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La France impose son veto au rachat de Photonis, actant ainsi le retour de l’Etat dans la défense des actifs stratégiques

Plusieurs mois de négociations n’auront pas permis à l’américain Teledyne d’acquérir Photonis, le ministère des Armées ayant mis fin au processus de rachat faute de garanties suffisantes sur la souveraineté. Cette décision, une première en France, s’inscrit dans le cadre plus général d’une prise de conscience croissante des pouvoirs publics sur le sujet crucial de l’indépendance stratégique.

Une intervention du ministère des Armées et de sa ministre Florence Parly met fin au projet de vente de Photonis, entreprise détenue par le fonds Ardian, à la pointe de l'innovation concernant la vision nocturne, à l’américain Teledyne. Le ministère motive son refus dans un communiqué de presse en indiquant que « Teledyne n’a pas fait l’objet d’un agrément au titre de la réglementation relative aux investissements étrangers en France ». Toujours selon le ministère, un rachat américain n’aurait pas permis de répondre à des impératifs de souveraineté économique. D’autant plus qu’une ancienne cadre dirigeante de Teledyne est liée au fonds de la CIA In-Q-Tel. Les tentatives américaines de captation technologique sur l’industrie photonique française ont débuté en septembre 2019 et marquent le début d’une série aux multiples rebondissements qui dure depuis plus d’un an.  Le veto du ministère des Armées n’est cependant pas le premier refus de vente de la saga Photonis. En mars, c’était le ministère de l’Économie qui rejetait l’offre américaine du fait du contrôle des investissements étrangers en France. Toutefois, en l’absence d’une offre de substitution, l’option Teledyne avait été relancée avant d’être de nouveau écartée à la suite du retrait de l’américain en septembre du fait des exigences de l’Etat français (participation de BpiFrance et droit de veto sur le management et les opérations en France et aux Pays-Bas). Pourtant, l’absence d’offre française a conduit Ardian a reprendre les négociations avec Teledyne. L’affaire semblait d’ailleurs bouclée pour un rachat au rabais de la pépite française de l’optronique à la fin du mois d’octobre avant que le ministère des Armées ne s’immisce dans l’affaire pour des raisons de souveraineté. En effet, la perte de l’un des spécialistes mondiaux de l’optronique de défense, équipant les forces spéciales françaises et américaines aurait représenté une perte technologique de taille pour le pays.

Néanmoins, la décision française ne clôt pas le feuilleton sur le rachat de Photonis, le communiqué du ministère des Armées précisant qu’une solution française est à l'étude. Il est possible que l’État relance la piste d’une offre portée par deux grands groupes: Thales et Safran, cette dernière ayant déjà les faveurs de la Direction générale de l’armement. Malgré cela, l’État français qui est actionnaire à hauteur de 25,7% de Thalès et qui détient près de 35% des droits n’était pas parvenu à imposer ses vues.  Une autre piste possible est celle de Lynred, entreprise spécialisée dans les détecteurs infrarouges dont Thalès et Safran sont actionnaires. Le succès de cette opération est limité par la question du financement, Lynred, dont la structure est légèrement plus grande que celle de Photonis peut difficilement réunir les 500 millions d’euros qu’offrait Teledyne. La solution à ce problème pourrait venir de BpiFrance, cette dernière achèterait Photonis avant de l’apporter à Lynred, ce qui permettrait ensuite aux acteurs français impliqués de s’accorder sur la transaction. Le principal obstacle à cette solution est Ardian lui-même qui aura du mal à accepter une somme significativement inférieure à ce que proposait Teledyne.  

 

Vers la défense des actifs stratégiques français

Avant cette affaire, l’État se montrait réticent à intervenir comme le démontrent le cas Alstom et bien d’autres auparavant. Dans le cas Alstom, la perte de la branche énergie de la firme a porté  de sévères atteintes à l’indépendance stratégique du pays, notamment en ce qui concerne la filière nucléaire. Pour restaurer la souveraineté française dans le domaine, Frédéric Pierucci cherche à récupérer la turbine Arabelle, entre les mains de General Electric depuis 2014. 

Photonis marque donc un tournant dans la pensée stratégique de l’État; la potentielle perte de cette pépite ayant poussé l’administration française ainsi que les parlementaires à se pencher sur le dossier. Ce tournant, s’il illustre une modification des principes stratégiques d’intervention de l’Etat, n’est cependant pas un brusque revirement mais plutôt le fruit d’un basculement progressif. En effet, Bercy s’attelle depuis début 2019 à renforcer les outils devant permettre la défense des intérêts économiques français, comme par exemple le décret du 20 mars 2019. Ce dernier renforce le Service à l’information stratégique et de sécurité économique (SISSE) qui est désormais considéré comme l'interlocuteur unique dans l'administration en matière de sécurité économique. Le SISSE est ainsi devenu un outil d’intelligence économique dédié à la surveillance des investissements étrangers en France au même titre que Tracfin qui lutte contre les circuits financiers clandestins. Le renforcement des moyens opérationnels français de guerre économique s’accompagne également d’une évolution de la pensée étatique. Effectivement, il est précisé dans la stratégie nationale du renseignement de 2019 que la défense et la promotion de l'économie sont des enjeux prioritaires du renseignement français. 

Plus récemment, la nomination de Marie-Anne Lavergne à la tête de la direction du bureau des investissements étrangers en France s’inscrit dans la continuité des mesures adoptées par l’État pour contrôler les investissements étrangers. L’importance de ce bureau est pérennisée par la décision de Bruno Le Maire de prolonger le renforcement de la procédure de contrôle des investissements étrangers en France jusqu’au 31 décembre 2021. Le premier volet de cette procédure qui avait initialement été durcie du fait de la pandémie en avril 2020 comprend l’abaissement à 10% du seuil de détention déclenchant le contrôle d’opérations étrangères concernant des sociétés cotées. Le second volet concerne l’inclusion des biotechnologies dans la liste des technologies critiques. Dès lors, les investissements étrangers dans les entreprises françaises de la biotechnologie seront soumis à des contrôles spécifiques de l’Etat devant permettre de préserver la souveraineté nationale dans un contexte de crise sanitaire. Cette mesure pourrait par exemple permettre à la France de protéger le vaccin prometteur de Valneva qui est en phase d’essai clinique. Il est à noter que les modalités de cette procédure ne concernent pas les investisseurs européens.

La montée en puissance de l’intelligence économique dans l’administration se conjugue à la mise en place en parallèle  d'un autre outil pour l’autonomie stratégique française : les fonds d’investissement, tel le Fonds Innovation Défense, créé le 4 décembre 2020. L’objectif de ce dernier qui devrait être doté de 200 millions d’euros est d’assurer le développement et la pérennisation des start-up et des PME française du secteur de la défense. Ce dernier complète le fonds DefInvest, initialement budgété à 50 millions d’euros, et qui se cumule  à des programmes plus anciens axés sur le développement de l’innovation de défense comme RAPID et ASTRID. A la lumière de ces évolutions, il est raisonnable de penser que l’affaire Photonis n’est pas étrangère au réveil français que préconisait déjà le rapport « Innovation de Défense » quelques mois avant l'affaire en juillet 2019.

Du renforcement du cadre réglementaire en passant par la création de fonds pour soutenir l'innovation de défense, l’État revient sur le devant de la scène pour protéger les actifs stratégiques français. Le maintien de Photonis dans le giron national est l’illustration d’une évolution doctrinale majeure au sein de l'administration qui passe du rôle plutôt effacé de contrôleur à celui plus proactif de régulateur pour les décennies à venir. Dans cette lignée, Bercy pousse auprès du CAC 40 pour la mise en place d’un “Cloud de confiance”, privilégiant les acteurs nationaux comme OVH Cloud, ce qui permettrait à la France d’améliorer la protection de ses données.

 

Julien Cossu

 

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