Le 12 septembre 2025, à Saint-Malo, la Cité corsaire a été le théâtre d’une journée de réflexion rassemblant des acteurs civils et militaires autour d’un objectif commun : raviver le lien entre l’Armée et la Nation. La richesse du programme a permis de croiser perspectives historiques, analyses stratégiques et débats sur les défis économiques et technologiques qui façonnent l’avenir national français.
Dès l’ouverture, François Lempereur a donné le ton : « La souveraineté n’est jamais acquise, elle se conquiert, elle se relance. ». Bertrand Leblanc-Barbedienne, président-fondateur de Souveraine Tech et organisateur du colloque a renchéri en rappelant la nécessité de « défendre notre souveraineté comme la prunelle de nos yeux ».
Mémoire d’Edgar Brandt figure du lien Armée-Nation
Stéphane Gaudin, fondateur de Theatrum Belli, a évoqué la trajectoire d’Edgar Brandt, à la fois industriel, inventeur, artiste et militaire. De l’invention du mortier de 81 mm, devenu une référence mondiale, à la conception de monuments comme la porte de la Tranchée des Baïonnettes ou le brûloir de la flamme du Soldat inconnu, Brandt incarne la continuité entre création industrielle et mémoire nationale. Ce dernier ne se limitait pas à inventer : il suivait toute la chaîne de production, de la conception à la fabrication, assurant qualité et innovation. Son entreprise était à la fois militaire et civile, produisant mortiers et grenades, mais aussi pièces décoratives et œuvres métalliques. Cette double vocation dénote une capacité française à concilier innovation technique, défense nationale et mémoire culturelle, incarnant pleinement le lien entre Armée et Nation. À travers cet exemple, Monsieur Gaudin a souligné que l’innovation ne se réduit pas à la recherche d’efficacité militaire, mais participe aussi à nourrir le récit collectif.
De la société civile à l’armée : une seule et même Nation
Rémi de Fritsch, président des Jeunes IHEDN, a insisté sur le fait que l’Armée française n’est pas une entité extérieure à la Nation, mais son émanation particulière, incarnant certaines spécificités comme la continuité, l’attente ou le port de l’uniforme. Le verbe « servir » y prend tout son sens, désignant un dépassement de soi au profit d’un objectif collectif, que chacun, militaire ou civil, peut retrouver dans son engagement quotidien. La Nation est une œuvre collective, durable et partagée, et sa pérennité dépend de la capacité de chaque citoyen à contribuer à la cohésion nationale et au bien commun, au-delà des rôles institutionnels, en réaffirmant le lien entre intelligence collective, sens du service et appartenance à un projet commun.
Résilience « Innover entre avaries, pénuries et piraterie »
Dans un monde où les chaînes de valeur sont de plus en plus fragmentées et sous tension, la question posée par Paul Brun pour lancer cette table ronde est celle de la cohérence stratégique. Est-ce que la France a encore les moyens d’être lucide et autonome, de maîtriser sa production, ses savoir-faire et son avenir industriel ? Bruno Jacquemin (A3M) précise d’emblée qu’il est important de distinguer l’autonomie stratégique des filières et la souveraineté. L’autonomie stratégique des filières correspond à la continuité d’une chaîne industrielle critique dans le temps, malgré les crises ou les ruptures d’approvisionnement. Quant à la souveraineté, elle implique un choix politique, celui d’assurer à l’échelle nationale ou européenne, la maîtrise de certaines ressources, technologies et décisions.
Les doctrines américaine et chinoise reposent toutes deux sur l’idée de souveraineté par la puissance : relocalisation de la production, contrôle du marché mondial, imposition de leurs normes. Ce sont des sujets de temps long, qui se préparent sur plusieurs décennies. L’autonomie stratégique passe par la production, seule source de création de valeur. Or l’industrie française pèse aujourd’hui trop peu dans le PIB, ce qui place le pays sous le seuil critique. Il devient urgent de reconstruire les socles que sont les compétences, le droit, la propriété intellectuelle et les capacités industrielles.
Nathalie Vandamme (OBSAM) renchérit en expliquant que l’innovation, moteur de cette autonomie, se trouve aujourd’hui sous pression. Les entreprises françaises innovent, mais peinent à protéger leurs inventions et à rémunérer correctement leurs efforts de recherche et développement. Les chaînes d’innovation sont fragiles et les risques d’espionnage industriel ou de cyberattaques ne cessent d’augmenter. Le constat est sévère : nos systèmes d’armement vieillissent, les programmes d’innovation sont contrecarrés par des normes trop contraignantes, les chaînes d’approvisionnement sont fragilisées. Les PME et TPE, pourtant encouragées à innover, n’ont pas toujours la garantie que leurs créations leur appartiendront. Qui détient réellement la propriété intellectuelle ? Certaines innovations confidentielles sont copiées en moins d’un an. Madame Vandamme emploie une image forte : « un pirate, après avoir pillé le navire, le coule ; c’est exactement ce qui arrive à certaines entreprises françaises ».
La question des exportations est ensuite abordée : faut-il relocaliser ou continuer à vendre à l’étranger ? La France reste le deuxième exportateur mondial d’armement, mais les sociétés doivent se conformer à des réglementations d’exportation de plus en plus strictes, alors même que la situation budgétaire de l’État et la dette publique compliquent le financement des commandes.
Fabrice Bouglé, expert en politique énergétique, déplace le débat sur la question de l’énergie, qu’il décrit comme la condition même de l’existence économique. Sans énergie, pas de production, pas de croissance, pas de souveraineté. Or les infrastructures énergétiques françaises deviennent des cibles ; sabotages, pressions géopolitiques, cyberattaques. Dans le même temps, les politiques fondées sur des énergies intermittentes comme l’éolien et le solaire, sans planification robuste, fragilisent la sécurité d’approvisionnement. Retrouver une compétitivité durable suppose selon lui un véritable « Plan Messmer 2 », un effort massif de relance du nucléaire, incluant les petits réacteurs modulaires et les innovations de rupture, pour faire de l’énergie un pilier de puissance plutôt qu’une faiblesse structurelle.
La table ronde revient sur la géopolitique des métaux rares. Monsieur Jacquemin rappelle qu’aujourd’hui, environ soixante métaux sont indispensables à l’industrie française, et la France ne les produit pas tous. La dépendance à la Chine et à d’autres pays est considérable. Être souverain ne signifie pas vivre en autarcie, mais il faut impérativement documenter la chaîne de valeur, identifier les dépendances, sécuriser les approvisionnements, et agir de façon systémique. La réaction française reste trop lente. Il devient nécessaire de suivre les dépendances industrielles, de renforcer la maîtrise de la propriété intellectuelle et des compétences, et de bâtir une stratégie cohérente pour les métaux critiques et les fonderies.
Prendre conscience de ces enjeux est la première étape. Pour les intervenants, transformer les mentalités, réinvestir dans l’industrie, sécuriser l’énergie et les matières premières, protéger et financer l’innovation, structurer les filières et bâtir une véritable culture de souveraineté sont des conditions nécessaires si la Nation veut éviter de rester spectatrice d’un monde qui se réorganise sans elle. C’est en assumant cette responsabilité collective que les Français pourront redevenir stratégiquement cohérents et inscrire la puissance française dans la durée.
La guerre hybride : mobiliser les esprits
Émilie Bonnefoy, PDG de Open Sezam, a montré que la guerre hybride ne se limite plus aux combats armés, mais cherche à fragmenter la société, diffuser la désinformation et affaiblir la cohésion nationale. S’appuyant sur les travaux d’Asma Mhalla, elle a rappelé que la guerre ne se déclare pas toujours, mais se mène de façon diffuse, dans les esprits et sur les réseaux. Elle a insisté sur le rôle de chaque citoyen dans la défense de la cohésion de la Nation. La guerre hybride fait du cerveau humain un champ de bataille, mobilisant perception, influence et psychologies collectives. Dans ce contexte, la défense commence dans les esprits et implique la mobilisation de l’ensemble de la population civile autant que des forces armées.
La métamorphose cybernétique
Le général Marc Watin-Augouard, fondateur du Forum InCyber, rappelle que la politique européenne de sécurité et de défense visait à donner aux pays de l’Union européenne la capacité d’agir sans dépendre exclusivement de l’OTAN. Si l’on évoque souvent le couple franco-allemand, il insiste sur l’importance de ne pas oublier le Royaume-Uni, pays disposant d’une véritable armée et d’une posture stratégique affirmée. Pour le général, les citoyens ne vivent pas une simple transition numérique mais une véritable métamorphose cybernétique, bouleversement civilisationnel qui redéfinit leur rapport à la liberté, à la pensée et à l’humain. La vitesse de cette transformation est inédite : en 2030, des centaines de milliards d’objets connectés seront en activité et la donnée, nouvel actif stratégique, constituera le cœur de la puissance économique et politique. Dans cet univers complexe, invisible mais omniprésent, la cybersécurité devient à la fois bouclier et arme offensive.
Le général Watin-Augouard met en garde contre la tentation de rejeter le progrès, il ne s’agit pas de craindre la technologie mais de la comprendre pour la maîtriser. L’histoire a toujours montré que les innovations suscitent d’abord la peur avant d’être intégrées. Il appelle donc à accompagner cette mutation, plutôt que de la subir. Cette compréhension passe par la formation et l’acquisition de compétences, qu’il considère comme les piliers de la souveraineté. Sans culture numérique, ni les citoyens ni les décideurs ne peuvent prendre de décisions éclairées. Cette nécessité se renforce face aux enjeux du cloud, des data centers et de l’intelligence artificielle, qui reposent sur des infrastructures critiques et posent des questions de dépendance face aux législations extraterritoriales, notamment américaines. Il revient sur les progrès récents de l’IA, jusqu’à récemment, les limites venaient du manque de données et de puissance de calcul. Aujourd’hui, les deux sont à disposition. Il cite Geoffrey Hinton, prix Turing, qui estime qu’il y a « 50 % de chances que l’IA devienne plus intelligente que l’humain » dans un avenir proche.
Dans ce contexte, l’État doit renforcer son rôle, seul capable de protéger les citoyens face aux géants du numérique et aux menaces globales. Il met en garde contre l’« ubérisation » de ses fonctions régaliennes, rappelant que la protection demeure sa mission première.
Enfin, il souligne que l’histoire a souvent montré que les innovations militaires irriguent ensuite la sphère civile, devenant des technologies duales. Il s’inquiète néanmoins du fossé croissant entre l’Armée et la Nation, qui fragilise le lien civilo-militaire.« On ne gagne pas une guerre avec le cyber, mais si on ne l’a pas, on la perd ».
« De Saint-Cyr au SaaS »
Stéphane Couleaud a partagé sa vision du leadership en reliant l’expérience militaire et l’entreprise. Un leader doit avoir une vision claire, s’engager pleinement et incarner ses valeurs avec exemplarité. Il doit savoir décider et agir même en situation d’incertitude, rester discipliné, gérer le stress et poser des limites éthiques. L’innovation, la transmission et la formation sont essentielles, tout comme la capacité à créer du lien et à maintenir un état d’esprit cohérent au sein de l’équipe.
BITD : « qui financera quelles innovations de défense ? »
Jeanne Tricot a ouvert la table ronde en rappelant la complexité technologique croissante des systèmes d’armes que les innovations permettent de faire évoluer, ainsi que les niveaux d’investissement importants qu’elles nécessitent.
Thierry Regond (SUNAERO GROUP) a dressé un état des lieux de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Les entreprises du secteur, souvent de petite taille, sont contraintes de financer elles-mêmes leurs innovations, ce qui les expose à un risque accru. Bien que beaucoup aient déjà remboursé leurs prêts garantis par l’État, cette discipline financière a épuisé leur capacité d’investissement alors que leurs besoins en fonds de roulement, en recherche et développement et en développement industriel augmentent. Ces sociétés disposent d’un savoir-faire et de technologies critiques, mais elles restent vulnérables faute de moyens pour franchir un cap. Pour faire face aux enjeux géopolitiques actuels, elles doivent croître, structurer leur gouvernance, protéger leur savoir-faire, notamment par le dépôt de brevets, et accéder à des financements adaptés. Thierry Regond a précisé que certaines entreprises ont su anticiper et évoluer, tandis que d’autres ont négligé la valorisation de leurs technologies. Il a également alerté sur le risque de voir certaines sociétés se tourner vers des investisseurs étrangers, notamment américains, faute de financements rapides en France, ce qui pose un enjeu de souveraineté.
Pierre-Elie Frossard (SouvTech Invest) a rappelé que le financement de la défense en France repose historiquement sur l’État. Le budget des armées, notamment celui de la Loi de programmation militaire (LPM), constitue avant tout un budget de commandes et de salaires transférés aux industriels. Une fois les commandes reçues, les entreprises doivent elles-mêmes financer leur production, acheter des machines, recruter et développer leurs projets. Cette phase, complexe et coûteuse, conditionne directement l’innovation et le passage à l’échelle. Le financement des entreprises repose principalement sur les subventions publiques, nationales ou européennes, qui soutiennent le développement de prototypes et de programmes innovants. L’Union européenne finance ainsi certains projets de défense ambitieux, comme le développement de drones de surface par de petites sociétés, pour plusieurs millions d’euros. S’y ajoutent les fonds propres publics, tels que DefInvest géré par Bpifrance en s’appuyant sur la DGA, qui permettent d’investir directement dans les entreprises technologiques les plus prometteuses, de manière sélective. Enfin, les fonds privés commencent à s’intéresser au secteur de la défense, portés par le contexte géopolitique et la montée des besoins industriels. Pierre-Elie Frossard a souligné que l’ouverture au financement privé nécessite de rapprocher le monde de l’investissement et celui des entreprises de défense, traditionnellement discrètes. Pour attirer des capitaux, celles-ci doivent présenter clairement leurs projets et rendre leur activité compréhensible pour les investisseurs. Le marché est en pleine évolution et les discussions organisées à Bercy en mars dernier illustrent l’urgence et le potentiel de développement des entreprises innovantes du secteur.
Rainier Brunet-Guilly (NewAlpha Asset Management) a pour sa part mis en garde contre une ouverture trop précipitée au capital privé. Il a fallu du temps pour que les investisseurs comprennent le modèle économique de la défense, et les partenariats doivent être construits avec prudence afin d’éviter de fragiliser les entreprises ou de soumettre les technologies sensibles à des contraintes extraterritoriales.
Défense & Sécurité : le brevet, une arme stratégique
Lors de son intervention sur le thème « Protéger et valoriser une innovation dans la Défense et la Sécurité », Magali Touroude PDG de YesMyPatent, a rappelé une réalité géopolitique frappante : le premier déposant de brevets en Europe n’est ni une entreprise française ni européenne, mais Huawei, suivi de Samsung. Le dépôt de brevets est devenu une arme d’influence économique mondiale. Marque, secret industriel, enveloppe Soleau, dessins et modèles, noms de domaine… chaque innovation requiert une stratégie adaptée. Surtout, tout n’est pas brevetable : les codes source, par exemple, relèvent du droit d’auteur, à condition de pouvoir prouver leur antériorité.
Au cœur de sa démonstration : le brevet comme outil multifonction, à la fois bouclier contre la contrefaçon, vecteur de valorisation financière et levier de communication. Il repose sur un échange : l’inventeur rend publique sa technologie en échange d’une protection juridique de vingt ans, territoire par territoire, car il n’existe pas de brevet mondial. Magali Touroude insiste sur la brevetabilité des logiciels, souvent mal comprise : si les critères de nouveauté, d’activité inventive et d’application industrielle sont remplis, une protection est possible, y compris en informatique. Trop d’entreprises découvrent trop tard que des concurrents ont breveté des solutions similaires, y compris sur le territoire français. Autre mise en garde : ne jamais divulguer une innovation avant d’avoir sécurisé sa protection. Toute publication préalable peut faire perdre le droit au brevet. Et dans le domaine de la défense, chaque dépôt en France est filtré par la DGA, qui évalue la sensibilité de l’innovation.
Une fois protégée, l’innovation peut être exploitée directement, licenciée à un tiers, portée par une nouvelle structure ou insérée dans un partenariat industriel. Madame Touroude rappelle aussi l’importance du Freedom To Operate (FTO). « Avoir des armes, c’est bien. Savoir s’en servir, c’est mieux. ». Dans un contexte de souveraineté technologique, la propriété intellectuelle devient un enjeu central de puissance.
Innovation technologique duale et culture de défense
François-Xavier Meunier, PDG de GraphMyTech, a développé la notion d’innovation technologique duale, qui ne se limite pas à l’adaptation d’une technologie civile à un usage militaire, mais doit être conçue comme une coproduction entre recherche fondamentale, recherche appliquée, industrie et forces armées. Cette approche systémique permet de partager le coût de l’innovation, d’accélérer les déploiements et de renforcer la culture de défense au sein de la société civile.
L’esprit de défense au grand large
Philippe Hartz, ancien commando marine et skipper, a apporté un témoignage personnel. Dès ses premiers mots, il rappelle que « une armée ne se bat pas pour elle-même » et que chaque camarade tombé au combat incarne le sens profond de l’engagement : celui de servir la France et ses valeurs.
Marqué par l’image de François Gabart vainqueur du Vendée Globe en 2012, il se promet de prendre un jour le départ de cette course mythique. Son projet audacieux voit le jour : Esprit Défense, pour porter les couleurs de la Marine nationale sur les plus grandes courses au large. Convaincre la hiérarchie, trouver des financements, monter une structure : il relève tous les défis. Chaque traversée devient un symbole d’unité nationale. « L’esprit de défense, nous le conceptualisons dans nos institutions, mais le public doit pouvoir le ressentir ».
Les prochaines étapes : les 400 ans de la Marine nationale, la Transat Jacques-Vabre, et en 2027, The Ocean Race, sous le nom Esprit Français pour hisser haut les couleurs de la France. Pour Hartz, la voile est un outil de communication et d’innovation, mais surtout une histoire à partager : celle « d’un enfant de France qui, à son tour, doit porter haut la devise Liberté, Égalité, Fraternité ».
Armée, Nation et Europe
La troisième table ronde, animée par Merlin Santoro, a réuni Maître Nicolas Ravailhe, l’ancien avocat et réalisateur du documentaire «Au Nom de l’Europe» Camille Adam, et l’essayiste et journaliste Natacha Polony, afin de réfléchir au lien entre Armée, Nation et Europe (Union européenne).
Les intervenants ont souligné que l’Armée existe parce que les citoyens français forment une communauté de destin, dont le rôle est de se protéger et de se perpétuer. Historiquement, la structure des armées est intimement liée au régime politique. La pérennité de l’armée dépend de la cohésion nationale et de la définition de la souveraineté. Penser la défense sans l’industrie est absurde : la France a pu soutenir ses guerres grâce à une armée solide et une agriculture prospère. Aujourd’hui, sans indépendance technologique, numérique et industrielle, la souveraineté nationale est menacée.
Dans le contexte européen contemporain, Nicolas Ravailhe rappelle que les traités ne prévoient pas la création d’une armée européenne. La nationalité européenne n’existe pas et la citoyenneté européenne complète mais ne remplace pas la citoyenneté nationale. Camille Adam souligne qu’aujourd’hui, seules deux industries françaises subsistent réellement : le cinéma et la défense. Leur point commun ? Elles échappent aux contraintes des traités européens. Il est donc possible de maintenir une préférence nationale, de contrôler les capitaux et de localiser les chaînes d’approvisionnement sur le territoire national, privilèges interdits pour d’autres secteurs. La Commission européenne s’y intéresse et pourrait, à terme, conférer des pouvoirs supranationaux aux industriels, comme cela a été observé avec EDF. Selon Adam, cela favoriserait notamment les industriels allemands : sur 150 milliards d’euros de commandes publiques, les Français ne captent que 12 % du marché européen, contre 40 % pour l’Allemagne, ce qui fragilise l’autonomie industrielle et les chaînes d’approvisionnement françaises.
Natacha Polony rappelle que l’UE oscille entre modèle fédéral et confédéral, laissant la Commission empiéter sur les prérogatives nationales. La question de savoir qui décide de l’exportation des armes reste ouverte. Le problème européen est avant tout culturel et politique : les États n’ont pas et ne souhaitent pas définir de destin commun. L’Union repose sur le marché et la protection des consommateurs, et non sur la souveraineté ou la défense. La concurrence intra-européenne affaiblit la France, et sans accord sur nos intérêts communs, il est impossible de défendre notre autonomie. Les fonds européens, s’ils sont exploités de manière stratégique, peuvent soutenir l’industrie et la défense. Mais cela nécessite vigilance et stratégie, produire sur le sol national, protéger la propriété intellectuelle et participer activement aux programmes européens.
Les intervenants considèrent que la France doit reconstruire le lien Armée-Nation, définir ce qu’elle souhaite défendre culturellement et politiquement, et agir de manière offensive et stratégique. La survie industrielle, technologique et militaire du pays dépend de sa capacité à affirmer sa souveraineté au sein d’une Union européenne fragmentée. Enfin, une question demeure : puisque les échanges portent sur l’armée, pourquoi les Français, et plus largement les citoyens de l’Union européenne, devraient-ils accepter de mourir ? La politique étrangère reste l’apanage des États et l’autonomie stratégique, un concept profondément français, est de plus en plus menacée par l’européanisation de certains secteurs. Sans contrôle national de nos capacités industrielles et militaires, la France risque de perdre sa souveraineté et, avec elle, la force de son Armée.
Quelle souveraineté de la nation sans maîtrise de ses moyens de défense ?
Philippe Chabrol a invité à repenser la souveraineté nationale comme une capacité opérationnelle, construite sur quatre piliers : industriel (« la guerre se gagne aussi dans les usines »), technologique (maîtrise des capacités critiques comme l’IA ou le cyber), capacitaire (endurance logistique et humaine), et doctrinal (liberté de définir nos propres règles d’engagement). Il a alerté sur les menaces pesant sur cette souveraineté : dépendances critiques (notamment dans les drones, dont 70 % des composants sont extra-européens), espionnage économique et cyber, perte de savoir-faire et influence stratégique. Pour y répondre, il préconise de renforcer l’intelligence économique, de protéger les entreprises contre l’espionnage, de mener des politiques industrielles volontaristes, d’intensifier la coopération européenne et de durcir l’encadrement juridique. Monsieur Chabrol a insisté sur le rôle central de la BITD, « cœur battant » de notre souveraineté, et sur la nécessité de choix budgétaires courageux pour préserver une capacité d’action indépendante. « Être souverain, ce n’est pas seulement savoir dire non : c’est pouvoir dire oui, choisir son destin et ne pas le subir. Le pire n’est pas sûr, mais il n’est pas impensable : il faut donc s’y préparer. »
Plateformisation et bataille de l’influence
Pour clore la journée, Fabrice Epelboin a décrit les réseaux sociaux comme un nouveau champ de bataille mondiale, où s’affrontent armées de trolls et opérations d’ingérence. « Dans le cyberespace, il n’y a pas de frontières : c’est une vue de l’esprit », soulignant la difficulté de délimiter le rôle des Forces armées, traditionnellement cantonnées à l’action hors du territoire national.
Il a identifié la Russie comme un acteur majeur, mais a mis en garde contre l’erreur de ne voir qu’elle. Les opérations d’influence sont accessibles à de nombreux acteurs, y compris privés, et peuvent être lancées pour quelques centaines de milliers d’euros. Le mercenariat numérique prend une place croissante dans ce paysage. Le problème réside dans le fait que la France n’est pas souveraine sur ses réseaux sociaux, largement dominés par les GAFAM. Les citoyens y passent pourtant une grande partie de leur temps quotidien. C’est l’objectif du DSA (Digital Services Act) que de restaurer une forme de souveraineté numérique. Les révélations des Twitter Files ont montré comment cette régulation a été mise en place dans l’UE, parfois au prix d’accusations de censure. Enfin, Epelboin a évoqué les tensions géopolitiques liées à cette régulation : en 2024, Elon Musk a accusé la Commission européenne de vouloir restreindre la liberté d’expression en ligne ; peu après, il a présenté sa démission de Twitter/X, suivie de réactions politiques américaines allant jusqu’à évoquer une remise en cause de l’OTAN si l’UE régulait trop fortement les plateformes. « Il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement qu’avec des réalités. » rappelant cette phrase du Général De Gaulle, Epelboin a invité à penser lucidement la place de la France dans un monde où le pouvoir passe de plus en plus par les plateformes numériques.
Coline Fortuna
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