ReArm Europe : l’ambition européenne face au réflexe américain

La commission européenne a lancé en mars 2025 un nouveau plan pour relancer l’industrie de défense européenne, à l’heure où le vieux continent fait face à de nouveaux défis militaires et stratégiques. Bien que permettant le développement de la base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne, des limites politiques se dessinent déjà.

Beaucoup en Europe comptaient jusqu’alors essentiellement sur les Américains pour assurer leur défense. Entre 2020 et 2024, le SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute) estime à environ 50% la part du matériel militaire importé depuis l’extérieur des frontières de l’Union européenne, dont 64% (pour les européens membres de l’OTAN, en hausse par rapport à 2015-2019) en provenance des Etats-Unis. Mais l’arrivée au pouvoir de Donald J. Trump en janvier 2025, et la guerre en Ukraine, ont rebattu les cartes. Le besoin d’avoir une industrie de défense européenne souveraine apparaît primordial. 

Si les européens produisent bien des armements, ceux-ci sont parfois délaissés au profit d’importations extra-européennes. Dans le domaine de l’aviation par exemple, la France propose un Rafale indépendant des technologies d’outre-Atlantique, également utilisé par la Croatie et la Grèce. L’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne produisent l’Eurofighter, utilisé par l’Autriche, l’Allemagne, l’Italie, la Slovénie ou encore le Royaume-Uni. De son côté, La Suède utilise le Gripen de l’avionneur Saab, exporté également en Hongrie. Cependant, la Belgique, le Danemark, la Finlande, la Grèce, les Pays-Bas, la Norvège, la Pologne, le Portugal, la Roumanie, la Slovénie, la Suisse et la Turquie leur préfèrent les F-16, F-18 ou F-35 américains.

Graphique par Pierre GALAN et Victoire LE GALL d’après les estimations du SIPRI

Graphique par Pierre GALAN et Victoire LE GALL d’après les estimations du SIPRI 

À l’échelle européenne, la France, armée d’une dissuasion nucléaire et d’une BITD stable lui permettant de peu importer hors UE (seulement 10% selon certains experts), apparaît comme le seul pays souverain en matière de défense. Par ailleurs, en regardant la BITDE (BITD européenne), 7 des 12 entreprises européennes du top 50 mondial sont au moins un tiers françaises : Airbus (FR-DE), Thales (FR), Dassault Aviation (FR),  Naval Group (FR), MBDA (FR-UK-IT), Safran (FR) et KNDS (FR-DE). Le développement de la BITDE implique donc mécaniquement un développement de la BITD française, l’un dépendant de l’autre.

En mars 2025, le Parlement européen, le Conseil Européen, le Comité économique et social européen et le comité des régions ont par ailleurs défini « une nouvelle stratégie pour l’industrie européenne de la défense pour préparer l’Union à toute éventualité en la dotant d’une industrie européenne de la défense réactive et résiliente », lançant ainsi le plan « ReArm Europe », dont le détail est résumé dans l’infographie suivante.

L’application de ce plan pour la BITD française offre a priori de nombreuses opportunités.

Infographie par Pierre GALAN et Victoire Le GALL d’après le plan ReArm Europe

La France comme moteur de la BITDE

Tout d’abord, le plan cible des domaines très porteurs : défenses antimissiles, drones, systèmes d’artillerie, cyber, etc… La France dispose d’un solide savoir-faire dans plusieurs de ces domaines : missiles (MBDA), aéronautique (Safran, Dassault Aviation, Airbus Defence and Space), électronique (Thales). Ce plan pourrait ainsi créer de nouveaux marchés en institutionnalisant la préférence nationale sur le plan industriel, outre-Atlantique notamment. 

Il faut s’attendre à des alliances industrielles au sein de l’Union, dans lesquelles la BITD française serait centrale. La Direction Générale pour l’Armement évoque d’ailleurs des « coalitions d’intérêt » autour de projets comme le missile Mistral ou le satellite Galileo. La France a montré ces dernières années sa capacité à être un partenaire de confiance, de par son savoir-faire : les frégates de défense et d’intervention pour la Grèce, les sous-marins Barracuda pour les Pays-Bas, ou encore l’acquisition conjointe de canons Caesar par cinq pays européens.

Les objectifs de financements et d’indépendance

Par ailleurs, les programmes bloqués par les budgets pourraient avancer grâce au système de prêt SAFE, sans que les États portent seuls la charge financière (cf infographie). La Banque Européenne d’Investissement (BEI) a en outre déjà triplé en juin dernier à 3 milliards d’euros le financement intermédiaire disponible pour les fournisseurs européens de l’industrie de la défense. Cela soutient directement les plus de 4000 PME et ETI, ainsi que leurs 220 000 emplois directs et indirects, piliers de notre industrie de défense. Enfin, les industriels français pourront également bénéficier de nouveaux financements via l’accélération de « l’union de l’épargne et des investissements afin de mobiliser des capitaux privés ».

Le plan vise également à réduire la dépendance de l’Europe vis-à-vis des fournisseurs extérieurs, notamment américains. Les 50% d’armements d’origine extra-européenne sont autant de marchés potentiels relocalisables en interne, bénéficiant aux industriels européens et donc français, à condition que la France sache se placer comme leader européen. C’est d’ailleurs de là que pourraient venir les limites de ce plan qui, sur le papier, reste une belle opportunité pour toute la chaîne industrielle française. 

La fragmentation et la concurrence intra-communautaire entravent la compétitivité européenne

La BITD européenne est très fragmentée, comme le soulignaient les députés Larsonneur et Thiériot en mai 2024 à l’occasion de la mission d’information « L’industrie de défense, pourvoyeuse d’autonomie stratégique en Europe ? ». Parmi les 10 plus gros groupes d’armement mondiaux en 2025, six sont américains, deux sont chinois, et les européens ne figurent qu’à la 6e place avec BAE Systems, et à la 10e, avec l’arrivée de Thalès dans le top 10 cette année. Les acteurs sont très dispersés et parfois même concurrents, nuisant à l’interopérabilité des armements. La guerre en Ukraine l’a montré : « pour l’artillerie de 155mm, les membres de l’Union européenne ont fourni à l’Ukraine dix types d’obusiers provenant de leurs stocks, ce qui a créé de sérieuses difficultés logistiques pour ses forces armées » note Mario Draghi dans son rapport sur la perte de compétitivité de l’UE.  

Au-delà de cette fragmentation, les industriels européens de la défense se font également concurrence dans plusieurs domaines stratégiques. Pour les chasseurs, trois avions européens s’opposent sur le marché : le Rafale du français Dassault, l’Eurofighter et le Gripen suédois, ce dernier ne représentant d’ailleurs qu’un tiers de la flotte de l’armée de l’air suédoise, composée majoritairement de F-35 et F-16. Les motoristes Safran, Rolls-Royce (Royaume-Uni) et MTU (Allemagne) se livrent également une rude bataille. Dans le domaine marin et sous-marin, pas moins de six acteurs européens s’affrontent : Naval Group (France), TKMS (Allemagne), BAE Systems (Royaume-Uni), Fincantieri (Italie), SAAB (Suède), et Navantia (Espagne). Nicolas Chamussy, alors directeur général de KNDS France notait qu’il y a « plus de programmes de chars en Europe que dans le reste du monde ».

La réalité de la dépendance, des financements et de la capacité à monter en charge

La BITDE souffre également d’un relatif abandon ces dernières années avec des sous investissements dans certaines filières critiques, conduisant à une dépendance à des pays tiers. C’est le cas notamment pour la poudre, où l’Europe est dépendante de la Chine, qui a réduit ses exportations de nitrocellulose – essentielle à sa production – vers le vieux continent au profit de la Russie. Une étude de l’IRSEM menée par Raphaël Danino-Perraud  en novembre 2019 montrait que « l’UE dépend à 97% des approvisionnements extérieurs pour un groupe de 27 matières premières qu’elle a identifiées et qualifiées de critiques. La Chine produit plus de 50% de 16 d’entre elles ». De plus, les affrontements économiques et douaniers actuels entre la Chine et les États-Unis sont de nature à inquiéter, la Chine ayant annoncé un contrôle d’exportation de tout produit contenant au moins 0,1% de terres rares chinoises le 9 octobre 2025, avant d’annoncer une suspension d’un an, fixant une potentielle entrée en vigueur le 9 novembre 2026. Bien trop peu pour sortir de la dépendance.

La hausse des investissements prévus dans le plan ReArm Europe peut permettre de renforcer les chaînes de production existantes, mais semble insuffisante pour acquérir à nouveau les compétences perdues. Bien que la clause dérogatoire au Pacte de stabilité permette plus de flexibilité, le « 1,5% du PIB » libérant 650 milliards d’euros, dépendra des politiques nationales. Les lois de programmation militaire des différents États membres doivent accompagner ce mouvement. L’investissement privé n’est également pas acquis, la défense étant un secteur risqué du fait des coûts élevés, des longs cycles d’investissements et de marchés en partie protégés par le secret. Cela s’ajoute aux difficultés déjà existantes d’accès aux financements bancaires du fait des normes Environnement, Social et Gouvernance (ESG), qui excluent souvent les secteurs sensibles tels que la défense. 

Par ailleurs, cette hausse des investissements doit être conditionnée à une relocalisation des productions et des chaînes d’approvisionnement. L’augmentation des dépenses de défense des pays européens depuis février 2022 a financé 80% des équipements militaires extra-européens, bénéficiant donc peu aux industriels du vieux continent. Cette tendance ne semble pas changer. En mars 2025, l’Allemagne, éternel ambassadeur américain en Europe, refusait que les crédits de l’EDIP soient réservés aux seuls matériels conçus et fabriqués par les européens. Ils ont ainsi obtenu que le coût des composants produits en dehors de l’UE puisse atteindre 35% maximum du coût estimé des composants du produit final.

Si tout cela suivait, il faudrait encore que l’industrie puisse produire « à l’échelle et  la vitesse requises », à l’heure où de nombreux industriels font déjà face à des saturations de production et des manques de main d’œuvre. La BITD française affiche par exemple un taux d’utilisation de 91%, 10 points de plus que la moyenne de l’industrie manufacturière française.

Les (in)tensions politiques

Enfin, au-delà des outils pour permettre des coopérations, encore faut-il vouloir le faire. Sans même parler du projet SCAF qui dévoile au grand jour les divergences stratégiques et industrielles avec l’Allemagne, une citation d’un autre voisin semble être un bon indicateur des divergences entre les porteurs du plan : « Quiconque rejette la technologie d’armement américaine se met hors-jeu » a déclaré dans une tribune le rédacteur des discours du ministre belge de la Défense, avant que le ministre ne reprenne puis ne désavoue ces propos. L’exécutif du Plat-Pays y critique sèchement le Rafale au moment de recevoir trois des quatre F-35 commandés. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le 4e exemplaire de cet avion – « le meilleur du siècle »  selon les mots dudit ministre – est tombé en panne en chemin. Les 3 autres aéronefs seront restreint dans un espace aérien trop petit et « ne suffisant pas à absorber les missions de formation », toujours selon le ministre ayant signé le contrat à près de 6 milliards d’euros

Tout cela rappelle que si la France ne défend pas ses intérêts pendant le parcours législatif du plan, il se transformera vite en ReArm Europe by USA. 

Pierre Galan, Victoire le Gall

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