Loi Duplomb : de la réforme technique à la convergence des fronts informationnels [1/2]

En trois semaines, la loi agricole dite Loi Duplomb a viré au bras de fer médiatique : texte voté, mais opinion retournée par une coalition d’ONG, de citoyens engagés et d’agriculteurs dissidents. Comment le monde agricole, pourtant majoritaire au Parlement, a perdu la guerre des récits et essuyé une débâcle informationnelle ?

Adoptée à l’Assemblée nationale le 8 juillet 2025 au terme d’une navette express, la loi Duplomb, officiellement présentée comme un simple outil de dégrippage administratif pour les exploitants français, a déclenché une déflagration bien au-delà des travées parlementaires. En moins de trois semaines : députés chahutés, hashtags viraux, pétition record à 1,4 million de signatures, manifestations conjointes de paysans, écologistes, médecins et collectifs citoyens.

Comment une proposition de loi de six articles (assouplissement des seuils d’élevage intensif, relance d’un néonicotinoïde et facilitation du stockage d’eau, fin de la séparation entre la vente et le conseil de produits phytosanitaires) s’est-elle transformée en symbole majeur du divorce entre l’agriculture française et une opinion publique de plus en plus exigeante.

Création d’un terrain propice à la guerre de l’information

La loi visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur, dite loi Duplomb, a germé dans un contexte de grogne du monde agricole et de quête de souveraineté alimentaire. Dès l’hiver 2023-2024, des manifestations d’agriculteurs éclatent à travers la France pour protester contre les normes jugées trop contraignantes (zones d’interdiction de traitement, interdiction de certains pesticides, restrictions environnementales, contraintes administratives et chronophages, etc.). Face à ces blocages et opérations coup de poing, le gouvernement (depuis mené par le Premier ministre François Bayrou) a promis de soutenir le monde agricole en allégeant les contraintes pesant sur les exploitants. C’est dans ce cadre qu’est déposée par les sénateurs Laurent Duplomb (Les Républicains) et Franck Menonville (centriste UDI) une proposition de loi présentée comme une réponse à la colère des agriculteurs de l’hiver 2024.

Cette loi reprend en réalité plusieurs revendications du principal syndicat agricole, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles). Il est même notable que le texte reproduise parfois mot pour mot des demandes formulées par la FNSEA. Laurent Duplomb lui-même, éleveur de profession devenu sénateur en 2017, revendique son ascension politique via son engagement à la FNSEA dans sa jeunesse. Soutenu par le gouvernement et la droite (y compris le Rassemblement national), le projet est explicitement conçu pour renforcer la compétitivité de la Ferme France et empêcher que l’agriculture hexagonale ne soit distancée par ses concurrents européens. En effet, la France avait souvent adopté des règles plus strictes que le cadre communautaire (sans exercer de réelle influence pour que les autres pays de l’UE adoptent également ces règles), que les syndicats dénoncent comme étant une distorsion de concurrence au détriment de nos agriculteurs. Par exemple, l’acétamipride (un néonicotinoïde) était interdit en France depuis 2018 alors qu’il reste autorisé dans l’UE jusqu’en 2033 (pour l’heure, il est encore autorisé dans 26 des 27 pays de l’espace européen). Du point de vue des promoteurs de la loi, ce genre d’écart revient à pénaliser les producteurs tout en important des denrées traitées avec ces mêmes produits. À terme, cela constitue une menace pour la souveraineté alimentaire nationale. « L’interdiction [française] d’un pesticide […] fait courir à la France une concurrence déloyale à ses agriculteurs », a résumé Laurent Duplomb qui estime que sans ajustement, « c’est la fin de l’agriculture française ».

Le parcours parlementaire de la loi Duplomb reflète ces objectifs initiaux. Une première version, centrée sur la « souveraineté agricole et le renouvellement des générations », est débattue en 2023. Mais c’est surtout après les protestations de 2024 que le texte est remanié pour intégrer un « choc de compétitivité en faveur de la Ferme France » selon les termes d’une résolution adoptée au Sénat en mai 2023. De fait, lorsque la proposition de loi Duplomb-Menonville arrive devant le Parlement en 2025, elle bénéficie d’un large soutien de la majorité gouvernementale et des partis de droite. Le 8 juillet 2025, elle est définitivement adoptée par 316 voix contre 223 à l’Assemblée nationale (après un vote favorable du Sénat quelques jours plus tôt). Sur le papier, la légitimité parlementaire du texte ne fait donc aucun doute. Néanmoins, dès l’origine, la loi Duplomb suscite une vive opposition politique et associative. La gauche (écologistes, socialistes, France insoumise) vote contre en bloc et dénonce un retour en arrière environnemental. Le soir du vote, la députée écologiste Delphine Batho assène même au gouvernement : « Vous avez perdu la bataille de l’opinion. Vous avez perdu les scientifiques, les malades des pesticides, les apiculteurs ». Ce contraste entre une victoire institutionnelle et une désapprobation dans l’opinion annonce la bataille informationnelle qui va suivre.

Communication mal orchestrée des protagonistes autour de la loi

Dès sa genèse, la loi Duplomb a pâti d’une communication brouillonne et clivante. D’un côté, ses promoteurs insistent sur le bon sens de mesures destinées à libérer les agriculteurs des carcans administratifs et à garantir la sécurité alimentaire du pays. Le texte comporte en effet des volets peu controversés dont le but est de simplifier les démarches administratives, faciliter l’accès des agriculteurs au crédit et à l’assurance récolte, ou encore encourager l’adoption de technologies numériques en agriculture. Ces aspects consensuels qui répondent à de réelles attentes de la profession, ont toutefois été relégués au second plan dans le débat public. Plusieurs erreurs stratégiques ont entaché la communication autour du projet.

D’abord, le profil du porteur de la loi a focalisé l’attention des détracteurs. Laurent Duplomb étant un élu ouvertement proche de la FNSEA et de l’agriculture intensive, il a été aisé pour certains opposants de présenter le texte comme émanant des « lobbies de l’agrochimie ». Des médias n’hésite pas à titrer « Loi Duplomb : un texte écocidaire rédigé par la FNSEA », accusant 316 députés de s‘être pliés aux lobbies agro-chimiques.

Le sénateur Duplomb, parfois caricaturé comme climato-sceptique, est vite devenu une cible symbolique qui a éclipsé le fond du message qu’il portait. Ensuite, le processus législatif accéléré a nourri la méfiance. Le 27 mai 2025, alors que la loi était examinée à l’Assemblée, ses partisans ont eu recours à une procédure rare : le dépôt et l’adoption d’une motion de rejet préalable par la majorité, visant à court-circuiter le débat en séance publique. En pratique, cette manœuvre a permis d’envoyer le texte directement en commission mixte paritaire, puis au vote final, en évitant l’examen des milliers d’amendements déposés par l’opposition. Pour les soutiens de la loi, il s’agissait de gagner du temps face à une obstruction annoncée. Mais dans l’opinion et chez les ONG, l’effet a été dévastateur car la loi a été immédiatement qualifiée de scandale démocratique par les écologistes et la Confédération paysanne.

Cette impression d’un passage en force, associée au dépôt du texte en pleine session d’été, a installé l’idée que quelque chose devait être caché ou imposé sans débat. Ainsi, le camp anti-loi a pu dénoncer une loi illégitime, adoptée sans vraie concertation. Par ailleurs, les compromis et garde-fous intégrés dans le texte ont été peu mis en avant par le gouvernement, ce qui a laissé le champ libre à une présentation unilatérale et anxiogène du projet. Par exemple, la mesure la plus polémique (la réintroduction dérogatoire de l’acétamipride) est assortie de conditions strictes et d’une clause de revoyure : un conseil de surveillance devra réévaluer la situation au bout de 3 ans, puis annuellement, pour vérifier que les critères justifiant son usage sont toujours remplis. Le décret stipule que l’acétamipride ne pourra être utilisée qu’en cas de menace grave pour la production agricole et a condition que les alternatives soient inexistantes ou insuffisantes. Le rapporteur Julien Dive (LR) a aussi souligné que seuls 500 000 hectares au maximum (soit environ 1,7 % de la SAU française) pourraient être traités avec ce néonicotinoïde, l’autorisation étant limitée aux filières sans alternative efficace. En théorie, ces éléments visaient à rassurer en montrant qu’il ne s’agissait pas d’un blanc-seing illimité aux pesticides. De même, la ministre de l’Agriculture Annie Genevard a défendu un texte permettant à l’agriculture de « prendre toute sa place dans la transition écologique sans en être la victime collatérale ».

Cependant, ces messages sont restés largement inaudibles. Les opposants ont dominé l’espace médiatique avec des formules chocs, tandis que les explications techniques du gouvernement peinent à circuler. Une fois la polémique lancée, la communication du camp pro-loi a souvent été réactive et sur la défensive plutôt que proactive. Ainsi, la loi Duplomb a rapidement été engluée dans une bataille de narratifs asymétrique : d’un côté la santé publique et la biodiversité en danger, de l’autre la compétitivité et la souveraineté agricoles à sauver.

Convergence des forces : l’union des luttes écologistes et paysannes

L’un des faits marquants de cette affaire est la convergence inédite de multiples forces militantes contre la loi Duplomb. Historiquement, le monde agricole et environnemental est très morcelé en France. On y trouve d’ordinaire d’un côté des syndicats agricoles majoritaires (FNSEA, Jeunes Agriculteurs) qui défendent un modèle productiviste, de l’autre des ONG environnementales focalisées chacune sur des combats spécifiques – les pesticides (Générations Futures, PAN Europe…), la cause des abeilles (UNAF, Pollinis), la lutte contre les « méga-bassines » (collectif Bassines Non Merci, mouvement climat), le bien-être animal et l’antispécisme (L214, Sea Shepherd, etc.), la promotion du bio, etc. Ces acteurs partagent souvent une sensibilité commune, mais leurs actions restent dispersées, sans front uni. Or, la loi Duplomb a agi comme un catalyseur en cristallisant toutes ces luttes en un seul point. En effet, le texte concentre en lui plusieurs mesures combattues de longue date par des groupes différents.

Réautorisation conditionnelle d’un néonicotinoïde 

La réautorisation d’un néonicotinoïde (l’acétamipride) a immédiatement mobilisé les défenseurs des pollinisateurs et les adversaires des pesticides de synthèse. Pour l’Union Nationale de l’Apiculture Française, c’est un « recul historique » qui risque d’anéantir les progrès accomplis depuis l’interdiction de 2018. Des apiculteurs rappellent qu’avant l’interdiction, près de 300 000 ruches étaient décimées chaque année par ces substances systémiques. Le syndicat des betteraviers, lui, clame son désespoir face au virus de la jaunisse de la betterave, prétendant n’avoir aucune alternative efficace sans néonicotinoïdes et subir une perte de rendement massive (jusqu’à 30-50 % selon certains, chiffre contesté par d’autres qui estiment la baisse réelle autour de 15 %). Cette opposition frontale abeilles contre betteraves a mis en scène deux visages de l’agriculture et a trouvé un large écho médiatique. Par-dessus cette opposition, s’ajoutent des ONG et des associations de lutte contre le cancer qui soutiennent une réglementation plus stricte ou une interdiction des pesticides.

Simplification administrative pour la création de bassines d’eau

La facilitation administrative de la construction de « méga-bassines » (grandes réserves d’eau pour l’irrigation) a suscité l’ire des mouvements écologistes axés sur la protection de l’eau. Le texte classe désormais ces retenues d’eau comme étant d’intérêt général majeur, ce qui simplifie leur autorisation et limite les possibilités de recours juridiques des riverains. Pour les collectifs locaux et les militants climat, c’est un blanc-seing donné à l’accaparement de la ressource en eau par l’agro-industrie intensive. Ils dénoncent une aberration face au changement climatique, et qualifient les bassines de solution court-termiste favorisant quelques gros exploitants au détriment des nappes phréatiques et des cours d’eau. La bataille emblématique de Sainte-Soline (Deux-Sèvres) en 2022-2023, où des affrontements violents avaient eu lieu, restent dans la mémoire collective et informationnelle : la loi semble prendre parti contre les conclusions de cette bataille informationnelle en légitimant pleinement ces ouvrages controversés.

Assouplissement des règles sur la taille des élevages

L’assouplissement des règles encadrant les élevages industriels a immédiatement fait réagir les militants du bien-être animal et les partisans d’une agriculture paysanne. La loi relève fortement les seuils d’effectifs à partir desquels un élevage doit faire l’objet d’une étude d’impact et d’une autorisation environnementale (passant par exemple de 40 000 à 85 000 poulets, de 2 000 à 3 000 porcs, etc.). En deçà de ces nouveaux seuils, des élevages pourront s’agrandir sans contrôle strict, ce que les opposants interprètent comme un encouragement aux fermes-usines. La Confédération paysanne, syndicat agricole minoritaire qui prône une agriculture à taille humaine, y voit un risque d’accélérer la disparition des fermes familiales au profit de modèles industriels intensifs . L’association L214 et d’autres y ont aussi vu un recul du souci du bien-être animal, thème très mobilisateur et instrumentalisé dans l’opinion ces dernières années, qui fait l’objet d’ingérences.

Remise en cause du fonctionnement des agences environnementales

Enfin, le désaveu des agences environnementales (ANSES et OFB) a également fédéré contre la loi les scientifiques et juristes soucieux des procédures. En effet, la loi oblige désormais l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire) à tenir compte d’arguments d’ordre économique et agronomique sur instruction ministérielle lors de ses évaluations de pesticides. Les protagonistes y lisent une mise sous tutelle politique d’une agence jusqu’ici indépendante, avec le risque de revoir autorisés des produits que l’ANSES aurait voulu retirer.De même, l’Office français de la biodiversité, chargé des contrôles environnementaux sur le terrain, se voit imposer le port de caméras lors des inspections et passe sous l’autorité des préfets et procureurs. Les agents de l’OFB dénoncent une atteinte à leur indépendance et craignent des contrôles entravés dans les élevages industriels.

Une convergence de luttes qui catalyse la dynamique informationnelle des opposants

Ainsi, chaque pan de la loi correspond à un front de lutte existant, si bien qu’elle a provoqué une unification des conflits contre une partie du monde agricole. Des organisations qui agissaient séparément se sont retrouvées alliées objectivement contre un adversaire commun. C’est logiquement que s’est constitué un vaste collectif hétéroclite rassemblant à la fois des ONG, des entités écologistes nationales, des collectifs citoyens locaux, des personnalités (scientifiques, médecins, artistes engagés) et même des agriculteurs (en particulier la Confédération paysanne). Cette dernière insiste d’ailleurs sur le fait qu’il n’y a pas un monde agricole uni derrière cette loi, et se pose en porte-voix de nombreux agriculteurs qui s’estiment trahis par un texte ne répondant pas à leurs véritables problèmes (prix, revenu, foncier…).

Sur le terrain, la convergence des luttes est vite devenue visible. Des rassemblements communs ont eu lieu devant l’Assemblée nationale et dans plusieurs villes, qui ont réunis des paysans en tracteur aux côtés de manifestants écologistes ou de simples citoyens inquiets. Des banderoles hétéroclites associaient des slogans sur les pesticides, l’eau, les abeilles ou les cancers, témoignant de la fusion des combats. Cette union a produit des images fortes : des affiches brandies lors du rassemblement détournent le nom du sénateur Laurent Duplomb en dénonçant qu’« cette loi met du plomb dans l’aile de la santé et de la biodiversité ». Ce jeu de mots illustre le récit construit par les opposants : la loi serait un coup fatal porté à la santé publique et à l’environnement, au profit d’intérêts privés. En regroupant défenseurs des abeilles, militants de l’eau, protecteurs des animaux et paysans lanceurs d’alerte, la contestation a gagné en ampleur et en légitimité aux yeux du public. Chaque composante a apporté son réseau de sympathisants, et a créé un effet boule de neige.

Étienne Lombardot

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