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Les acquisitions prédatrices ou « killer acquisitions », outils du rapport de force économique et technologique

L’article 22 du règlement n°139/2004 de l’Union européenne permet à ses membres de transmettre à la Commission européenne les affaires traitant de suspicions de « killers acquisitions ». Il s’agit d’un mécanisme de guerre économique essentiel, puisque le rachat d’entreprises innovantes peut affecter la souveraineté technologique des États membres.

Dans son Dictionnaire de Droit à la Concurrence, Cynthia Picart définit l’acquisition prédatrice comme « la situation dans laquelle un acteur dominant ou structurant sur un marché fait l’acquisition directe ou indirecte d’un acteur innovant ou prometteur ». Elle précise également que le but de cette démarche pour ces acteurs vise à « renforcer leur position sur le marché et d’opérer une croissance externe qui a pour conséquence ou pour objectif d’empêcher l’émergence d’un concurrent potentiel et d’éliminer ou de mettre en sommeil celui-ci ou les produits ou services qu’il développait »

Contrairement au schéma habituel d’acquisition, motivé par la volonté de réaliser des synergies, l’acquisition prédatrice s’appuie donc sur l’idée que la prise de risque serait plus faible en « surpayant » aujourd’hui le savoir-faire d’une autre entreprise naissante. Malgré le faible pouvoir de marché d’une jeune pousse, elle est tout de même identifiée comme un concurrent potentiel. 

Ce type d’acquisition s’observe majoritairement dans des domaines où l’innovation tient une place stratégique, à l’instar du secteur pharmaceutique ou du numérique. L’identification de ces acquisitions reste une réelle problématique. En effet, elles ne sont pas contrôlables par les autorités de concurrence, faute d’atteindre les seuils de notification qui sont actuellement basés sur le chiffre d’affaires des entreprises. Or, dans de nombreux cas, les bénéfices de ces entreprises sont en dessous du seuil fixé, et ces acquisitions passent sous les « mailles du filet ». À titre d’exemple, ce ne sont pas moins de 400 acquisitions réalisées par les GAFAM entre 2008 et 2018 qui n’ont pas été examinées. Au-delà d’un problème de réglementation, le processus de killer acquisition met à jour les enjeux financiers gravitant autour de l’innovation.

Comme le présente le rapport Cinq plans pour reconstruire la souveraineté économique, déposé au Sénat en juillet 2022, le risque que des pépites technologiques se fassent racheter par des concurrents s’explique également par les sommes que ces rachats représentent. Ces acquisitions se réalisent à des prix très élevés, il est alors dans une certaine mesure difficile pour les dirigeants de refuser de telles sommes, surtout en early stage. Cela invite à repenser sérieusement la façon d’investir dans de petites structures innovantes. Selon la Direction du Trésor, les jeunes entreprises françaises affichent un meilleur taux de survie à cinq ans que leurs homologues européennes mais ne restent pas moins victimes du phénomène de « vallée de la mort ». Ce dernier atteint plus ou moins son pic entre la quatrième et la cinquième année d’existence de l’entreprise. Il s’agit le plus souvent du passage à la production de la technologie développée et donc le moment où le besoin en liquidités est le plus fort. 

La France tente de résoudre cette problématique grâce à des structures comme Bpifrance ou des fonds d’investissement privés. Cependant, le maintien du phénomène d’acquisition prédatrice invite à prioriser la question du financement des start-ups. Concernant la France, le manque d’investissement en early stage, facilitant le rachat d’entreprises, peut s’expliquer par la divergence entre le modèle français et anglo-saxon. En effet, les pays anglo-saxons sont moins frileux à l’idée d’investir dans le capital-risque. Ainsi, se creuse le fossé entre les fonds français (les capacités d’investissement de Partech et Idinvest s’établissent entre 300 et 400 millions d’euros chacun) et les divers fonds anglo-saxons (700 millions pour le britannique Atomico et jusqu’à 4 milliards pour l’américain Andreessen Horowitz). Les fonds étrangers disposant d’une force de frappe plus importante que leurs homologues européens, ils affaiblissent les efforts de ces derniers au cours des enchères late stage, alors même qu’ils sont à l’origine du développement des start-ups jusqu’à ce stade (via la BPI par exemple).

 

Acquérir une entreprise dans l’objectif d’affaiblir la concurrence n’est pas un procédé totalement surprenant ou nouveau mais présente son lot de menaces. L’effet direct de ces pratiques à grande échelle est le maintien d’un quasi-monopole par les entreprises les plus puissantes. Dans le domaine de l’innovation, cela a pour conséquence l’essoufflement de projets portés par des start-ups, avant leur maturité. Or, afin de maintenir une indépendance technologique, notamment dans des secteurs régaliens tels que l’énergie et la défense, il est crucial pour les États de maintenir le tissu d’entreprises innovantes. La menace à long terme d’une non-régulation des acquisitions prédatrices pourrait alors s’apparenter à un risque de dépendance, aussi bien économique que technologique des États, face à quelques acteurs privés dominants. 

La nécessaire prise de conscience des pouvoirs publics

Ces risques ont notamment eu une résonance significative au sein de certaines autorités publiques. À la demande de l’Autorité française de la concurrence, la Commission européenne s’est emparée en avril 2021 du cas des killer acquisitions, en examinant le projet de rachat de la start-up française Grail, spécialisée dans le dépistage du cancer, par Illumina, leader mondial du séquençage ADN. Cette demande répond à une prise de conscience importante sur le fait que ces acquisitions nécessitent une plus grande attention au regard des enjeux qui en découlent. À titre d’exemple, un rapport du Sénat, cité plus haut, alertait sur le fait que la souveraineté économique et technologique française devait passer par une « meilleure articulation entre autorités de la concurrence et un contrôle à maille plus fine » sur le sujet des acquisitions prédatrices. 

Depuis 2021, la Commission européenne encourage également les autorités nationales à lui rapporter les opérations qui peuvent affecter la concurrence sur le marché commun, notamment celles concernant des entreprises dont le chiffre d’affaires ne reflète pas encore tout leur potentiel. Cette nouvelle orientation a pour but de bloquer les killer acquisitions de start-ups européennes, lorsqu’il est identifié que les rachats ont pour unique but d’empêcher l’émergence de futurs concurrents. Le droit de la concurrence permet en effet à la Commission d’examiner, en plus des opérations qui concernent des entreprises européennes, des projets qui impliquent des opérateurs hors de l’Union européenne, dès lors qu’ils déploient sur le marché intérieur des activités substantielles. La décision de la Commission d’accepter d’examiner le projet du rachat de Grail a été un premier pas en avant. Pour autant, les enjeux de souveraineté qui gravitent autour des rapports de force qu’illustrent les killer acquisitions invitent à penser la nécessité de réellement « muscler le droit européen », pour reprendre les mots du Sénat.  

 

Si l’initiative de la Commission cherche à combler un vide juridique au sujet du droit concurrentiel,  elle comporte tout de même certains risques. En effet, la communication publiée par la Commission européenne afin d’éclairer les praticiens sur l’emploi de l’article 22 indique que celle-ci pourra effectuer un contrôle après que la concentration ait été réalisée et ce jusqu’à six mois après sa mise place. Cela porte également une attention particulière au cumul de cet article avec l’obligation d’information des concentrations prévue dans le cadre de l’article 12 du projet de Digital Markets Act. Ce dernier prévoit en effet une obligation pour les entreprises qui pourraient être identifiées comme des contrôleurs d’accès, d’informer la Commission de tout projet de concentration « impliquant un autre fournisseur de services de plateforme essentiels ou de tous autres services fournis dans le secteur numérique », et ce que l’opération dépasse ou non les seuils de contrôle nationaux ou européens.

L’extension du champ d’application de l’article 22 aurait donc vocation à s’appliquer pour des opérations dans d’autres secteurs que le numérique qui peuvent également poser des problèmes concurrentiels, sans pour autant dépasser les seuils de contrôle, comme par exemple le secteur pharmaceutique ou de la défense. C’est notamment grâce à cette possibilité que la France s’est emparée du dossier Grail.

 

Si ce contrôle est un outil juridique important, dans quelle mesure peut-il être source d’inconfort pour les acteurs de l’innovation ? Peut-il, dans une certaine mesure, affaiblir la volonté des jeunes entrepreneurs de s’engager dans l’innovation en raison du frein que peut constituer le contrôle des concentrations dans la valorisation de leur entreprise ? Au regard de la complexité, mais également des enjeux que la question des killers acquisitions présente, il est crucial qu’une profonde mobilisation normative et économique leur soit consacrée. 

Club Risques de l’AEGE

 

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