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Quand Erdogan s’aventure en Afrique pour imposer son influence économique [2/2]

Comme développé en première partie, la Turquie, en quête de débouchés pour son économie, se tourne désormais vers l’Afrique et ses marchés. Les échanges sont désormais croissants et camouflent une influence turque de plus en plus forte sur le continent africain. L’exemple du financement des infrastructures locales illustre la stratégie d’expansion d’Ankara qui s’avère très complète et agressive.

La construction turque d’infrastructures publiques, un investissement diplomatique à long terme.

En termes d’influence, construire une infrastructure publique prestigieuse à l’étranger est comme posséder une ambassade dans ce pays. Si la construction ne révèle aucun défaut technique, voire s’avère être une prouesse architecturale, quoi de mieux pour dévoiler au grand jour sa puissance étatique. C’est pourquoi les grandes compagnies de bâtiment et de travaux publics s’arrachent à prix d’or la construction de chantiers, tels que les aéroports, les ports, les bâtiments publics (ministériels, hôtels et consorts) et les infrastructures de production d’énergies. De la même manière que leurs homologues chinois, les constructeurs turcs se montrent particulièrement offensifs sur le continent africain, qu’ils investissent. Déterminés à jouer la carte de la différence, ils optent pour l’engagement sur un nouveau marché. Richard Marshall, analyste infrastructures senior chez BMI Research, constate que « les compagnies turques sont connues pour leur détermination à entrer sur des marchés que nombre de grandes multinationales jugent trop risqués, comme la Libye. » En 2014 en Somalie, 3 ouvriers turcs travaillant sur un chantier ont trouvé la mort dans un attentat, commis devant l’ambassade turque par le groupe islamiste Shebab. Face à la forte concurrence internationale, les turcs tirent relativement bien leur épingle du jeu. Richard Marshall pointe du doigt que « cette plus grande tolérance aux risques leur permet de saisir un plus grand nombre d’opportunités. » En plus d’être impliqués dans la région de la Corne de l’Afrique, les compagnies turques le sont désormais en Afrique subsaharienne et au Maghreb. En 2015, Karadeniz Holding a signé un contrat de construction de deux centrales électriques flottantes au Ghana. Celles-ci auront pour vocation de fournir jusqu’à 20% de l’électricité ghanéenne. La même année au Ghana, Albayrak Group a été choisi, à l’issue d’un appel d’offres, pour la gestion du port de Mogadiscio. Première économie africaine, le Kenya figure comme un partenaire de choix pour le président Erdoğan. 

Sur le marché africain, la Turquie ne tergiverse pas et entre directement en confrontation avec ses concurrents français. La Libye du gouvernement Sarraj est soutenue officiellement par la Turquie contre le maréchal Haftar – soutenu de son côté par les Etats-Unis d’Amérique, la Russie et la France. Après l’échec de la prise de Tripoli par ce dernier en avril 2020 – principalement avec l’aide de drones combattants turcs – la Turquie a annoncé en septembre 2020 un premier jet de 500 millions de dollars de dons, destiné aux infrastructures énergétiques, à la formation et au conseil en matière de défense. De ce vecteur incontournable d'influence, Erdogan attend à la fois des retombées directes et indirectes. Indirectement, puisque le gouvernement Sarraj engage diplomatiquement des relations étroites avec l’empire turc, principal soutien politique au niveau mondial, et se sent redevable. Directement, car ce seront des constructeurs turcs et des ouvriers turcs qui travailleront sur ces chantiers. Relevant d’un keynésianisme certain, les fonds reviendront de facto dans les caisses du président Erdoğan. De cette manière, la Turquie s’est assurée d’évincer la France et la Russie du marché libyen et inversement de resserrer les liens avec le gouvernement Sarraj. Nous pouvons maintenant l’affirmer, que ce soit en Libye ou au Mali (tous deux de parfaits exemples), la France a subi le rôle du bouc émissaire, rôle institutionnalisé par la Turquie, la Russie et même les Etats-Unis d’Amérique, pour leur propre intérêt.

 

Une stratégie calquée sur celle de l'Empire ottoman

Partout où la Turquie prend pied, le même schéma est mis en place. La TIKA en est l’illustration parfaite : déploiements économiques, commerciaux, techniques, sociaux, culturels et éducatifs (à cela, ajoutons l’aspect militaire). La Turquie fonde sa stratégie dans les traits de ce que fut l’Empire ottoman. S’appuyant principalement sur l’étendue du monde musulman, le président Erdoğan joue la carte du radicalisme religieux (si l’on en croit son appartenance à la confrérie des Frères Musulmans). De fait et avec du recul, il est aisé de se rendre compte à quel point l’expansion turque s’arrête là où l’emprise musulmane n’est plus – ce pourrait bien être aussi une limite, convenons-le. La carte ci-dessous met en lien le pourcentage de musulmans parmi les populations de pays africains et les investissements financiers, matériels et présentiels de la Turquie. La Turquie joue la carte de la différence avec les acteurs traditionnels du marché africain.  "Bienfaiteur pays musulman", elle ne présente aucune gêne à accuser la France d’ingérence au Maghreb et en Afrique subsaharienne, comme évoqué précédemment. "Dénuée d’intérêts stratégiques," elle ne craint pas de jouer du coude avec les grandes puissances. Le Hollywood turc désormais élevé au deuxième rang mondial des exportations, l’illustre parfaitement.

Figure 2 – Implantation de la Turquie en Afrique Crédit : Instituto Espanol de Estudio

Enfin – et pour terminer sur une note directement liée aux rapports de force étatiques – le déplacement du président Erdoğan en Afrique a permis d’aboutir à un projet de coopération militaire avec le Togo. Sans qu’aucune précision n’ait été apportée, la Turquie agira en agissant sur les capacités logistiques et le renforcement de l'industrie de défense. C’est ainsi qu'il faut interpréter la présence dans ce voyage d’une délégation de la direction de l’armement turc. Dans le même temps, la Turquie livrera des blindés, des drones Bayraktar TB-2 et des avions d’entrainement Hürkuş au Niger. Ce commerce d’armement, où convergent les intérêts des industriels turcs et de l’Etat, met en lumière la démarche proactive du gouvernement Erdoğan dans la projection de son écosystème.

Pour résumer, la Turquie cible les pays musulmans. Elle s’appuie sur différents acteurs afin d’asseoir son soft power – plus ou moins proches de l’Etat turc – comme ses grandes firmes (Turkish Airlines, BIM), la TIKA, les forums, les ambassades, ses secteurs économiques de pointe et ses universités. Économie libéralisée et privatisée, l’Etat turc soutient activement ses entreprises dans leurs divers projets de développement. La tournée d'Erdogan en Afrique avait pour but de stimuler les partenariats. Le doublement du volume des échanges commerciaux avec l’Angola (présentement 116 millions de dollars) en est un exemple concret.

 

  Luc de Petiville

 

Partie 1 : Quand Erdogan s’aventure en Afrique pour imposer son influence économique [1/2]

 

Pour aller plus loin :