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Normes et mondialisation : vers une recomposition de la matrice normative internationale au profit des nouvelles puissances ?

Après 30 années d’hégémonie américaine, le monde s’est très majoritairement rassemblé autour de la matrice de développement économique occidentale, avec toutes les normes et dépendances que cela implique. Cependant, de plus en plus de pays se montrent désormais critiques d’un ordre international qui ne répond souvent pas à leurs aspirations, et cherchent donc à proposer des systèmes alternatifs.

La fin de la Guerre froide a vu beaucoup plus que la victoire du système économique et de gouvernance occidental, elle a été accompagnée d’un processus de mondialisation d’une particulière intensité. Ce dernier s’est inscrit dans trois grands courants, l’importation et l’adaptation locale de l’économie de marché dans les anciens pays communistes, une hégémonie américaine incontestée dans tous les vecteurs de puissance, et la domination de l’Occident sur les normes et les nouvelles technologies. Les États occidentaux ont pu, pendant 30 ans, bénéficier d’une domination normative internationale presque totale, dans les domaines de la gouvernance et du législatif, des flux commerciaux et financiers, des technologies et de l’éducation supérieure. Cependant, l’émergence rapide de nombreux pays sur les scènes diplomatiques, économiques et militaires, s’accompagne d’une remise en cause de la matrice normative occidentale et plus largement, de la domination américaine dans l’ordre international. 

 

La montée en puissance économique des nouveaux pays industrialisés : un prélude aux remises en cause des systèmes internationaux 

Il est possible de voir depuis un certain nombre d’années une remise en cause de l’ordre global actuel par les pays qui se sont industrialisés après la création des institutions internationales à l’issue du dernier conflit mondial. Ces États (la Chine, la Turquie, la Corée du Sud, le Brésil, l’Inde, Israël, le Mexique et la Russie), s’ils ont pris part avec plus ou moins d’entrain à la vie de cité que les institutions permettaient, possèdent désormais les atouts nécessaires pour prétendre au statut de puissance, du moins régionale, et souhaitent par conséquent bénéficier de ce que les organisations internationales permettent d’acquérir : une audience, une légitimité, un poids diplomatique et un droit de veto allant de pair avec leurs influences nouvellement acquises. Les États occidentaux, qui accueillent la majorité des institutions internationales, ont utilisé celles-ci comme de réels vecteurs de propagation d’un ordre mondial libéral basé sur le droit et le capitalisme. Toutefois, ils se trouvent maintenant en crise de légitimité et de confiance, voire risquent même, pour les État européens, de se retrouver à la périphérie des échanges. 

Si des signaux forts étaient déjà bien présents, la pandémie de COVID-19 pourrait rester dans les livres d’histoire comme le marqueur temporel de la fin de la toute-puissance occidentale de ces 30 dernières années. Cela se constate particulièrement au niveau économique, où le poids de l’Occident, que l’on peut tenter de résumer aux pays membres de l’OCDE, est passé de plus de 70% du PIB mondial en 2000 à un peu moins de 50% en 2020. La Chine, à elle seule, est entre-temps passée de 4% à 18% de la création de richesses mondiales. Représentants moins d’un septième de la population mondiale, les États développés se voient victimes d’un inévitable mouvement de balancier démographique, amplifié par le fait que le fossé de développement qui existait entre eux et les pays du Sud, bien qu’encore béant, se comble de plus en plus vite. Les États occidentaux ont construit un monde où les flux et les règles internationales allaient en leur faveur, ordre international dont le dernier changement majeur fut l’adhésion de la République Populaire de Chine à l’OMC il y a 20 ans. La très grande majorité des nations ont désormais intégré la matrice normative occidentale, celle-ci s’imposant, ou se voulant, comme la seule permettant une prospérité économique. Cependant, les pays émergents et ceux nouvellement émergés grâce à leurs intégrations, se veulent maintenant porteurs de réformes des institutions et des normes internationales en leur faveur. Cette remise en cause s’accompagne paradoxalement de tentatives de plus en plus prononcées des Nouveaux Pays Industrialisés (NPI) pour accéder à des rôles plus importants dans les institutions internationales existantes. En effet, on remarque une réelle volonté, voire des pressions, de la part d’états en ce sens, alors que les dominations économiques et technologiques des nations occidentales, relativement déclinantes, ne suffisent plus aux regards de nombreux gouvernements à justifier les avantages de l’Occident vis-à-vis de la matrice normative induite par la mondialisation. L’affaiblissement, relatif à nouveau, des positions occidentales se voit également dans le retour aux politiques expansionnistes, avec les prétentions territoriales de la Russie, de la Chine, de la Turquie et de l’Azerbaïdjan, pour ne citer que ces États.    

 

Vers la création d’une économie de marché et de systèmes internationaux parallèles

Suite à l’échec du bloc communiste de s’inscrire dans le temps, la communauté internationale s’est organisée pleinement autour du modèle de société occidental. Qui s’est par ailleurs parfois imposé : la Russie est un excellent cas d’études, n’étant que très peu intégrée au système économique du reste du monde avant 1991, elle a dû accepter de facto les conditions d’un système économique dominé par les États-Unis après la chute de l’URSS. Ce mouvement de bascule vers le système occidental a été accéléré et encouragé par les pays occidentaux et les institutions internationales, avec en creux l’idée que le développement économique apporterait la démocratie et une vision libérale du droit. Le FMI par exemple, conditionne ses aides financières à une acceptation des normes de gouvernance et d’économie de marché occidentale. Depuis la fin de la Guerre froide, on a donc vu un règne sans partage de la matrice civilisationnelle occidentale, portée par la mondialisation. Cette matrice se décompose en une myriade de dominations dans tous les composants de l’ordre international : substitution du Dollar à l’or comme référence mondiale et comme devise de réserve, règne du pétrodollars, cour pénale internationale se conformant aux valeurs occidentales sans pour autant être reconnue par les grandes puissances, internationalisation des normes financières et des moyens de paiement, maîtrise presque totale des États-Unis sur la révolution digitale… Tout cela a donc permis aux pays occidentaux de créer une matrice devenue commune de développement économique, de résolution des conflits, de canaux de communication et de flux commerciaux. Le point important étant que les clefs de cette matrice n’étaient pas partagées et ont donc été utilisées comme moyens de pression. Tout pays ne répondant pas à des impératifs économiques, sociaux ou libéraux en étaient exclus, devenant donc un paria avec qui il est complexe, voire condamnable, de commercer. Le fait de détenir les clefs de cette matrice internationale a bien été compris, surtout par les États-Unis, pays au centre des flux. Cela leur a permis de décréter des lois extraterritoriales, notamment sur le dollar, des embargos unilatéraux, des guerres ne respectant pas le droit international. On voit également que les grandes multinationales occidentales se sont implantées au cœur des anciennes économies communistes et qu’elles y jouent un rôle majeur en termes de création de richesses et d’emplois, uniformisant les normes et les goûts autour d’un idéal occidental.

Ces attributs, et abus, d’un pouvoir que l’on qualifiera ici de matriciel, car ayant attrait à tous les aspects du développement d’un pays, ont créé un ressentiment très fort auprès des autres puissances, Chine et Russie en tête, mais également auprès d’un grand nombre d’autres pays. On peut donc voir une propension de ceux-ci à créer des systèmes parallèles, comme la conférence de Shangaï, le G77, Cips (l’équivalent chinois de Swift) et les derniers en date, le Petroyuan et le Yuan numérique. Les pays ne voulant plus supporter le poids de l’abus de position dominante américain cherchent donc des alternatives aux biens et services « designed in USA ». Dans ce contexte, Il est intéressant de relever que la Chine est la puissance qui se substitue le plus souvent aux États-Unis comme point de gravité et garant de ces nouveaux systèmes et normes. Or, plus il y aura des pays rejoignant ces services alternatifs, plus le coût de transition diminuera. Il est donc légitime de penser qu’à chaque nouveau pays sous le feu de sanctions occidentales, les coûts marginaux de celles-ci iront décroissants. Les sanctions sont des répliques violentes contre les économies concernées, mais c’est une réponse à un coup : une fois mises en place, des alternatives locales sont développées. Un autre exemple, celui des lois américaines encadrant le commerce des armes, est frappant. Les plus importantes sont les lois ITAR et CAASTA, encadrant respectivement la vente de matériel militaire américain par des tiers et les sanctions de rétorsion pour les pays achetant de l’armement russe. Or, ces réglementations dans le domaine militaire montrent bien que les pressions liées à une possible coupure au système international ont une limite temporelle. À long terme, ces réglementations sur les ventes d’armes ont fait et continueront de faire émerger des volontés d’indépendance nationale à ce sujet. C’est notamment le cas de la Turquie, pays de l’OTAN, qui développe rapidement son industrie de l’armement après être tombée sous le coup de sanctions CAATSA suite à son achat de missiles sol-air S400 russe. Il en est de même concernant les autres secteurs où les États-Unis utilisent leurs positions de dominations normatives pour tenter de conserver leur avance. C’est notamment le cas pour Huawei et son inscription sur la liste noire américaine. Si cela a bien freiné la croissance de l’entreprise en la privant des technologies et logiciels américains, les GAFAM y verront à terme un compétiteur renforcé car maîtrisant l’intégralité des composants des produits de hautes technologies. On peut également constater que la Chine, rattrapant donc son retard technologique, cherche à mettre en place un corpus de normes dont elle serait au centre. Pékin dirige par exemple le comité technique ISO Terres rares, que la Chine a créé au sein de l’organisation mondiale pour la mise en place de standards communs.

Comme évoqué plus haut, les sanctions occidentales, et particulièrement américaines, si elles frappent durement à court terme, poussent à la création de nouveaux systèmes, de biens et de services qui ont pour buts directs d’être des compétiteurs de leurs équivalents occidentaux. On risque donc de voir dans les décennies à venir la fin, au moins partielle, de la mondialisation occidentale, de la dépendance à l’interopérabilité financière, de l’interconnexion des économies et des systèmes de gouvernance dans le but direct de certains pays de se découpler de la sphère occidentale. Or, l’interdépendance permet la paix, limitant souvent la compétition à la sphère économique, le coût d’une guerre étant trop élevé. C’est notamment dans cette optique-là que la CECA a été créée après la Seconde Guerre mondiale en Europe. L’utilisation de positions de prédominance dans les domaines économiques, financiers, militaires et de la gouvernance,  par l’Occident, poussant à la création de systèmes parallèles, peut donc avoir pour conséquence à terme de rendre le coût d’un conflit de moins en moins élevé ainsi qu’un contrôle occidental, déjà relatif, de plus en plus faible sur les composantes de l’ordre international. Au-delà des sanctions, on peut également remarquer que le système de gouvernance démocratique ne semble pas avoir réussi à convaincre, à l’inverse de son système économique qui a permis le développement de nombreux pays, sans que ceux-ci partagent pour autant la vision du monde et les droits de l’Homme de l’Occident. Les démocraties ont un nombre limité de cartes en mains, un manque de concertation sur la manière de les utiliser pourrait non seulement permettre, mais également accélérer, l’émergence de systèmes normatifs et de modèles de sociétés parallèles avec lesquels une compétition finira tôt ou tard par se créer.

 

Martin Everard

 

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