lors à la portée d’entreprises et d’investisseurs étrangers qui sauraient les rendre bien plus rentables au nom de l’intérêt général des Ukrainiens – d’où la légitimité de tels objectifs, parfaitement assumés. 

La posture du gouvernement américain

L’objectif de transparence est indissociable de l’objectif d’une économie « compétitive ». Les investisseurs seront d’autant plus favorisés qu’il est attendu de l’Ukraine qu’elle réforme aussi son marché du travail, au nom du redressement économique, de la lutte contre la corruption, et même de la lutte contre la déstabilisation par la Russie… Et qu’importe si ces arguments d’autorité ne suffisent pas à convaincre pour faire advenir les réformes voulues, si nécessaire, les États-Unis n’hésiteront pas à « faire pression » en faveur des « exportateurs, fournisseurs de services, et investisseurs américains » : 

« Aider l’Ukraine à mettre fin à la corruption gouvernementale et à la régulation excessive […] est dans les intérêts des États-Unis. […] Nous continuerons de faire pression pour des réformes qui créent un environnement économique propice, favorisent l’investissement, y compris en simplifiant le droit des entreprises […] et créent de meilleures opportunités pour les exportateurs, fournisseurs de services, et investisseurs américains. […] Une transparence renforcée dans le processus de privatisation des entreprises publiques […] [est] un objectif clé. Le cadre législatif ukrainien reste confus et difficile à déchiffrer, empêchant le bon fonctionnement du marché du travail dont l’Ukraine a besoin pour attirer les investissements […]. »

L’extrait confirme également la volonté de privatisation des entreprises publiques ukrainiennes, d’imposition d’une économie de marché, et d’ouverture à la concurrence internationale. Les secteurs miniers et de l’énergie sont particulièrement visés. 

Pour s’engouffrer dans la brèche, les entreprises américaines pourraient bénéficier, comme c’est souvent le cas, du soutien appuyé de leur gouvernement. D’une main, ce dernier leur facilite le travail (par exemple, les intérêts des géants américains du numérique sont en symbiose avec les postures internationales américaines en matière de flux numériques et de cyberespace) ; de l’autre, il est capable d’espionner et de torpiller des entreprises récalcitrantes ou concurrentes à coups de sanctions et d’enquêtes pour corruption.

Le tout s’effectue sans scrupule, puisque les intérêts des entreprises américaines sont assimilés aux intérêts des Ukrainiens eux-mêmes. Vladyslav Rashkovan (ancien gouverneur adjoint de la Banque centrale d’Ukraine, ex-membre de la commission bancaire de la Chambre américaine de commerce en Ukraine, et représentant de l’Ukraine au Conseil exécutif du FMI depuis 2017), a publié en 2021 une étude sur le système oligarchique ukrainien, dans laquelle il explique qu’en 1990, l’Ukraine avait un PIB par habitant plus élevé que la Pologne ; et que la tendance s’est inversée après l’adoption par la Pologne d’une économie de marché ouverte… Si bien que le PIB par habitant polonais est aujourd’hui trois fois supérieur à celui de l’Ukraine. La désoligarchisation de l’économie ukrainienne serait donc ni plus ni moins que la clé pour l’enrichissement du peuple ukrainien.

Du lobbying au déploiement des programmes publics : de précieux alliés parmi les cabinets et consultants

Les agences américaines n’opèrent pas seules : les cabinets privés occupent une place non négligeable dans la mise en place des programmes anticorruption américains en Ukraine, mais aussi en parallèle sur certains contrats de reconstruction. Ce chapô d’un article d’Intelligence Online le résume parfaitement : 

« Les investisseurs américains – souvent d’origine ukrainienne – déjà engagés en Ukraine s’entourent de lobbyistes [américains] pour se positionner sur les contrats de reconstruction des infrastructures énergétiques endommagées par la guerre. Ils comptent sur le soutien de membres du Congrès pour se tailler une plus grosse part du gâteau face aux oligarques locaux. »

La similarité des éléments de langage, et la compatibilité entre les succès revendiqués par ces cabinets et les intérêts des gouvernements, sont souvent visibles. Rien d’étonnant, compte tenu de la proximité que ces deux types d’acteurs peuvent parfois entretenir. Certains cabinets sont en mesure de s’offrir les services et les carnets d’adresse d’anciens hauts cadres militaires ou publics reconvertis dans le privé – jusqu’aux directeurs de services de renseignements de grandes puissances. 

« Transformer » et « ouvrir » le marché ukrainien de l’énergie

En Ukraine, l’implication des cabinets américains dans la mise en place de programmes et de politiques de lutte contre la corruption illustre bien cette synergie. À titre d’exemple, la défunte agence américaine de développement USAID, qui menait en Ukraine d’importants projets de longue date en la matière, a eu recours aux services de Management Systems International pour déployer ses programmes. Il s’agit d’une filiale du groupe TetraTech, cabinet de consulting dont la lutte anticorruption n’est que l’une des nombreuses spécialités, et qui travaille depuis 2018 avec le gouvernement ukrainien pour « renforcer la sécurité énergétique » et l’indépendance de l’Ukraine, mais aussi pour « aider à ouvrir les marchés de l’électricité […] et faciliter la connexion physique et commerciale des systèmes énergétiques de l’Ukraine avec l’Union européenne ».  

Tetratech salue les progrès ukrainiens visant à « façonner un secteur de l’énergie sans corruption et sans influence externe ». Mais l’entreprise intervient aussi directement pour façonner la politique énergétique ukrainienne. Elle se félicite notamment d’avoir contribué à « la proposition, l’adoption ou la mise en place de 74 lois, politiques, régulations et standards sur l’énergie », et d’avoir « développé 27 modèles financiers et de marché pour soutenir les réformes du secteur de l’énergie ». Ce projet s’insère dans le cadre du projet « Energy Security » de l’USAID, qui visait à fournir des solutions temporaires d’urgence pour assurer un accès à l’eau chaude, au chauffage, au gaz et à l’électricité à la population, mais aussi à « transformer le secteur ukrainien de l’énergie en un moteur de croissance moderne, intégré dans l’Union européenne et ouvert sur le marché ». En des termes presque identiques, le département d’État parlait dans son rapport de « transformer des entreprises énergétiques d’État en entités bien gérées et génératrices de profit ». 

Lutte anti-corruption et libéralisation de l’économie : les deux faces d’une même pièce

Parmi les nombreux autres exemples de cette vaste entreprise de désoligarchisation et d’ouverture de l’économie ukrainienne, le Département de la Justice compte parmi ses partenaires en Ukraine Engility, issu en 2012 du géant américain de la défense L3 Communications. Ironiquement, Engility a été racheté en 2018 par l’américain SAIC (Science Applications International Corporation), condamné quelques années plus tôt à payer 500 millions de dollars de dommages à la ville de New-York, et qui a vu trois de ses employés condamnés à 20 ans de prison pour fraude, corruption et surfacturation. 

Ces cabinets américains remplissent ainsi deux rôles complémentaires. D’un côté, l’assistance dans l’anticorruption, avec le déploiement de programmes «made in America» – ou du moins, «made by Americans» – et une implication directe dans l’élaboration des réformes ukrainiennes. Et de l’autre côté, une intervention dans les réformes économiques, en coopération avec les agences américaines. Tout en étant des rouages à part entière de la lutte anticorruption en Ukraine, ils agissent comme les courroies de transmission de la vision et des intérêts américains. La lutte anti-corruption et la libéralisation de l’économie (privatisation et d’ouverture à la concurrence) apparaissent ainsi comme les deux faces d’une même pièce.

Encore de nombreuses inconnues

Une étude plus approfondie apporterait encore d’autres couches de complexité, et même de contradiction. Par exemple, un contrat de support européen concernant un entrepôt de données pour le Bureau Anti-corruption (NABU) était depuis 2019 confiée à Intellica Consulting, cabinet spécialisé en sécurité de l’information et bases de données, enregistré à Kiev. Or, ce cabinet compte parmi ses autres clients des entités liées à l’oligarque ukrainien Rinat Akhmetov, l’homme le plus riche du pays. 

Le président Volodymyr Zelensky lui-même ne s’est pas retrouvé président tout seul, et pourrait s’inscrire, d’une manière ou d’une autre, dans l’un de ces réseaux. Il faut a minima rappeler qu’au moment de son élection en 2019, Il était sponsorisé par l’oligarque israélo-chypriote Ihor Kolomoïsky, né en Ukraine, deuxième ou troisième homme le plus riche du pays… récemment placé en détention provisoire pour fraude et blanchiment, en septembre 2023. 

Enfin, la guerre en Ukraine représente-t-elle un bouleversement suffisamment profond pour abolir ce système hérité de la chute de l’Union soviétique, et que la vieille garde défend avec acharnement ? Il faudra pour cela que l’issue de la guerre et le contenu d’hypothétiques accords de paix lui en laissent la possibilité. L’Ukraine se défend vaillamment, mais est depuis longtemps en perte de terrain sur le champ de bataille. 

Leçons du passé : la guerre d’Irak

Et même si c’était le cas, les efforts de reconstruction bénéficieront-ils bien strictement à l’Ukraine ? Ou bien, comme après la guerre d’Irak de 2003, les titanesques aides pour la reconstruction et la stabilisation seront-elles source de controverse ? L’épisode mérite d’être remémoré. En Irak, « gros gâteau que se sont partagées quelques sociétés privées », les prestataires américains (contractors) ont reçu 138 milliards de dollars déboursés par le gouvernement fédéral pour la reconstruction de l’Irak, qui devait devenir une sorte de porte-avions de la démocratie libérale au Moyen-Orient après l’élimination du dictateur Saddam Hussein. KBR (filiale d’Halliburton, dirigé par Dick Cheney avant que celui-ci ne devienne vice-président des États-Unis) en a capté à elle seule en plus de 39 milliards.

Des années plus tard, l’inspecteur américain pour la reconstruction en Irak, Stuart Bowen, se demande toujours pourquoi. Il a remis en mars 2013 au Sénat américain un rapport déplorant d’importants gaspillages et fraudes. Et, en 2023, Bowen regrettait que « l’administration américaine ne semble pas avoir appris de l’expérience irakienne. Il n’existe toujours pas d’autorité unique aux États-Unis pour superviser les dépenses publiques liées aux efforts de reconstruction ou d’accompagnement des conflits armés. Une absence qui, d’après le rapport, laisse la porte ouverte à de futurs abus et gaspillages ». Des propos dont il faut espérer qu’ils ne sont pas prémonitoires pour le théâtre ukrainien.

Bérenger Massard

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