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[JdR] Investir en Afrique : un pari risqué ?

Malgré des prévisions de croissance encourageantes à l’échelle continentale (3,4% en 2017, près de 3,6% en 2018) et la progression des investissements étrangers, notamment dans le secteur tertiaire, 82% des chefs d’entreprises français estiment que l’insécurité à l’international est une préoccupation majeure. L’Afrique est ainsi fréquemment perçue comme un catalyseur de risques susceptibles de freiner les velléités africaines des entreprises françaises.

Aussi, l’Afrique ne peut être analysée comme un bloc monolithique. La diversité des contextes africains est grande, les risques associés à ces contextes diffèrent également.

Il est également essentiel de comprendre que les problématiques rencontrées par les PME, telles que les lenteurs administratives, l’accès au financement et les fiscalités instables ou dissuasives, ne sont pas les mêmes que celles auxquelles font face les grandes entreprises (concurrence internationale sévère, implications gouvernementales dans les conquêtes de marchés stratégiques, incarnation de l’ennemi idéologique). Néanmoins, il est possible d’extraire deux constantes dans la perception et l’analyse des dangers entourant les activités des entreprises en Afrique. Il s’agit de la grande volatilité des risques et de la singularité de nombre d’entre eux, tant au niveau micro-environnemental que macro-environnemental.

L’Afrique incarne parfaitement les tendances dessinées par le cabinet de conseil Control Risk. Ce dernier montre l’attractivité et la rentabilité qu’offrent les zones géographiques les plus enclins à l’instabilité politique et sécuritaire.  

En effet, désormais, près de 30% du PIB mondial provient de zones dont l’instabilité politique ou sécuritaire est chronique. Paradoxalement ces zones sont souvent très pourvoyeuses de croissance économique. L’enjeu est donc de mesurer et d’apprivoiser les risques pour ne pas renoncer d’office à des marchés porteurs sur le continent africain.

Par exemple, le risque terroriste s’est accru depuis 2015 en Afrique francophone. Le Burkina Faso doit faire face aux intrusions d’AQMI sur son territoire par les frontières partagées avec le Mali et le Niger. Le pays a déjà essuyé plusieurs attentats et l’évolution de sa situation politique est incertaine. La Côte d’Ivoire connaît également des difficultés politico-sécuritaires. On note des mouvements récents de contestation, une dégradation sécuritaire à la frontière avec le Libéria et une menace terroriste accrue. Pourtant, ces deux Etats figurent dans le Top 10 des pays africains les plus attractifs pour les investisseurs en 2017, avec des croissances respectives de 7% et 6,9%.

Les facteurs macro-environnementaux influencent les entreprises. Dans un environnement où elles n’ont peu ou pas de pouvoirs, elles doivent anticiper les menaces à venir. Il semblerait que l’investissement en Afrique soit un pari de taille : risques ethnocentriques, psychosociaux, politiques et sécuritaires, économiques, bancaires et financiers, démographiques, juridiques … sont des risques à prendre en compte dans l’environnement de l’entreprise avant d’envisager une telle stratégie.

  • Le risque de l’ethnocentrisme

Parmi ces menaces, se distingue le risque ethnocentrique. Les méthodes d’appréhension du risque en Afrique sont singulières et échappent au logiciel occidental.  La transposition du modèle occidental est inopérante en Afrique en raison des différences des systèmes politiques, économiques et culturels entre le monde occidental, l’Afrique et même entre les différents pays et régions d’Afrique.

L’appréhension des risques est un exercice qui requiert une approche spécifique dans un continent où le risque relève plus du sacré que de l’homme. Les Africains, comme d’ailleurs les Asiatiques, ont tendance à l'appréhender par rapport à la peur qui l’accompagne. On note que l’influence de la culture d’origine est fondamentale. Ainsi, les Américains ont souvent une approche optimiste et le sentiment de pouvoir maîtriser les risques auxquels ils sont confrontés alors que les Européens sont le plus souvent influencés par la peur et la prudence. De leur côté, les Africains ont une conception souvent plus collective de l’entreprise. Ils sont plus exigeants sur la protection et la compréhension au sein de l’entreprise. Ils transfèrent également leurs craintes à l’entreprise. Sur le continent africain, l’entreprise est perçue, plus qu’ailleurs, comme une famille élargie. Il s’agit d’en tenir compte dans le management des équipes dans le cadre de la gestion des risques.

L’approche européenne reposant largement sur le curatif et l’assurantiel doit être complétée par une prise en compte des mécanismes locaux de réaction.

  • Les risques psychosociaux

De par l’exposition du risque terroriste en Afrique dans les médias occidentaux, il peut sembler inopportun pour une entreprise française d’investir ou de s’exporter dans ses Etats. Or, si le risque sécuritaire n’est jamais à sous-estimer, nombre d’Etats dans lesquels ont lieu des actes terroristes sont très attractifs dans le domaine des affaires. Il convient donc d’évaluer l’impact du terrorisme sur l’activité de l’entreprise mais en aucun cas d’en faire un facteur exclusif de décision.

Les différences relationnelles interpersonnelles doivent être également prises en compte. Puisqu’il est essentiel de recourir à l’emploi local, il faut mesurer les écarts de conception des relations sociales entre les cultures européennes. Une valeur comme le « jeunisme » est absente en Afrique. Le sens de la hiérarchie y est plus rigide. Le rapport à la temporalité diffère également. Il s’agit de prendre en compte ces éléments afin d’éviter que l’environnement de l’entreprise ne soit source de tensions. Les employés français doivent être initiés au management interculturel. Il ne s’agit pas seulement de respecter les codes locaux au sein de l’entreprise mais de pouvoir évoluer dans une culture étrangère avec aisance.

  • Les risques politiques et sécuritaires

Les risques politiques et sécuritaires peuvent être approchés simultanément. Il est important de bien identifier les sources principales de violences sur le continent africain. Elles sont au nombre de trois : le terrorisme transfrontalier, les conflits ethniques et les processus électoraux.

Le risque terroriste s’incarne dans l’activité de groupes terroristes dans différentes régions : Ansar Dine et Mujao au Nord-est du Mali, AQMI dans la bande sahélienne, Boko Haram dans le Nord du Nigéria, les islamistes shebabs en Somalie et partiellement en Ethiopie et au Kenya.

Ce terrorisme transfrontalier est de nature à entretenir l’instabilité des Etats qui y sont confrontés. Il doit faire l’objet de mesures préventives de la part des entreprises.

Les pays les plus exposés au risque terroriste et les plus à risque en Afrique sont le Soudan, le Nigeria, l’Algérie, la Libye, l’Egypte, la Centrafrique, le Mali, le Niger et la Somalie. Sur les voies maritimes, les menaces les plus élevées se trouvent dans la Corne de l’Afrique et dans le golfe de Guinée. Sur le plan politique, l’Afrique compte 11 des 20 pays qui sont les plus susceptibles de connaître une situation conflictuelle.

Les processus électoraux sont également largement pourvoyeurs de tensions, à caractère régulièrement ethnique. A titre d’exemple, en 2018, les élections au Gabon en avril, en Guinée-Equatoriale en mai, au Mali et au Togo en juillet, au Rwanda et en Guinée en septembre, au Cameroun en octobre, en Mauritanie en novembre, sont autant d'événements dont il convient d’évaluer les répercussions potentielles, sur le domaine politique et économique de ces Etats. Elles impactent inévitablement le climat des affaires jusqu’à l’échelle régionale en cas de crise majeure.

Les trois principaux éléments susceptibles de menacer directement une entreprise française sont le Kidnap and Ransom (KNR), l’attentat terroriste et la guerre civile. Les grandes entreprises sont davantage sujettes aux enlèvements en raison du fait qu’elles peuvent être jugées comme agissant contre l’intérêt local.

  • Les risques économiques, financiers et bancaires

Concernant le dynamisme économique, on peut constater qu’il existe une forte hétérogénéité entre différentes régions et sous-régions en Afrique. La croissance du PIB était plus forte en 2016 en Afrique de l’Est (5,3%) et en Afrique du Nord (3%) alors qu’en Afrique de l’Ouest (0,4%), la récession qui touche le Nigéria ralentit le dynamisme régional. De leurs côtés, à la même période, l’Afrique australe et l’Afrique centrale demeuraient respectivement à 0,4% et 0,8% de croissance.

Néanmoins, il serait hâtif de juger que ce ralentissement soit de nature à inciter les entreprises à ralentir leurs investissements en Afrique. En effet, la perspective économique globale de l’Afrique dépend largement de la performance de ses géants économiques. Par exemple, l’Afrique du Sud, le Nigéria et l’Egypte représentent à eux seuls plus de 50% du PIB africain. Un ralentissement de la croissance de ces pays (en raison de la baisse du cour du pétrole, notamment) ne doit pas inviter à tirer des conclusions hâtives sur la santé économique de tout le continent.

Les pays non-exportateurs de pétrole ont conservé, en majorité, une croissance positive, notamment en zone francophone. Il est prévu que le continent bénéficie dans l’année à venir d’une augmentation du cours des matières premières et d’une hausse de la demande interne. Cela sera de nature à relancer les investissements et l’attractivité des territoires, notamment pour les grands producteurs de pétrole (Nigéria, Angola, Algérie, Egypte).

Les risques financiers reposent sur l’endettement chronique d’un certain nombre d’Etats africains. Les risques souverains demeurent à un niveau très élevé, notamment en Afrique subsaharienne. Les baisses conséquentes du cours des matières premières en sont la source principale. Certains Etats, dont la balance commerciale subit dans le même temps un déséquilibre, peuvent courir le risque du défaut de paiement sur leur dette internationale. Actuellement, le Mozambique, la République démocratique du Congo, le Nigéria et l’Angola se trouvent dans des situations financières délicates. Quatre pays ont en revanche progressé sur le plan financier récemment : ce sont le Cap-Vert, le Kenya, le Nigéria et le Rwanda.

Concernant les risques bancaires, on note dans l’Afrique subsaharienne un climat tendu. En effet, de nombreuses banques de taille moyenne ont rencontré des difficultés, notamment en RDC et au Kenya. Les zones Franc CFA ne sont pas à l’abri de ces risques. La source de ces crises bancaires vient de l’attachement culturel à l’argent liquide et la multiplication des banques en Afrique subsaharienne. Nombreuses sont les banques africaines qui trouvent leur financement en dehors des circuits des banques centrales. La grande marge de manœuvre des banques et la progression des ratios crédits-dépôts peuvent présenter un danger en cas de manque de liquidités ou de dévaluation de portefeuilles. Il est à noter que dans l’ensemble, les banques subsahariennes ne sont pas placées sous un contrôle strict et que les réglementations sur les cas de faillite sont peu précises.  

  • Les risques démographiques

Le défi essentiel de l’Afrique au cours du XXIe siècle sera certainement la gestion de sa démographie. L’Afrique devrait voir sa population doubler d’ici 2050 (actuellement 1,2 milliards d’habitants)et l’âge médian de cette population sera environ 25 ans. Cette démographie galopante met l’Afrique face à un enjeu crucial de développement afin de limiter les risques inhérents à cette croissance exponentielle. L’accès à l’eau, à l’électricité et le développement des infrastructures seront décisifs pour relever le défi de la sédentarisation. En 2060, l’Afrique subsaharienne comptera davantage de jeunes que tous les pays du G20, soit 1,4 milliards. A l’heure actuelle, les jeunes africains de moins de 25 ans représentent 36% de la population en âge de travailler et 60% des chômeurs. En outre, les prévisions d’émigration africaine vers l’Europe sont conséquentes et pourraient compliquer les relations entre les deux continents. La fixation des populations, par l’emploi et le développement économique, est l’enjeu majeur de l’Afrique. Les entreprises françaises ont leur rôle à jouer dans le développement du secteur tertiaire, de l’innovation et des infrastructures, de par leurs savoirs-faire variés.

  • Les risques juridiques

Sur le continent africain, la corruption est largement répandue. Mais ce sont les PME qui sont particulièrement exposées et les services publics ne sont pas toujours armés face à ces dérives. Chaque année, près de 150 milliards d’euros disparaissent en Afrique à cause de la corruption.

Aussi, les règlementations européennes retranscrites dans le droit français visant à la moralisation des affaires sont beaucoup plus strictes que les réglementations africaines ou asiatiques. Cela produit une asymétrie désavantageuse pour les entreprises françaises face à leurs concurrents.

 

En définitive, les défis pour les entreprises françaises dans le macro-environnement africain sont de tailles, en particulier en termes sécuritaires. Néanmoins, s’il est établi que les zones les plus attractives recoupent souvent celles qui sont en proie à des instabilités, il convient d’envisager la mise en place d’une stratégie visant le réel, la compréhension du contexte local et une approche terrain en s’appuyant sur un réseau de qualité. L’Afrique francophone est un réservoir essentiel pour les entreprises françaises de potentialités (85% des francophones en 2050, 700 millions de locuteurs). Elles auraient donc tort de ne pas étudier l’Afrique de l’Est. Des pays comme le Kenya, la Tanzanie, l’Ouganda et le Mozambique sont très dynamiques. Enfin, les Français bénéficient étonnamment d’une très bonne image dans l’Afrique anglophone et lusophone, alors même que les puissances concurrentes ne bénéficient pas des mêmes facilités en zone francophone.

 

Gauthier Bielli