L’extraterritorialité du droit américain : un levier de domination économique mondiale

En voulant suspendre l’application du FCPA pour les entreprises américaines, Donald Trump relance l’usage du droit américain comme arme économique. Derrière cette décision, une réalité brutale : la domination juridique des États-Unis, rendue possible par l’extraterritorialité de leurs lois. Aujourd’hui, ce levier de puissance s’affirme plus que jamais, plaçant les entreprises étrangères sous pression permanente. L’Europe, elle, peine encore à s’en défendre.

Conquérir sans guerre, l’offensive juridique des États-Unis

Le Foreign Corrupt Pratices Act (FCPA) s’est érigé en véritable instrument de la puissance géopolitique américaine. En effet, son efficacité repose sur l’articulation rigoureuse d’un ensemble d’acteurs institutionnels mobilisés au service de cette législation. Ce dispositif repose sur deux instruments majeurs, un acteur et un outil, dont la puissance est déterminante : le Department of Justice (DOJ) pour les sanctions pénales et la Securities and Exchanges Commission (SEC) qui peut imposer des sanctions civiles et administratives.

Promulgué en 1977, le FCPA est une loi fédérale américaine destinée à réprimer la corruption dans les échanges commerciaux internationaux. Elle prohibe tout versement de pots-de-vin à des agents publics étrangers, par des personnes physiques ou morales, américaines ou non, en vue d’obtenir ou de maintenir un avantage commercial. Ce dispositif, mêlant exigences anti-corruption et obligations comptables, possède une portée extraterritoriale étendue. Cela signifie qu’elle s’impose à de multiples acteurs économiques, d’après une liste définie par la SEC. Ainsi, une simple utilisation du dollar américain, une cotation à Wall Street ou encore l’acheminement d’un courriel via un serveur situé aux États-Unis peut suffire à justifier la compétence du DOJ. Ce dernier a pour mission principale de faire respecter la loi fédérale et le droit pénal américain. Il peut ainsi conduire des enquêtes approfondies afin de protéger la sécurité publique contre les menaces internes et externes au pays. Ces investigations peuvent aboutir à des poursuites pénales contre des groupes internationaux. 

À leurs côtés, l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), une agence au sein du département du Trésor américain, joue un rôle central dans l’émission, la gestion et l’application des sanctions économiques. L’OFAC surveille scrupuleusement le respect des mesures imposées par Washington pour ses entreprises nationales, mais aussi pour des entités non américaines. Ce qui rend ce dispositif si puissant, c’est la place centrale du dollar dans les échanges internationaux. En imposant le dollar américain comme monnaie de réserve dans les échanges internationaux, les États-Unis ont verrouillé les circuits financiers mondiaux : une simple transaction en dollars suffit à faire tomber une entreprise étrangère sous le coup du droit américain. Dès lors, Washington peut imposer ses règles, même si elles entrent en contradiction avec celles du pays d’origine de l’entreprise concernée.

Sanctionner pour mieux régner : les États-Unis et la maîtrise du droit international

Cette stratégie, parfois perçue comme une forme de souveraineté extraterritoriale, s’est révélée extrêmement efficace. Ces dernières années, plusieurs grandes banques européennes comme BNP Paribas, HSBC ou encore la Société Générale ont été condamnées à verser des milliards de dollars d’amendes suite à des manquements aux fondements juridiques de la FCPA.  Au-delà des sanctions financières, l’effet dissuasif demeure néanmoins réel : face à la menace de représailles américaines, de nombreuses institutions préfèrent se conformer aux règles de Washington. Cela se traduit par des coûts importants en conformité, ce qui pèse sur la compétitivité des entreprises. 

Cette capacité à appliquer le droit américain à des acteurs étrangers n’est pas seulement un outil de régulation. En sanctionnant des entreprises concurrentes de ses groupes nationaux ou en imposant des normes de conformité au niveau mondial, Washington affirme sa domination juridique et stratégique. La mécanique fonctionne grâce à une législation robuste, une administration proactive et des outils d’investigation particulièrement intrusifs. En effet, la force de cette loi d’extraterritorialité réside dans son apparente légitimité morale, car nul ne peut défendre la corruption. Pourtant, sous couvert de vertu, cette loi sert à sanctionner principalement des entreprises étrangères, comme l’illustre les lourdes amendes infligées à Alstom en 2014 (772 millions $) et à Airbus en 2020 (3,6 milliards $).

Trump à l’assaut de l’économie mondiale, l’extraterritorialité comme levier stratégique

Le 10 février 2025, le président américain Donald Trump a signé un décret « Executive Order »  suspendant, pour six mois, l’application du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) pour les entreprises américaines. Par cette décision, son administration cherche clairement à redéfinir l’usage de cette loi, perçue comme un frein pour ses entreprises nationales. L’idée est de réaligner les priorités du Department of Justice (DoJ) avec les intérêts économiques et stratégiques des États-Unis, dans un contexte international de plus en plus concurrentiel.

Donald Trump critique depuis longtemps ce qu’il perçoit comme une application excessive du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA). Il accuse le SEC et le DOJ de pénaliser injustement les entreprises américaines face à leurs concurrentes étrangères. Par ce décret, il entend réorienter ses priorités en concentrant leurs poursuites sur les cas de corruption impliquant uniquement des organisations étrangères. 

Cette décision n’est pas sans conséquences. Selon Frédéric Pierucci, ancien cadre d’Alstom et critique des dérives extraterritoriales du droit américain, « 75 % des amendes issues du FCPA ont déjà été payées par des entreprises étrangères. Ce décret pourrait porter ce chiffre à 100 % », offrant aux groupes américains un véritable « blanc-seing » pour agir sans crainte de sanctions internes.

En effet, en Europe et en Asie, de nombreuses entreprises ont subi de lourdes sanctions au titre du FCPA. Les banques européennes, en première ligne, s’alarment d’un déséquilibre juridique structurel. Si elles sont déjà contraintes à une rigueur extrême en matière de conformité, elles se retrouveraient alors doublement vulnérables. D’une part, elles sont tenues de respecter des standards élevés afin d’éviter les sanctions européennes et américaines. D’autre part, elles subissent une concurrence déloyale d’acteurs américains bénéficiant d’un cadre réglementaire assoupli et d’une administration ouvertement favorable.

Face à ce vide laissé par la suspension américaine, les régulateurs européens se retrouveraient dans l’obligation de renforcer leurs propres dispositifs, afin de rétablir un équilibre menacé et de préserver leur intégrité. Dans le même temps, les États-Unis utilisent déjà leurs instruments de l’extraterritorialité dans leur stratégie de coercition économique. Sous Trump, cette pratique devient pleinement assumée et institutionnalisée. Les lois extraterritoriales et les nouveaux décrets affirment ouvertement cette logique de confrontation économique.

Banques européennes, la double peine de la conformité réglementaire

Les banques européennes ne se conforment pas au droit américain par choix. Elles y sont contraintes par un déséquilibre structurel. La puissance du marché américain, couplée à l’hégémonie du dollar, donnent aux États-Unis un levier juridique extraterritorial sans équivalent.

Toute violation des sanctions, des lois d’extraterritorialité telles que le FCPA, ou des échanges avec des pays sous embargo américain expose les banques à des amendes massives, voire, dans les cas les plus graves, à la perte de leur accès au dollar, une sanction aux effets dévastateurs. Le risque est alors commercial, et stratégique. Pour éviter ces sanctions, les établissements européens mettent en place des dispositifs de conformité lourds. Recrutement d’équipes spécialisées, développement de logiciels de surveillance, recours permanent à des cabinets juridiques, ce qui représente un coût opérationnel élevé.

En cas de contentieux, les procédures sont longues, complexes et souvent conclues par des accords négociés avec le département de la justice américain (DOJ) nommé  DPA (defered prosecution agreement). Ces accords imposent en général certaines obligations auxquelles les entreprises condamnées doivent se conformer aux exigences du DOJ. Cela peut être sous forme d’amendes, une acceptation des audits ou encore via des « monitoring » afin de gagner en transparence et se conformer à la réglementation américaine, ce qui entraîne à d’importants changements internes de gouvernance. Une mise en cause publique fragilise la réputation d’un établissement bancaire et peut entraîner une perte de confiance et de crédibilité aux yeux des investisseurs et de ses clients.

Le cas BNP Paribas, une jurisprudence dissuasive

En 2014 la banque internationale BNP Paribas s’est retrouvée au cœur d’un scandale financier d’ampleur mondiale. En effet, entre 2002 et 2012, elle a facilité des transactions en dollars avec des pays sous embargo américain, notamment le Soudan, l’Iran et Cuba, pour un montant total estimé à 190 milliards de dollars. Bien que ces opérations aient été légales dans les pays d’origine, elles contreviennent à l’International Emergency Economic Powers Act (IEEPA), une loi fédérale américaine de 1977. En effet, grâce à l’hégémonie du dollar, les États-Unis disposent d’un levier juridique leur permettant d’étendre leur droit à toute opération en dollars impliquant un état sous sanctions, et d’utiliser ce pouvoir pour restreindre ou interdire des transactions internationales.

Pour échapper à ces restrictions, la banque française a eu recours à des techniques de « stripping » : elle supprimait délibérément des informations dans les documents de paiement afin de masquer l’origine des fonds, tout en s’appuyant sur des banques tierces et des filiales, notamment en Suisse, pour brouiller les pistes. Malgré des alertes internes dès 2005, ces pratiques ont perduré jusqu’en 2012. Lorsque l’enquête des autorités américaines a éclaté, la pression s’est intensifiée : BNP Paribas risquait la suspension de sa licence bancaire aux États-Unis, et des poursuites pénales. 

Après des mois de négociations et sous la menace d’une exclusion du marché américain, la banque a finalement plaidé coupable devant un tribunal de New York le 30 juin 2014, acceptant de payer une amende record de 8,9 milliards de dollars et de suspendre pendant un an certaines opérations de compensation en dollars, notamment dans le secteur du pétrole et du gaz. Cette affaire, qui a marqué un tournant dans la régulation bancaire internationale, a contraint BNP Paribas à renforcer drastiquement ses dispositifs de conformité et à sanctionner plusieurs cadres ciblés par les autorités américaines. Dix ans plus tard, en 2024, la Réserve fédérale américaine a levé les mesures de surveillance, mettant un point final à l’un des plus grands feuilletons judiciaires de la finance mondiale. 

Législation européenne, un rempart symbolique contre l’hégémonie américaine

En 1996, face à l’affirmation croissante de l’extraterritorialité du droit américain, la France adopte la loi de blocage pour protéger ses entreprises. Cette loi interdit la transmission d’informations économiques ou commerciales à des autorités étrangères sans autorisation préalable appuyée par la loi Sapin II. Celle-ci datant du 9 décembre 2016 vise à renforcer la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique en France. Dans le même esprit, l’Union européenne a mis en place le règlement (CE) n° 2271/96, destiné à neutraliser les effets de certaines décisions judiciaires étrangères sur son territoire. Celui-ci interdit aux entreprises européennes de se conformer à des législations extraterritoriales, sauf autorisation explicite de la Commission européenne, et instaure un droit à indemnisation pour les entreprises victimes de sanctions étrangères, consolidant ainsi la protection des intérêts économiques européens.

Adopté dans ce contexte, le règlement européen (CE) n° 2271/96 vise à protéger les entreprises et les citoyens européens contre l’application extraterritoriale de lois américaines telles que les lois Helms-Burton. Celles-ci visent à renforcer l’embargo contre Cuba en sanctionnant les entreprises étrangères investissant dans des biens nationalisés par le régime cubain. Tandis que les lois Amato-Kennedy  imposent des sanctions aux entreprises étrangères investissant dans les secteurs pétrolier et gazier de pays soutenant le terrorisme. Ce règlement ordonne aux entités concernées d’informer la Commission européenne, lorsqu’elles sont visées ou contraintes d’exécuter dans l’Union, toute décision judiciaire fondée sur ces législations. Il prohibe toute obéissance aux restrictions qu’elles imposent. En cas de préjudice, le règlement prévoit un droit à l’indemnisation à recouvrer auprès des auteurs du dommage ou de leurs intermédiaires, y compris par la saisie de biens en Europe. Bien que conçu initialement pour répondre à des législations américaines précises, il prévoit également la possibilité d’être étendu à d’autres mesures extraterritoriales.

Malheureusement, ces dispositifs français et européens de blocage, conçus pour protéger les entreprises des lois extraterritoriales américaines, peinent à s’imposer face à la réalité du pouvoir financier et juridique des États-Unis. Malgré l’interdiction de se conformer aux sanctions étrangères sans autorisation préalable, les contrôles restent lacunaires. Elles incitent par conséquent certaines banques à contourner les règles sous la pression des enjeux commerciaux et de leur dépendance au dollar. L’absence de réciprocité internationale et l’impossibilité de neutraliser l’extraterritorialité des sanctions américaines exposent les institutions européennes à une double peine juridique : des amendes colossales et la menace d’exclusion du système financier en dollar américain. En effet, elles sont confrontées à des poursuites extraterritoriales inévitables et à des tensions diplomatiques. Par conséquent, les banques privilégient souvent la conformité avec les lois américaines, préservant ainsi leur accès stratégique. Elles rendent ainsi le bouclier réglementaire européen davantage symbolique qu’opérationnel. Un paradoxe qui souligne l’asymétrie des rapports de force dans la gouvernance économique mondiale.

Vers une autonomie stratégique européenne ou une dépendance assumée ?

Aujourd’hui, les établissements bancaires européens doivent naviguer entre des réglementations nationales et européennes. Ils doivent en effet se prémunir contre les lois d’extraterritorialité américaines. Cette situation les contraint à multiplier les contrôles internes et à se conformer à des normes de plus en plus strictes pour limiter leur exposition aux risques.

Instrumentalisée par les États-Unis, la loi FCPA est devenue un levier de souveraineté économique, plaçant les établissements français devant un dilemme redoutable. Soit ils respectent une réglementation européenne juridiquement fragile ou bien ils cèdent à la pression américaine pour préserver leur accès aux marchés en dollars. La condamnation historique de BNP Paribas illustre cruellement cette asymétrie des rapports de force, poussant les banques européennes à privilégier la soumission aux exigences américaines plutôt que de risquer l’exclusion du système financier mondial.

Consciente de cette réalité, l’Union européenne tente de réagir. Elle adopte des législations dites « clauses miroirs », c’est-à-dire des règles qui reproduisent celles de pays étrangers afin de défendre ses propres entreprises, et cherche à réduire sa dépendance au dollar. Ces initiatives traduisent une prise de conscience croissante face aux abus d’extraterritorialité. Toutefois, les résultats concrets tardent à se matérialiser. La domination du dollar et des infrastructures de compensation américaines, qui regroupent des systèmes financiers tels que SWIFT ou des chambres de compensation qui assurent la validation et le transfert des paiements internationaux, reste écrasante. Cette difficulté s’est notamment manifestée avec la création d’INSTEX (Instrument in Support of Trade Exchanges) en 2019 par la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Destiné à faciliter les échanges commerciaux avec l’Iran sans recourir au dollar, afin de contourner les sanctions américaines, ce mécanisme est finalement resté largement sous-utilisé, entraînant sa dissolution en mars 2023 faute d’activité réelle.

La Russie utilise un système équivalent le SPFS (Système de transmission de messages financiers). Cette infrastructure est mise en place par la Banque centrale de Russie en 2014, en réaction aux menaces d’exclusion du système SWIFT. Il constitue une alternative nationale permettant les paiements interbancaires internes et, dans certains cas, les transactions transfrontalières avec des pays partenaires. Ce mécanisme renforce la souveraineté financière de la Russie en réduisant sa dépendance au système occidental. Il s’inscrit dans une stratégie plus large de contournement des sanctions économiques internationales. La Russie, avec des moyens bien moindres que l’Union européenne, a mis en place un système opérationnel similaire, ce qui interroge la réelle volonté de l’UE de s’émanciper des sanctions américaines et d’affirmer sa souveraineté.

Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche pourrait encore accentuer cette dynamique, incitant l’Union européenne à accélérer la création d’un véritable « OFAC européen ». Cependant, sans une réelle unification politique et une refonte en profondeur des mécanismes de compensation monétaire, l‘autonomie stratégique de l’Europe restera, pour l’heure, un objectif illusoire.

Calypso Hugon

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