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Chronique d’un manque de fair-play : les dessous de la guerre fiscale entre l’Union européenne et la Tunisie

Le 5 décembre dernier, le conseil des ministres des Finances de l’Union européenne (UE) publiait sa liste des juridictions non-coopératives pour les sujets fiscaux. La publication de ce document a donné lieu à un tôlé diplomatique puisque, contre toute attente, la Tunisie a été intégrée à cette liste des États manquants de fair-play sur le plan fiscal. Deux questions divisent : cette décision est-elle justifiée au plan juridique ? Cette liste est-elle crédible au vu des États qu’elle intègre ?

Rappelons, en premier lieu, que le rapport de force économique entre la Tunisie et l’Union européenne est évidemment fortement déséquilibré. Pour cause, 70% du volume du commerce extérieur de la Tunisie se fait avec l’Union européenne, contre moins de 1%  à l’inverse. Cette dépendance tunisienne pousse le pays à appliquer un régime dit « offshore » avec des taux d’impositions qui incitent les entreprises étrangères à s’installer dans le pays. Cette attitude, qui semble justifier la décision européenne, n’est pourtant pas inhabituelle pour des États à la recherche de devises et de développement économique. Dans le cas de la Tunisie, la bonne santé économique du pays et la course au plein emploi constituent des impératifs après la longue et difficile transition démocratique amorcée en 2011 et achevée 2014. À ce risque de retour de l’instabilité politique, induit par la décision européenne, s’ajoute la question de la proportion de cette décision. En effet, il est étrange que la Tunisie figure sur cette liste quand des paradis fiscaux comme Jersey, Singapour ou les îles Caïmans sont absents. Pourtant la Tunisie ne constitue pas en l’état la menace la plus impérieuse sur la scène internationale. Ses créances vis-à-vis du reste du monde ne représentent que 3,7 milliards de dollars contre 1 825 milliards de dollars pour les îles Caïmans, à titre d’exemple.

L’humiliation diplomatique comme moyen de pression politique

La véritable question qui sous-tend cette crise diplomatique est celle de la nature des attentes de l’Union européenne. En effet, l’aspiration d’entreprises par la Tunisie permet au pays de se redynamiser industriellement avec un impact résiduel sur l’économie européenne. En outre, l’Union européenne a plus à gagner en termes de stabilité politique dans le monde arabe que de renforcement financier dans sa relation avec la Tunisie. Si l’Union européenne considère que la Tunisie ne remplit pas les conditions de justice fiscale attendues, certaines raisons avancées sont plus discutables. En effet, la Tunisie aurait manqué de réactivité dans ses réponses aux attentes de son voisin du Nord, ce qui justifierait son inscription sur la liste noire. Cette version est contestée par la Tunisie et par la journaliste Synda Tajine, laquelle a repris la chronologie des échanges.

Rappelons également que cette liste n’est pas définitive, il est possible de s’en extraire en remplissant les conditions imposées par l’Union européenne. On peut dès lors considérer que la raison de cette décision européenne est moins juridique que politique. La relative mauvaise foi de l’Union européenne concernant la réactivité de la Tunisie et l’inscription du pays sur une liste noire qui oublie étonnamment de véritables parangons de l’indiscipline fiscale, interrogent.

La raison de ce ciblage est, selon nous, à chercher du côté des difficiles négociations en cours sur l’Accord de Libre-Echange Complet et Approfondi (ALECA). Les négociations concernant cet accord entre l’Union européenne et la Tunisie ont débuté en octobre 2015. Le processus connaît un blocage, depuis la récente visite à Tunis, d’Antonio Tajani, président du Parlement européen, les 30 et 31 octobre derniers, autour de la question de la libre circulation des personnes. Pour cause, l’Union européenne renâcle  à accorder la libre-circulation aux Tunisiens, souhaitant que la question soit abordée en dehors de l’ALECA, quand la Tunisie ramène son interlocuteur aux adjectifs « complet » et « approfondi » qui qualifient cet accord.

L’Union européenne tente-t-elle alors de contourner le problème ? Pourtant, le blocage de l’ALECA, lui, est préjudiciable. En effet, la stratégie de l’UE consiste, par ce biais, à balayer le régime offshore tunisien par l’harmonisation fiscale et à éviter la circulation des personnes pour se prémunir d’une migration économique légale. Se trouvant en position de faiblesse, elle a fait pression sur la Tunisie via sa liste noire pour pousser, sans doute, à la conclusion de l’accord. A travers cette manipulation, l’UE renverse discrètement un rapport de force qui lui était défavorable. Elle dégrade l’image de la Tunisie, fragile politiquement et économiquement, pour avoir une main favorable dans les négociations sur l’ALECA. Ce changement de position permet alors à l’UE de négocier un accord qui n’aborde pas la question de la libre-circulation des personnes et qui lui est favorable économiquement et fiscalement, en offrant l’espoir à la Tunisie d’une sortie de cette liste non-définitive.

Nicolas Quintin