Souveraineté monétaire : et si le Bitcoin n’était pas l’ennemi ?

Le 22 mai 2025, le Bitcoin atteint un nouveau record historique à 111 000 dollars, porté par une adoption croissante et des volumes de transactions sans précédent. Longtemps perçu comme une menace à la souveraineté monétaire, le Bitcoin s’impose désormais comme une alternative fiduciaire, attirant l’intérêt d’États qui y voient une opportunité plutôt qu’une menace à leur encontre.

La monnaie comme marqueur de la souveraineté de l’État

La monnaie n’est pas seulement un instrument économique qui sert à mesurer la valeur, faciliter les échanges et stocker l’épargne. Elle permet surtout à un État de financer son développement, de piloter ses politiques publiques et de résister aux chocs externes. Le contrôle monétaire est un outil de puissance. Or, l’essor des crypto-actifs et du Bitcoin en particulier, est perçu comme une remise en cause de ce levier. À ce titre, le Bitcoin est accusé d’empiéter sur la souveraineté monétaire des États. 

Il existe une différence de fond entre la souveraineté monétaire et l’autonomie monétaire. La souveraineté monétaire désigne la capacité d’un État à créer, gérer et contrôler sa propre monnaie. Elle permet à un pays de fixer ses taux d’intérêt, d’émettre de la monnaie, et mener une politique budgétaire autonome. À ne pas confondre avec l’autonomie monétaire, qui peut exister sans que l’État ne soit entièrement maître de sa politique monétaire comme c’est le cas de la zone euro. Ainsi, le Japon exerce une souveraineté monétaire pleine, tandis que la Grèce, bien qu’autonome sur certains choix économiques, est contrainte par les décisions de la Banque centrale européenne (BCE). Cette distinction est fondamentale : sans souveraineté, un pays ne peut pas mobiliser pleinement sa monnaie comme outil de stratégie économique.

Une souveraineté monétaire à géométrie variable

Dans sa forme idéale, un État souverain contrôle sa monnaie : émission, fixation des taux d’intérêt, interventions sur les marchés financiers. C’est le cas des États-Unis ou du Japon. À l’opposé, des pays comme l’Équateur ou le Salvador ont totalement abandonné leur devise, au profit du dollar américain, perdant toute marge de manœuvre monétaire. Les pays de la zone euro, eux, ont délégué leur souveraineté monétaire à la Banque centrale européenne basée à Francfort, gagnant en stabilité, mais perdant en autonomie, comme l’a illustré la crise grecque en 2009. En Afrique, les États de la zone franc CFA disposent d’une monnaie, mais arrimée à l’euro, sous la tutelle de mécanismes hérités de la colonisation.

Enfin, les États-Unis bénéficient d’un “privilège exorbitant” grâce à la place du dollar dans l’économie mondiale. Ils peuvent émettre de la dette à bas coût, attirer les capitaux et imposer leur droit au-delà de leurs frontières grâce à leur monnaie. Par ailleurs, il faut souligner que l’ensemble du système monétaire international repose sur un fonctionnement basé sur la dette. La monnaie n’est plus adossée à un actif tangible comme l’or, mais plutôt sur la création monétaire par le crédit. Ce modèle accentue la dépendance des États ne disposant pas de leur propre devise, les obligeant à s’endetter en devises étrangères, principalement en dollars, avec des marges de manœuvre très limitées. En conséquence, ces pays se retrouvent à la merci des marchés financiers et des institutions internationales, ce qui fragilise leur souveraineté économique.

Le Bitcoin : une remise en cause radicale

Le Bitcoin bouscule les fondements du système monétaire traditionnel. D’ailleurs, cette cryptomonnaie est apparue en réaction à la crise des subprimes de 2008 qui a ébranlé le système financier mondial de l’époque. La gouvernance du Bitcoin est décentralisée, son protocole immuable, son émission plafonnée à 21 millions d’unités. Aucun État, aucune banque centrale ne peut en altérer le fonctionnement. Il permet des transferts de valeur sans intermédiaire, sans autorisation, sans censure.

Contrairement aux idées reçues, l’usage de Bitcoin dans des activités illicites représentait seulement 0,14 % de toutes les transactions en 2024, selon le rapport Chainalysis 2025. Ce chiffre est en baisse par rapport au 0,24 % relevés en 2022. À titre de comparaison, le système financier traditionnel reste beaucoup plus impliqué dans les flux criminels mondiaux. De plus, la transparence de la blockchain rend les transactions traçables, facilitant l’action des autorités. Ainsi, le Bitcoin n’est pas un refuge du crime organisé, mais un système aux règles ouvertes du fait de son code open source, transparente et vérifiable.

Les enjeux étatiques du Bitcoin : comparaison Salvador – États-Unis

Pour les États, c’est un défi. L’adoption officielle de Bitcoin, comme au Salvador, implique de renoncer à des outils essentiels : politique de relance, contrôle des capitaux, fiscalité indirecte. Ce choix radical a soulevé de nombreux débats. Le Salvador, qui avait adopté le Bitcoin comme monnaie légale en 2021, a vu l’usage réel rester très limité : la population continue de privilégier le dollar américain, les commerçants demeurent réticents, et les retours économiques sont jugés décevants. En 2024, le gouvernement a discrètement relégué le Bitcoin à un rôle secondaire.

Outre la volatilité et la faible adoption, d’autres facteurs expliquent ce recul : dépendance persistante aux financements extérieurs, défiance des marchés, complexité technologique mal maîtrisée localement, et priorités budgétaires recentrées sur les besoins sociaux. Ce cas illustre les limites d’une transition monétaire sans souveraineté réelle. Le Salvador utilise le dollar américain comme devise principale sans en contrôler l’émission, ce qui restreint ses marges de manœuvre. En tentant d’introduire le Bitcoin sans avoir d’abord renforcé ses fondations monétaires, l’État s’est retrouvé entre deux systèmes qu’il ne contrôle ni l’un ni l’autre. Cela démontre combien la souveraineté monétaire est un préalable stratégique à toute alternative durable.

Contrairement au Salvador, les États-Unis disposent d’une souveraineté monétaire totale et d’une monnaie de réserve mondiale. Dans ce contexte, le soutien de Donald Trump au Bitcoin ne vise pas à remplacer le dollar, mais à ajouter un nouvel atout décisif dans l’arsenal économique américain. En défendant le droit des citoyens à détenir du Bitcoin, le président des États-Unis l’intègre non pas comme une alternative de survie, mais comme une réserve numérique complémentaire susceptible de renforcer l’autonomie individuelle, sans remettre en cause le monopole du dollar. Ainsi, la même technologie prend un sens différent selon le degré de souveraineté de l’État : outil de contestation dans les pays dominés, ou levier d’accroissement de puissance pour les nations dominantes.

Le Bitcoin : une réponse citoyenne à la défiance monétaire

Dans les pays en crise, frappés par l’hyperinflation, les restrictions bancaires ou la corruption, le Bitcoin devient un outil de protection. Il permet de préserver son épargne, contourner les blocages, et récupérer une forme d’autonomie financière individuelle. Il constitue une souveraineté sans drapeau, hors des circuits officiels, mais dépendante d’un accès numérique et d’une compréhension technique minimale.

En revanche, l’intérêt pour le Bitcoin dépasse largement les seules zones en crise. Dans les pays développés, où la création monétaire repose sur un système de dette structurelle, l’inflation persistante érode lentement l’épargne des ménages. La dilution monétaire, entretenue par des politiques de taux bas et d’assouplissement quantitatif (« quantitative easing »), affaiblit le pouvoir d’achat et favorise les actifs financiers au détriment des revenus fixes. Dans ce contexte, le Bitcoin apparaît pour certains comme une forme d’or numérique : un actif rare, décentralisé, résistant à la manipulation politique et accessible sans intermédiaire.

En cela, le Bitcoin ne se limite pas à une réponse de survie dans les États faillis. Il s’impose aussi comme une valeur refuge alternative dans les économies dites stables, où la défiance vis-à-vis des politiques monétaires conventionnelles gagne du terrain. C’est une réponse à une perte de confiance généralisée dans les monnaies fiduciaire classique, quelles qu’elles soient. 

La Monnaie Numérique de Banque Centrale (MNBC) : le contre-projet étatique

Pour contrer l’essor des cryptomonnaies, de nombreux États lancent leur propre monnaie numérique de banque centrale (MNBC).

En Asie, la Chine est en tête : plus de 260 millions de portefeuilles numériques en yuan ont été créés à ce jour. En Inde, la Reserve Bank of India a élargi sa phase pilote de la roupie numérique à quinze villes, avec un déploiement complet prévu d’ici 2026. Un projet de cloud souverain est également prévu pour accompagner cette évolution. En Europe, la Banque centrale européenne a achevé la phase de préparation de l’euro numérique. Un projet de loi est examiné au Parlement européen, avec un accord politique espéré d’ici début 2026. En parallèle, la Banque d’Angleterre teste une « livre sterling numérique » en collaboration avec le Trésor britannique, avec des consultations publiques en cours. 

En Amérique latine, le Brésil prévoit un lancement officiel du Real Digital début 2026, après une phase pilote réussie. En Afrique, le Nigeria a vu la valeur de l’eNaira croître de 78,8 % sur un an pour atteindre 18,32 milliards de nairas fin 2024, mais celle-ci ne représente encore que 0,37 % de la monnaie en circulation. Le Ghana, le Rwanda et l’Afrique du Sud poursuivent des tests via le projet Dunbar avec la Banque des règlements internationaux. En Océanie, la Banque de réserve d’Australie a publié les résultats de son pilote en 2024 et se concentre désormais sur le développement d’une MNBC de gros, en lien avec les banques commerciales. 

De l’autre côté de l’Atlantique, le vent a tourné. Sous l’administration Biden, la Federal Reserve avait poursuivi le développement d’un dollar numérique à travers le programme « Project Hamilton », en partenariat avec le Massachusetts Institute of Technology (MIT). Mais sous l’impulsion de Donald Trump et plus précisément à travers le décret exécutif 14178, la réserve fédérale américaine a l’interdiction de poursuivre toute initiative liée à la création ou à l’expérimentation d’une MNBC. En parallèle, le nouveau locataire de la Maison Blanche a annoncé en mars 2025 la création d’une Réserve stratégique de Bitcoin, alimentée par les Bitcoins saisis dans des procédures judiciaires. Présentée comme un « Fort Knox numérique », cette réserve vise à renforcer la politique de la nouvelle administration américaine en matière de diversification financière dans le domaine des actifs numériques. Elle pourrait permettre au pays de sécuriser une part des réserves publiques hors du système bancaire traditionnel, d’anticiper de potentielles ruptures géopolitiques ou monétaires, et de se positionner en acteur majeur sur les technologies blockchain sans dépendre uniquement du dollar ou des infrastructures classiques. Cette stratégie marque une rupture claire avec la logique de centralisation publique promue par la MNBC, au profit d’une vision de la monnaie fondée sur la décentralisation, la souveraineté individuelle et la compétitivité géoéconomique.

Deux visions de la monnaie : deux visions du monde

D’un côté, les crypto-monnaies incarnent la liberté individuelle et la défiance envers les institutions. De l’autre, les MNBC prolongent l’autorité de l’État dans l’univers numérique. Présenter le Bitcoin comme une menace directe aux monnaies fiat est réducteur. En réalité, le Bitcoin ne prétend pas remplacer les devises nationales, mais plutôt les compléter. Dans un système où les États les plus puissants — à commencer par les États-Unis — exercent déjà une forme d’hégémonie monétaire sur les autres, le Bitcoin offre une marge de manœuvre supplémentaire. Il constitue un actif à part entière, une ressource numérique rare, incorruptible, accessible et mobile. 

Plutôt qu’un concurrent, il peut devenir un outil de diversification financière, permettant de renforcer la résilience des économies, de fluidifier les transferts de valeur, de résister aux crises économiques provoquées par un système basé sur la dette, ou encore de stocker une partie de la richesse collective hors du système bancaire traditionnel. Face aux instabilités du système monétaire international, le Bitcoin apparaît moins comme un instrument de rupture que comme une variable d’ajustement. Ceux qui s’en emparent avec intelligence pourront non pas s’affranchir de la souveraineté monétaire, mais la compléter par un levier numérique utilisé dans le monde entier.

Dans ce contexte, la question n’est plus celle du Bitcoin ou des monnaies conventionnelles, mais plutôt celle de l’articulation des deux pour mieux servir les intérêts économiques, géopolitiques et sociaux des États et des citoyens.

Amin Boukhari pour le Club Droit de l’AEGE

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