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La Chartreuse, la potion magique dont le monde raffole

En mars 2023, les chartreux ont annoncé l’arrêt de l’accroissement de la production de leurs spiritueux. Cette annonce invite à se replonger sur l’histoire de la Chartreuse dont la recette est restée secrète depuis sa création.

L’histoire  de la Chartreuse remonte à l’an 1085 où Saint Bruno – ermite de Cologne et conseiller du pape Urbain II –  et six compagnons fondent l’ordre des Chartreux. Néanmoins, le monastère actuel de la Grande Chartreuse ne fut construit qu’ en 1133. Les Chartreux ont une vie contemplative en semi-ermitage régie par la règle cartusienne. Une partie de l’après-midi des moines est dédiée aux travaux manuels pour assurer l’autosuffisance de la communauté, ce qui les a conduits à exercer des fonctions d’éleveur, de pisciculteur, d’exploitants de forêts, etc.

En 1257, la Chartreuse de Paris est fondée sur l’actuel jardin du Luxembourg. À partir des années 1290, les moines côtoient les médecins Arnaud de Villeneuve et Raimond Lulle (son élève). De cette rencontre, ils développent des eaux-de-vie thérapeutiques aux plantes. 

En 1605, le Duc François-Annibal d’Estrées leur transmet un manuscrit comportant une liste de plantes et la formule d’un élixir de longue vie. Il sera transmis à la Grande Chartreuse en 1737. Frère Claude Obriot dirige un magasin d’apothicaire en 1614, qui permet aux Chartreux de renforcer leur savoir en herbologie. 

En 1755, après de nombreuses décennies de recherches, les moines parviennent à créer un remède à 71°. Ce n’est qu’en 1764, soit neuf ans plus tard, que la «  Composition de l’Élixir de la Chartreuse  » est fixée dans un manuscrit de sept pages. Cette date est retenue comme moment fondateur de la Chartreuse, qui à cette période est un élixir de santé. Néanmoins, sur les étiquettes actuelles, la date indiquée correspond à la transmission du manuscrit du Duc d’Estrées aux Chartreux.

La Révolution française contraint les moines à quitter la Grande Chartreuse pendant une trentaine d’années et à transmettre de mains en mains le manuscrit de la recette. En 1825, après des années de tentatives d’amélioration, les moines développent un « Élixir de table ou de santé ». Bien que cette liqueur à 60° ait un intérêt médicinal – notamment pour lutter contre le choléra – elle devient progressivement un digestif unique. À partir des années 1840, suite au développement des Chartreuse Verte et Chartreuse Jaune, les ventes de liqueurs deviennent la principale source de revenu du monastère. 

En 1902 est mis en place le gouvernement d’Emile Combes, sous la IIIe République, qui s’oppose aux mouvements religieux. C’est ce même gouvernement qui instaure la loi de la séparation de l’Église et de l’État en 1905, texte qui force les moines à l’exil en Espagne. Cette expulsion fait naître un concurrent direct à la boisson monastique, la Compagnie Fermière, qui rachète les droits sur la marque. La famille Cusenier, à la tête de cette nouvelle entreprise, invente le Grand Marnier et l’absinthe Oxygénée. Cependant, jamais la liqueur n’égalera la saveur de celle produite par les moines. De plus, une décision de justice de 1908 statue que les Chartreux restent propriétaires de la Chartreuse en dehors du territoire français, ainsi, la marque concurrente ne peut exporter. De plus, elle aura rapidement la réputation de n’être qu’une copie de la liqueur monastique dont la recette fût gardée secrète et conservée par les moines durant leur exil. L’entreprise concurrente fait faillite en 1929 et les moines récupèrent leurs droits. 

Après de nombreuses péripéties dues aux différents conflits, la Chartreuse connaît un renouveau à partir des années 1950, période des Trente Glorieuses, avec l’apparition des étiquettes, marqueur désormais emblématique de la bouteille, et des publicités qui relancent le marché de cet alcool, notamment aux États-Unis

Aujourd’hui la Chartreuse a une renommée internationale notamment par son utilisation dans les cocktails mais aussi parce qu’elle est visible dans des scènes de cinéma. Les moines ont su développer d’autres produits comme le génépi ou encore des tisanes mais aussi des éditions limitées de Chartreuse qui attirent les amateurs (cuvées spéciales et d’exceptions).  

En mars 2023, Dom Dysmas, prieur de la Grande Chartreuse à la tête de l’Ordre des Chartreux, annonce que les moines, actionnaires à 99 % de la Chartreuse, arrêtent l’augmentation de la production de la liqueur. De fait, les moines ne sont pas en capacité de produire plus de Chartreuse, notamment car seulement trois d’entre eux connaissent la formule complète de la liqueur. L’augmentation de la production, depuis quelques décennies, est devenue plus contraignante pour ces moines dont la vocation reste la prière.

De plus, le dérèglement climatique a un impact sur la raréfaction des 130 plantes nécessaires pour la production d’une bouteille. En effet, les sécheresses menacent l’approvisionnement en plantes.

Enfin, les moines semblent vouloir  adopter un nouveau modèle économique ; en effet, ils désirent arrêter la surproduction de liqueur et assumer une croissance économique raisonnée en adéquation avec leur voeux de pauvreté.

Cette décision aura sans doute des répercussions à l’international. Aux États-Unis par exemple, de nombreux médias s’inquiètent de la rupture de stock de Chartreuse qui impacte les sites de distribution et de consommation. Cette absence sur le marché de la liqueur de plante a démarré avec la crise du Covid et perdurera avec l’annonce de Dom Dysmas.

Diminuer la production pour favoriser la qualité et la rareté et donc l’authenticité du produit se rapproche des stratégies appliquées au secteur du luxe, faisant de la Chartreuse un produit historique et bien apprécié des amateurs. De plus, la diminution de stocks de Chartreuse  prend en compte les dimensions environnementales sans pour autant augmenter le prix d’une bouteille. Il semble que ce nouveau modèle économique, aux antipodes de l’économie d’hypercroissance mondialisée, se développe de plus en plus. 

La Chartreuse ne cessera pas d’exister à cause d’une diminution de sa production. Les moines ont connu de nombreuses crises et rebondissement depuis la création de la liqueur et ont toujours su s’adapter. Le fait d’avoir su conserver secret la formule de la Chartreuse, élément le plus stratégique de l’entreprise, l’a rendue unique. La rareté de ce produit en fera sans doute sa force. Les amateurs de digestifs et de cocktails seront prêts à payer pour déguster avec modération un verre de Chartreuse authentique. 

Tiphaine de Rauglaudre